Thierry Collaud, professeur de théologie morale et d'éthique | © Maurice Page
Suisse

Thierry Collaud: «La morale n’est pas une 'check list'» 

Pour l’opinion commune, le théologien moraliste est celui qui dit le permis et le défendu. «On n’est pas moral parce qu’on a respecté la norme, mais parce qu’on a développé l’humanité en nous et chez ceux qui nous entourent«, rappelle le professeur Thierry Collaud, au moment de son départ à la retraite après vingt ans d’enseignement à l’Université de Fribourg. 

Un de vos séminaires universitaires s’intitule: «Un temps pour parler et un temps pour se taire». N’est-ce pas un peu paradoxal?
Thierry Collaud: La notion de parole est fondamentale. Il y a la parole que l’on donne, que l’on reprend, que l’on autorise, que l’on refuse ou que l’on méprise. Il y a des silences bons et des silences néfastes. Dans nos interactions, il y a des moments pour écouter et des moments pour parler. Ce qui vaut au plan personnel est valable aussi au plan institutionnel de l’Église. Nous avons sur ce point beaucoup à apprendre d’autres cultures, particulièrement de l’Afrique avec la riche tradition de la circulation de la parole dans la palabre. Le professeur Benezet Bujo théologien congolais qui a longtemps enseigné à Fribourg et qui vient de mourir nous a sensibilisé à la richesse souvent méconnue de ces approches.

Bien gérer la parole n’est pas toujours simple.
C’est ce que l’on appelle en morale la vertu de prudence. C’est-à-dire tenir compte du contexte et des circonstances. On peut faire un jeu de mots pour dire que la parole mal menée devient une parole malmenée. Avec le synode, on est peut-être à un changement dans l’Église sur ce point-là. La communication, internet et les réseaux sociaux ont induit un changement culturel. La parole se dit beaucoup plus facilement et elle est amplifiée. D’où la nécessité de retrouver une sagesse dans notre manière de mener la parole.

«On n’est pas moral parce qu’on a respecté la norme, mais parce qu’on a développé l’humanité en nous et chez ceux qui nous entourent.»

Pour l’opinion commune, le théologien moraliste est celui qui dit ce qui est permis ou défendu.
Je n’ai jamais accroché à cette vision. Mais il est vrai qu’elle reste dans l’idée des gens. On en revient très vite à des questions comme l’Église permet-elle telle ou telle chose? Le vocabulaire du licite ou illicite, du valide ou invalide perpétue cette mauvaise conception de la morale. La vraie morale c’est celle des vertus, c’est-à-dire de l’excellence, de l’épanouissement de la personne, de sa vie en plénitude. On n’est pas moral parce qu’on a respecté la norme, mais parce qu’on a développé l’humanité en nous et chez ceux qui nous entourent. C’est ce que j’ai essayé d’enseigner.

La norme reste cependant nécessaire.
Oui, mais par exemple que signifie «Tu ne tueras pas» pour la plupart d’entre nous qui n’avons jamais tué personne et qui n’avons que peu de risque de le faire? C’est là que la morale commence. Celui qui n’a pas tué a-t-il fait vivre ou empêché de vivre? A-t-il suffisamment aimé? Reste-t-il indifférent à la souffrance de l’autre? La morale chrétienne est une morale de la personne vivante et vivifiante.

Les bâtiments de Miséricorde d’université de Fribourg abritent la Faculté de théologie | © Maurice Page

Il ne s’agit pas seulement d’être en règle.
Je pense qu’il faut inverser la réflexion sur l’obligation. La norme est comme le panneau indicateur dans une randonnée pédestre. Le but n’est pas de suivre le panneau, mais d’atteindre le lieu qu’il nous indique. Le marcheur peut aussi prendre des variantes, à ses risques et périls.
La morale n’est pas une ‘check list’ avec des cases à cocher qui me diraient ce qu’il faut faire pour être ‘en ordre’. L’Église a vécu longtemps là-dessus. On peut aussi considérer qu’il y a une sorte de ‘facilité’ à choisir le permis-défendu, par rapport à une réflexion éthique plus exigeante. Saint Paul ne parle-t-il pas déjà de la tension entre la lettre de la loi et l’Esprit?

«À mon sens, on ne peut jamais valider le désespoir ou l’exclusion, comme on le voit dans le cadre du suicide assisté.»

