«Toute la vocation du cardinal Mindzsenty a été forgée dans le feu»
Le voyage du pape François en Hongrie, du 28 au 30 avril 2023, donne l’occasion de se pencher sur la figure du cardinal Jószef Mindszenty (1882-1975), primat de Hongrie de 1945 à 1974, et figure centrale de la résistance au communisme.
Arrêté le lendemain de Noël 1948 puis condamné à la prison à vie lors d’un procès organisé l’année suivante, l’archevêque d’Esztergom-Budapest est victime de tortures et de pressions multiples avant d’être libéré lors de la brève parenthèse d’assouplissement du régime hongrois en 1956. L’intervention soviétique le contraint alors à se réfugier à l’ambassade des États-Unis à Budapest, où il demeurera durant 15 ans.
Après son exfiltration en 1971, il vit en exil en Autriche, effectuant de nombreux voyages auprès de la diaspora hongroise dans le monde, mais il se voit contraint par le Saint-Siège de renoncer à sa charge dans le cadre de l’Ostpolitik. Cette nouvelle politique était alors incarnée par Mgr Agostino Casaroli, secrétaire du Conseil pour les affaires publiques de l’Église – qui sera ensuite cardinal et secrétaire d’État sous Jean Paul II. Elle consistait à chercher un modus vivendi avec les régimes communistes pour permettre à l’Église de reprendre certaines activités, quitte à nommer des évêques plus conciliants avec le régime. Cette décision suscite encore aujourd’hui de vives polémiques, Rome étant accusée d’avoir «sacrifié» un héros chrétien au nom de la raison d’État.
«Le risque est que la dimension de héros en lutte contre le nazisme et le communisme de Mindszenty éclipse sa dimension spirituelle»
Une enquête en vue de sa béatification a été ouverte en 1994, et le pape François a formellement reconnu ses vertus héroïques 25 ans plus tard, le 12 février 2019. Eduard Habsburg, ambassadeur de Hongrie près le Saint-Siège et président de la Fondation pour la béatification du cardinal Mindszenty, revient pour l’agence I.MEDIA sur le parcours de l’ancien primat, demeuré très populaire dans ce pays d’Europe centrale, et au-delà.
Comment le cardinal Mindszenty est-il perçu aujourd’hui en Hongrie? Est-il connu par les jeunes générations?
Eduard Habsburg: Nous savons qu’entre 1 et 1,5 million de Hongrois prient chaque jour pour la béatification du cardinal Mindszenty. Il suscite un grand enthousiasme dans la population, et c’est un héros connu dans la jeunesse. Des statues et des écoles portent son nom, il y a même des concours pour les enfants organisés autour de sa personnalité.
Son autobiographie a été très largement diffusée en Hongrie et dans le monde entier, et elle a surtout fait connaître les événements historiques, son passage en prison, sa persécution à l’époque communiste. Mais j’aimerais que sa dimension d’homme de foi soit mieux connue. Le risque est que sa dimension de héros en lutte contre le nazisme et le communisme éclipse sa dimension spirituelle, son caractère d’homme saint, d’évêque qui a rayonné avec sa pastorale en Hongrie.
Il avait aussi été emprisonné quand il était jeune prêtre, sous le régime de la «République des Conseils», en 1919, une première expérience inspirée du communisme. Peut-on dire qu’il avait inscrit son sacerdoce, dès le début, dans une logique de martyr et de résistant?
Absolument. Ce qui me plaît beaucoup, dans la figure de Mindszenty, c’est sa dimension constante de résistance, contre le nazisme comme contre le communisme. Il est un exemple pour la lutte contre ces régimes. Toute sa vocation a été forgée dans le feu! C’était un homme extraordinaire, tous ceux qui l’ont connu en témoignent.
«C’est dans la prison, avec l’expérience de la torture, qu’il a pour la première fois vraiment compris les Psaumes»
Sur les photos, on voit un homme marqué par la souffrance. Il a passé des années en prison, il a été torturé, et pas seulement lors de son grand procès. Il a été martyrisé, il a aussi passé un très long temps en prison, puis durant 15 ans il s’est retrouvé comme dans le vide, sans pouvoir sortir de l’ambassade américaine. Mais cela ne l’a pas détruit ou rendu agressif. Il est resté un pasteur et un grand spirituel.
