'Traditionis custodes': «Je suis rassuré», confie l’Abbé de Solesmes
De passage à Rome, le nouvel abbé de Solesmes, Dom Geoffroy Kemlin, a été reçu par le pape François le 5 septembre 2022. Dans leurs échanges, ils ont abordé le sujet de la liturgie, près d’un an après la publication du Motu priorio Traditionis custodes limitant notamment la célébration des messes tridentines.
À l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, mère de la Congrégation de Solesmes (24 monastères masculins et 8 féminins), la messe est célébrée en latin avec le missel Paul VI. Cependant, certaines abbayes de la congrégation célèbrent la messe selon le missel antérieur dit de Pie V.
Dans cet entretien, le jeune abbé se confie sur son échange avec le pape François. Il se livre par ailleurs sur l’exercice de la synodalité au sein des communautés vivant selon la Règle de saint Benoît alors que le pape François a lancé un Synode sur la synodalité dans l’Église universelle.
Pourquoi avez-vous rencontré le pape François?
Il y avait, la semaine passée, le synode des Abbés présidents bénédictins à Subiaco. Cette rencontre annuelle aurait dû se faire en Pologne mais à cause de la guerre en Ukraine et de l’accueil de réfugiés dans le monastère qui devait nous recevoir, nous nous sommes reportés sur Subiaco. Comme je viens d’être élu abbé, j’ai profité de mon séjour en Italie pour rester quelques jours à Rome, connaître Saint-Anselme [le Siège de l’Ordre de Saint-Benoît à Rome, NDLR], et visiter des congrégations. Avec un peu d’audace, j’ai demandé à rencontrer le pape et il m’a accordé une audience.
Comment s’est déroulée la rencontre?
Ce fut un moment très sympathique. Le pape a été avec moi très paternel et fraternel. J’étais venu avec quelques questions concernant la liturgie après la publication du Motu priorio Traditionis custodes en 2021. Il m’a éclairé sur un certain nombre de points et je suis satisfait. Concernant la manière de faire chez nous, à Solesmes, sa réponse a été intéressante. Il m’a dit : « Moi, je suis à 2’000 kilomètres de ton monastère. Toi, tu es moine, et le discernement est le propre des moines. Je ne te dis ni «oui» ni «non» mais je te laisse discerner et prendre ta décision». Ce conseil, que le pape avait déjà confié à des évêques français venus le voir, est très paternel. Je me sens donc très libre et rassuré. En décidant, je sais que je ferai ce que désire le pape François.
Avez-vous senti que le pape était conscient des turbulences que Traditionis custodes avait pu provoquer dans certains milieux de l’Église ?
Je lui ai présenté comment ce texte avait été perçu en France et pourquoi il avait pu susciter de l’incompréhension chez des catholiques attachés à la forme extraordinaire du rite romain. Il m’a expliqué comment les choses s’étaient déroulées. Il ne m’a pas paru découvrir la situation et m’a même assuré que ce que je lui disais était déjà remonté par d’autres canaux. Je suis sorti rassuré de cette rencontre et renforcé dans mon rôle d’abbé pour discerner les situations. Cette confiance du Saint-Père est très appréciable.
Contrairement à son prédécesseur Benoît XVI, le pape François semble plus éloigné de la tradition monastique bénédictine. Comment est-ce que son pontificat vous nourrit spirituellement ?
Il nous nourrit en nous faisant déménager. Le pape François nous fait réfléchir sur notre manière de vivre. Il nous invite à examiner nos valeurs et nous demande pourquoi est-ce que nous y sommes attachés. D’une certaine manière, il nous enracine dans notre vie de moine bénédictin. Le pape nous aide aussi à corriger certaines choses, comme le fait de nous sentir installés, de nous satisfaire de vivre en clôture sans se préoccuper de ce qui se passe dehors. Ce n’est pas l’Évangile.
Je crois qu’on ne peut pas opposer les papes. Bien sûr, Benoît XVI avait une sensibilité évidente pour saint Benoît. Mais les papes s’inscrivent dans une lignée et apportent chacun une petite note. Ce serait une grossière erreur de prétendre rejeter un pape parce qu’il ne ressemble pas à ses prédécesseurs. Il y a toujours quelque chose à saisir chez un pape. C’est en tout cas ce à quoi l’Esprit nous appelle à vivre.
Le thème des périphéries est central pour le pape François. Depuis 2013, il appelle les fidèles catholiques à se rendre sur les parvis. Comment un moine reçoit-il cet appel à sortir vers les périphéries ?