La faiblesse et la vulnérabilité ont été au centre de votre enseignement. 
J’ai fait ma thèse à Fribourg avec le dominicain Roger Berthouzoz qui m’avait aiguillé vers la question de la dignité des malades d’Alzheimer. Quel est le statut de ces personnes? Sont-elles encore bénies par Dieu ou maudites? De là on peut élargir le champ à la vieillesse, au handicap, à l’exclusion sociale. Quand j’étais directeur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme, nous avons valorisé la recherche dans ce domaine en créant un pôle ‘vieillissement éthique et droit’.
La question fondamentale est celle du regard que nous posons sur ces personnes. Spontanément, la tendance est de les mettre à l’écart. Mais nous devons nous interroger sur la manière de les intégrer ou de les réintégrer. Sur la place que leur accordons. Ne pas se demander seulement : que pouvons-nous faire pour eux? Mais par exemple, au niveau de l’Église, quelle est leur mission dans la communauté ? «Aucun membre ne peut dire à l’autre: ‘Je n’ai pas besoin de toi!’», rappelle l’apôtre Paul dans sa lettre aux Corinthiens (I Co 12,21) Quelle est la part de charisme reconnue à une personne handicapée ou victime d’Alzheimer?

On en arrive à la notion de dignité, souvent évoquée lorsqu’on parle de la fin de vie.
La base est de dire qu’il n’y a pas de vie humaine qui n’a pas de valeur. Elle peut être cabossée, douloureuse, difficile. Il s’agit de reconnaître la souffrance et le désespoir, mais quelle réponse apportons-nous? À mon sens, on ne peut jamais valider le désespoir ou l’exclusion, comme on le voit dans le cadre du suicide assisté. À quelqu’un qui dit: «Ce n’est plus une vie! Je veux partir avec Exit.» On ne peut pas répondre: «Je pense que mourir est bien pour toi!» Pire encore dans le cas de personnes qui veulent mourir parce qu’elles se sentent un poids pour leur entourage et pour la société. Une société qui accepte cela, que dit-elle d’elle-même? Quel est son rapport à l’argent, à la dépendance, à la fraternité?

La famille a été aussi point d’attention avec notamment un livre publié en 2021: La famille: une aventure.  
J’ai voulu tordre le cou à l’idée d’une famille chrétienne idéale. Je suis parti de l’histoire du prophète Osée dans la Bible dont la famille est complètement dysfonctionnelle. Il épouse une prostituée dont il a trois enfants, puis son épouse s’en va d’amant en amant. Mais Dieu explique à Osée comment faire. «Je vais la prendre au désert, je vais parler à son cœur, je redeviendrai son mari et je ne serai plus son seigneur.» Pour moi, c’est une des plus belles familles de la Bible.
La famille est orientée vers un idéal d’amour et de fécondité dans son sens large. Oui bien sûr, mais la famille est en chemin vers cet idéal. Il s’agit de marcher avec Dieu de l’inviter à habiter notre maison, même si elle est délabrée. C’est encore une fois la question éthique fondamentale: comment déployer la vie à partir d’une situation imparfaite?
Par exemple, longtemps le discours de l’Église s’est focalisé sur le rejet du divorce considéré comme le mal ultime et sur la volonté de préserver le lien. Mais sans trop se poser la question de ce qui se vivait dans ce lien. Or la violence au sein des familles est un lieu éthique important puisqu’on peut y aller jusqu’au meurtre ou à l’inceste. Heureusement, notamment avec Amoris Laetitia (2016), on comprend mieux l’importance de passer d’un jugement péremptoire à un accompagnement des situations.

«Cacher les abus était la plus mauvaise des réponses. C’est celle du petit enfant qui croit que s’il ne dit rien, sa bêtise ne sera pas connue.»