C’est un homme qui a beaucoup prié, qui a écrit sur la Vierge Marie. Durant le temps de Carême, même comme évêque et cardinal, chaque mercredi et chaque vendredi, il jeûnait au pain et à l’eau, et dormait par terre, à même le sol, en signe de pénitence et d’humilité.
À travers les coups reçus et les humiliations, s’est-il identifié au Christ dans sa Passion?
Comme chrétien, on espère toujours pouvoir s’y identifier. Ce qui m’a le plus touché dans ses mémoires, c’est le passage dans lequel il explique que c’est dans la prison, avec l’expérience de la torture, qu’il a pour la première fois vraiment compris les Psaumes, qu’il priait chaque jour avec son bréviaire de prêtre. Il a pu se sentir rejoint par la souffrance qui s’exprime dans les Psaumes, par le fait d’être abandonné… Ces passages rejoignent la souffrance du Christ, car nous savons que le Seigneur a prié ces Psaumes de souffrance sur la croix. Le cardinal Mindszenty était très conscient de cela.
Durant sa captivité, s’est-il senti abandonné par une partie de ses confrères évêques et prêtres, dont certains avaient eu une attitude conciliante avec le régime?
C’est une question délicate, car vivre dans un régime totalitaire suppose toujours une tension intérieure entre la responsabilité vis-à-vis des croyants, les compromis avec l’État… C’est toujours une situation très compliquée. Le cardinal Mindszenty a pris la voie du martyre, du témoignage très clair, de la souffrance. Mais très souvent, nous cherchons du noir ou du blanc là où il y a surtout du gris.
Moi-même, à la place de ces évêques, moi qui suis d’un tempérament conciliant, aurais-je cherché un compromis, ou aurais-je eu le courage de dire ›tuez-moi’? Ou aurais-je reçu de Rome l’instruction de chercher un accord avec le régime? Rien n’est simple dans de telles situations.
«Même à l’intérieur de l’ambassade américaine, il a célébré l’eucharistie selon le Missel de Paul VI»
C’est la même chose avec l’Ostpolitik du Vatican. Pie XII avait excommunié publiquement ceux qui avaient contribué à l’arrestation de Mindszenty. Avec Jean XXIII puis Paul VI, avec Mgr Casaroli, il y a eu un changement d’approche et une volonté de dialogue avec le régime. Avaient-ils raison ou tort? C’est tellement difficile à savoir…
Certains pensent que c’était une catastrophe, que le Vatican a abandonné des héros qui avaient résisté. Mais d’autres arguments peuvent être entendus, en montrant que ces accords étaient le seul moyen de permettre à l’Église de survivre. Je pense que l’on pourra tirer un jugement sur cela dans un siècle, pas maintenant. Mais le cardinal Mindszenty a été très clair dans son propre cheminement.
Il est resté confiné à l’ambassade américaine à Budapest de 1956 à 1971, et n’a donc pas pu participer au Concile Vatican II. Sait-on quel regard portait-il sur cet évènement?
Il n’a en effet pas pu participer à ces débats, mais on sait qu’il a accueilli avec enthousiasme la réforme liturgique et la possibilité de célébrer la messe dans sa propre langue hongroise. Des photos montrent que même à l’intérieur de l’ambassade américaine, il a célébré l’eucharistie selon le Missel de Paul VI.
Après son exfiltration en 1971 et son passage par Rome, il a souffert de la position du Saint-Siège vis-à-vis du régime. Quelles ont été ses relations avec Paul VI dans cette période?
Le cardinal Mindszenty, dans son exil, est en effet devenu un problème pour le Saint-Siège, qui voulait nommer un nouveau primat pour assurer la continuité de la pastorale locale. Comme il était canoniste, il ne voulait pas renoncer à son titre, non pas par attachement personnel, mais parce qu’il considérait qu’il était le dernier élément de légalité de la Hongrie d’avant le communisme. Il y a donc eu de nombreuses négociations entre Paul VI, Mgr Casaroli et le cardinal Mindszenty, qui était alors en exil à Vienne.