Dans nos hôtelleries, il y a ce qu’on peut appeler les «pbons chrétiens» qui viennent pour se ressourcer. Mais il y a énormément de gens, d’autres religions ou bien non croyants, qui viennent aussi toquer à notre porte. Ce sont des «périphéries» qui viennent nous voir. Je crois que d’un certain côté les monastères attirent ces périphéries. Et le pape François nous invite à les accueillir véritablement. C’est ainsi que nous recevons son appel, non pas en sortant de nos clôtures mais en étant disponibles et attentifs à ceux qui viennent nous voir.
Qu’est-ce qui les attire selon vous ?
Je pense que c’est notre mode de vie radical, une vie différente de tout ce qu’on peut trouver à l’extérieur. Sans doute viennent-ils chercher un refuge. Nous, nous devons nous laisser interroger, nous demander ce que veut l’Esprit, en nous faisant rencontrer telles personnes. Je dois témoigner que, bien des fois, le père hôtelier ou le père portier est venu me dire en me disant :« J’ai rencontré une personne qui m’a fait faire un mouvement de recul à première vue; mais en pensant à ce que nous enseigne le Saint-Père, je me suis dit que là se trouvaient les périphéries donc il ne fallait pas hésiter ».
Le pape François a lancé l’an passé le Synode sur la synodalité, ce vaste chantier de deux ans qui doit aboutir en octobre 2023. Comment est-ce qu’un monastère bénédictin participe-t-il à un tel synode?
Nous avons dans la Règle de saint Benoît ce fameux chapitre troisième dans lequel il est question de synodalité. Benoît y explique que le Père abbé a un pouvoir absolu dans la gouvernance de la communauté mais que pour chaque décision il doit prendre conseil. Si la question est importante, il doit consulter le Chapitre, Benoît précisant bien qu’il faut alors demander l’avis de tous les frères, y compris le plus jeune. Pour les décisions moins importantes, le Père abbé consulte son Conseil, qui aujourd’hui est en partie élu par la communauté, en partie nommé par l’abbé.
L’exercice de la synodalité est une chose difficile au quotidien?
C’est quelque chose qui a ses pièges. Un proverbe africain dit : «Si tu veux aller vite, alors va tout seul; mais si tu veux aller loin, marche à plusieurs». Cela se vérifie sans cesse. Nous constatons bien que nous travaillons plus lentement en équipe mais cela est plus fructueux pour la vie monastique. Faire participer les moines à un projet contribue aussi à le faire accepter.
En ce temps de synode, les moines ont donc quelque chose à dire de leur expérience à l’Église.
La règle de saint Benoît est certainement très utile. D’ailleurs, dans des documents du Synode, elle est mentionnée. Ainsi, dans le document préparatoire, il est écrit que saint Benoît souligne que «souvent le Seigneur révélait la meilleure décision» à ceux qui n’occupent pas de positions importantes dans la communauté. Les organisateurs du Synode ont donc déjà puisé dans la règle bénédictine.
De notre côté, nous, moines, devons aussi nous assurer que nous ne vivons pas à côté de ce que saint Benoît demandait.
L’Église en occident traverse une crise. Le nombre de baptêmes diminue inexorablement ainsi que le nombre de vocations sacerdotales. On a toutefois parfois l’impression que cette crise épargne les monastères. Qu’en est-il?
À Solesmes, nous nous rendons peut-être moins compte de cette crise. Notre hôtellerie est pleine et nous avons du monde à la messe le dimanche. Mais cela n’a rien à voir avec les années 1960 où il fallait réserver pour venir à la messe. On m’a raconté qu’il y avait une queue jusque dans la rue. Si nous n’observons pas de baisse de fréquentation au niveau de l’hôtellerie, nous constatons une baisse au niveau des recrutements. La crise des vocations ne s’est pas vraiment faite sentir dans les années 1970, où nous étions perçus comme des monastères «conservateurs». Nous n’avons pas connu les turpitudes de l’après Concile. Mais à partir des années 1990, les choses ont commencé à baisser. En 1995, il y avait peut-être 25 novices; aujourd’hui nous en avons 4. Nous sommes actuellement 42 frères en tout. C’est un nombre important mais nous étions une centaine il y a une quarantaine d’années.
Cela ne m’inquiète pas. Dans l’histoire, nous le savons, il y a des fluctuations. Dans la première moitié du XIXe par exemple, il y avait très peu de recrutements. Et puis si nous sommes touchés par cette crise en Europe, ce n’est pas le cas d’autres régions du monde, comme l’Afrique, où ils ne savent plus où mettre leurs postulants. (cath.ch/imedia/hl/mp)