«Tu m’as dit d’aimer et j’obéis»: Dieu ordonne-t-il l’amour de la patrie?
Patriotisme et spiritualité font-ils bon ménage? A l’heure où la Prière patriotique s’apprête à résonner ici et là à l’occasion de la fête nationale suisse, une question se pose: Dieu ordonne-t-il d’aimer sa patrie?
Pierre Pistoletti
Oui, à en croire le catéchisme de l’Eglise catholique. Du moins avec quelques petites nuances. Commentant le quatrième commandement du décalogue, «honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne» (Ex 20, 12), le catéchisme affirme: Ce commandement «s’étend aux devoirs des citoyens envers leur patrie» (No 2199), puisque «nous sommes tenus d’honorer et de respecter tous ceux que Dieu, pour notre bien, a revêtus de son autorité» (No 2197). Et quelques paragraphes plus loin, il sera explicitement question «d’amour» de la patrie (No 2239).
C’est dans cette veine qu’est composée en 1903 la Prière patriotique d’Emile Jacques-Dalcroze. Un hymne à la beauté de la Suisse sur fond d’anthropomorphisme. «Mon pays, je l’aime pour ses frais vallons», «il est ma force et mon appui» – comme jadis Dieu l’était pour le prophète Jérémie – «dès que son nom est prononcé, je sens tressaillir ma poitrine où son amour est ensemencé».
Dieu ne s’est pas fait patrie
Chanteur averti, Pascal Corminboeuf entonnait volontiers ce cantique à l’église lorsqu’il était enfant. «Ça changeait des chants traditionnels». Des années plus tard, il suffit d’évoquer les quatre premiers mots de l’hymne pour l’entendre entonner tout le reste du couplet au bout du fil. Mais ce serait trop dire que la prière de Jacques-Dalcroze occupe une place de choix dans le coeur de l’ancien conseiller d’Etat fribourgeois. Lorsqu’il prononçait ses discours du 1er août, il préférait entendre retentir d’autres chants, ceux qui faisaient la part belle à la liberté ou à la solidarité. «Comme ce chant de l’abbé Kaelin qui, reprenant les mots du poète Charles Péguy, disait: ‘il ne faudra pas arriver les mains vides devant le Bon Dieu’. Au fond, l’amour ne se commande pas».
«Ce qui importe, lorsque l’on est chrétien, ce n’est pas d’aimer une entité ou une idée, mais des personnes».
Ada Marra
Et encore moins l’amour de la patrie. Ce n’est pas Ada Marra qui soutiendra le contraire. Catholique, il lui arrive de «chanter volontiers» la Prière patriotique. «Mais soyons clair, pour moi ce n’est pas un chant sacré, mais plutôt une tradition». «Ce qui importe, lorsque l’on est chrétien, ce n’est pas d’aimer une entité ou une idée, mais des personnes. Le christianisme est la religion de l’incarnation. Dieu s’est fait homme». Et non patrie, certes. D’ailleurs, pour la conseillère nationale vaudoise, diviniser un pays n’est pas sans danger.
Un «quand même» délicieux et pertinent
Qu’on émette ou non des réserves quant au fond, il faut reconnaître à Jacques-Dalcroze un certain génie. Ses hymnes nous emmènent presque à notre insu. «J’ai ressenti comme un léger frisson quand j’entendis la Prière patriotique, portée par une foule unanime, fervente et convaincue», écrivait il y a quelques années le dominicain Guy Musy, dans un éditorial engagé [PDF] du bulletin de la Cotmec, l’ancienne commission tiers monde de l’Eglise catholique. «Cela se passait dans une chapelle jurassienne, au Vorbourg, au cœur de notre plus jeune canton. Passons sur le rythme passablement pompier du cantique (…). Il reste que ses paroles ne sont pas anodines. Elles passent mal à travers ma gorge et interpellent mon aujourd’hui. Alors quoi? Dieu me fait le devoir d’aimer mon pays? Faut-il lui obéir et aimer ‘quand même’?»
«Devrais-je donc aimer la Suisse malgré le racisme rampant, malgré les discours de cantine de ses politiciens?»
Guy Musy
«Un ‘quand même’ délicieux et pertinent, poursuit-il. Devrais-je donc aimer la Suisse malgré le racisme rampant ou déclaré de certains de ses dirigeants? Malgré les discours de cantine de ses politiciens? Malgré les promesses oubliées au lendemain des élections? Malgré vous, et, bien sûr, malgré moi? Allez donc! Il y a bien quelques bons fruits au fond du panier. Il suffit de les chercher, même en farfouillant. Cette prière me rassure en quelque sorte». On peut aimer «son pays en dépit de l’antisémitisme et des fascistes des années 1940. Tout n’est donc pas si pourri au Royaume de Danemark!»
Un ‘quand même’ comme un rempart à un «amour désordonné» de sa patrie, pour reprendre une expression du catéchisme de l’Eglise catholique. D’ailleurs, l’ouvrage d’instruction à la doctrine catholique rappelle que, si belle soit-elle, avec ses ‘frais vallons’ et ses ‘cimes blanches’, toute patrie terrestre est provisoire. L’éternelle est dans les cieux (No 2795). (cath.ch/pp)
Cet article a été précédemment publié sur cath.ch en 2018.
Emile Jacques Dalcroze
Emile Jacques Dalcroze (1865-1950) est le fils d’un représentant en horlogerie. Son oncle était violoniste et pianiste. Les deux frères descendent de trois générations de pasteurs, d’une famille de Sainte-Croix.
Après des études de musique au conservatoire de Genève, puis à Vienne et Paris, il est nommé 1886, il nommé chef d’orchestre au théâtre d’Alger, ce qui lui permit de découvrir la musique arabe et ses rythmes. Dès 1892, il est professeur d’harmonie au conservatoire de Genève et développe la «gymnastique rythmique» sa méthode qu’il présenta dans toute l’Europe inclut l’éducation de l’oreille et l’art de l’improvisation. Elle exerça une forte influence sur l’enseignement de la musique.En 1911, il créa à Hellerau, près de Dresde, un institut pour l’enseignement de la musique et du rythme, dont il assuma la direction artistique jusqu’en 1914.
En 1914, il revint à Genève et ouvrit l’année suivante, l’Institut Jaques-Dalcroze qu’il dirigea jusqu’à sa mort. Il laisse une œuvre variée, où cependant prédominent les chansons dont la fameuse prière patriotique. MP
Cet article est une reprise d’une première publication en 2018