«Le cardinal Mindszenty était à la fois perçu comme un héros et comme un caractère difficile»
Le cardinal a écrit des lettres pour expliquer son refus de démissionner, malgré les demandes de Paul VI en ce sens. Mgr Casaroli a fini par annoncer lui-même la démission du cardinal Mindszenty en s’exprimant dans les médias officiels du Vatican, alors que Paul VI avait laissé une note manuscrite, en marge d’une lettre du primat, reconnaissant que ses arguments avaient du poids et suggérant de laisser encore un espace pour la négociation… Je pense donc que des tensions opposaient le cardinal Mindszenty à Mgr Casaroli plutôt qu’à Paul VI, qui lui avait promis qu’il ne perdrait pas son titre. Le contexte était très compliqué. Mais le cardinal Mindszenty était un fils obéissant de l’Église et n’a plus utilisé ce titre par la suite.
Avait-il profité de sa liberté retrouvée, après plus de 20 ans d’empêchement, pour plaider en faveur de la liberté religieuse et dénoncer les persécutions dans son pays?
Durant cette période difficile du début des années 1970, il a beaucoup voyagé à travers le monde, à la rencontre des communautés hongroises, célébrant de nombreuses confirmations. C’était un vrai pasteur. J’ai rencontré beaucoup de gens qui sont restés marqués par leur rencontre avec le cardinal Mindszenty lors de ces célébrations. Le Saint-Siège, les évêques de Hongrie et bien sûr le gouvernement hongrois étaient inquiets de ses tournées à l’étranger, mais il ne parlait que de la foi, avec beaucoup de prudence, pour ne pas créer de problèmes. Il s’est comporté avec dignité, de façon très impressionnante.
Il s’est éteint en 1975 à Vienne, d’une attaque cardiaque survenue après une opération. Son décès a été très peu médiatisé, naturellement, dans la Hongrie communiste. Mais les circonstances de son décès pourraient entrer en ligne de compte pour sa béatification, car un document datant de sa captivité a montré qu’il avait des problèmes cardiaques liés aux mauvais traitements reçus. Ces données peuvent donc être retenues pour un «martyre blanc», un don de sa vie jusqu’à la mort. Même s’il n’est pas mort en captivité, son cœur était usé à cause de la prison.
Comment a-t-il été perçu dans les années 1980 et 1990?
Le cardinal Mindszenty était présent dans les cœurs et dans la mémoire de tout le monde. Mais il était à la fois perçu comme un héros et comme un caractère difficile: même au Vatican, il était respecté, mais il était aussi considéré comme celui qui avait résisté au pape. C’est pour cela que son processus de béatification a été difficile à lancer. Aujourd’hui, il est vraiment reconnu comme un héros, et je pense que sa béatification arrivera dans un futur proche. Mais je souhaite qu’on découvre surtout l’homme saint, et pas seulement le héros.
«J’aimerais beaucoup voir la béatification de Mindszenty advenir sous le pontificat de François»
Je me souviens d’avoir demandé une fois à un prêtre, un dominicain hongrois qui l’avait bien connu, s’il le considérait comme un saint. Il m’a dit oui, car il avait été touché par sa façon de célébrer la messe. Simplement cela. Alors je voudrais vraiment qu’il puisse être reconnu comme un saint dont on puisse demander l’intercession, et non seulement comme une statue de la résistance.
Le pape François lui a rendu hommage lors de son discours aux évêques hongrois en 2021, lors de sa première venue à Budapest. Quelle est sa perception du cardinal Mindszenty?
Avec un autre responsable de la Fondation, nous lui avons remis une relique sur la place Saint-Pierre au terme d’une audience générale, et il nous a dit clairement: «C’est un martyr». Sa vision personnelle du cardinal Mindszenty a été marquée par des religieuses hongroises qu’il avait connues à Buenos Aires, où elles s’étaient exilées après la répression de 1956. Elles lui ont parlé du cardinal Mindszenty comme d’un héros.
Il a notamment été marqué par une annotation sous une lettre d’aveu, dans laquelle le cardinal Mindszenty avait ajouté les lettres «CF», qui signifiait «Coactus feci», «je l’ai fait sous pression», ce qui naturellement retirait toute valeur à cet aveu. Le pape a trouvé cela fantastique, très malin de sa part. Je pense qu’il le considère comme un héros, qu’il a une grande sympathie personnelle pour lui. J’aimerais donc beaucoup voir la béatification de Mindszenty advenir sous son pontificat. Je ne sais pas si ce sera possible, mais le Seigneur fait son travail, et je pense qu’elle aura lieu dans un avenir proche. (cath.ch/imedia/cv/rz)