Un théologien moraliste ne peut pas éviter la question des abus sexuels commis en Eglise.
Longtemps l’Église a privilégié sa respectabilité institutionnelle sans comprendre sa responsabilité envers les personnes. Je crois qu’elle n’a pas suffisamment pensé l’idée que si elle est sainte par son fondement sur le Christ, elle est aussi pécheresse par ses membres. Après la dénonciation et la reconnaissance, comment aller plus loin? Cacher les abus était la plus mauvaise des réponses. C’est celle du petit enfant qui croit que s’il ne dit rien, sa bêtise ne sera pas connue.
L’Église a mal-mené la parole. On n’a longtemps pas su écouter les victimes, mais pas su non plus parler à l’extérieur du mal commis, ni parler aux communautés elles aussi concernées. Et on ne sait toujours pas quoi faire des abuseurs. On s’est tu espérant éviter le scandale et soudain la parole étouffée ressort brutalement au plus mauvais endroit, dans les médias ou les tribunaux, sans qu’on puisse la travailler.

L’Église a développé une culture du secret, pas seulement sur les questions d’abus d’ailleurs.
Elle a beaucoup de peine à s’en défaire pour atteindre une certaine transparence. Fondamentalement, je crois qu’une communauté ne peut pas se construire sur le secret et le mauvais silence, mais sur la circulation de la parole. Cela est d’autant plus vrai à une époque où l’information circule en temps réel, dans les médias, sur internet et à travers les réseaux sociaux.

C’est là que l’on peut parler du côté systémique.
Sur le plan théologique, le pape Jean Paul II avait développé la notion de ›structures de péché’. Quand un abus survient dans une institution qui ne le dénonce pas, elle encourage sa poursuite ou sa répétition et crée une ›culture’ de l’abus. C’est en cela surtout que l’Église est condamnable.
Jean Paul II invitait à créer des contre-structures de fraternité pour retisser les liens et reconstruire les communautés déchirées. Cela implique la participation de tous les membres de l’Église. L’insistance sur la création d’une culture synodale à ce moment de notre histoire est particulièrement opportune.

«Les étudiants ne se bousculent pas au portillon pour des études de théologie. À mes yeux, c’est dommage, car elles sont extrêmement riches et variées.»

Vous avez toujours été un théologien dans la cité qui s’implique dans le débat public et dans l’Eglise. 
Le grand public garde souvent l’image du professeur d’université dans sa tour d’ivoire. Il bénéficie d’une aura inaccessible. De fait l’université a une conscience toujours plus grande de son rôle dans la cité. Elle a fondamentalement trois missions: la recherche qui produit de la connaissance, l’enseignement qui la transmet et l’ouverture à la cité qui la diffuse largement.
Dès mes débuts à l’université de Fribourg, il y a vingt ans comme chargé de cours, j’ai proposé un CAS (Certificate of Advanced Studies), une formation continue destinée aux soignants et aux membres des aumôneries. J’ai constamment participé à d’autres formations ou donné des conférences dans le domaine de l’éthique de la santé. Au plan ecclésial, j’ai également été membre et président de la commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses.

Au moment de votre départ, quelles sont les perspectives d’avenir?
Les étudiants ne se bousculent pas au portillon pour des études de théologie. À mes yeux, c’est dommage, car même si on ne se destine pas à un engagement pastoral, elles sont extrêmement riches et variées. À côté de la théologie proprement dite, on touche, par exemple aux langues anciennes, à l’archéologie, à l’histoire ou encore au droit. Il est important aussi que des laïcs et pas seulement des futurs prêtres et des religieux se forment en théologie, en particulier des femmes.
Je trouve que la faculté de théologie de Fribourg est belle. Je l’aime pour sa grande diversité avec ses deux pôles germanophone et francophone et sa grande variété d’enseignants et d’étudiants. Elle est une faculté à taille humaine consciente de sa responsabilité de transmettre un enseignement de qualité au service de l’Église et de la société. Je reste donc optimiste. (cath.ch/mp)

Thierry Collaud
Né en 1957 à Fribourg, Thierry Collaud a une formation en médecine (Fribourg et Genève), théologie (Genève, Neuchâtel et Fribourg) et philosophie/bioéthique (Washington DC). Catholique marié à une pasteure protestante, père et grand-père, il a pratiqué la médecine comme médecin généraliste à Bevaix dans le canton de Neuchâtel durant une vingtaine d’années tout en ayant en parallèle une activité d’enseignant et de conférencier. Depuis 2012, il est professeur à la faculté de théologie de l’Université de Fribourg, titulaire de la chaire de théologie morale spéciale et d’éthique sociale chrétienne. Il est également chroniqueur régulier sur cath.ch.

Leçon d’adieu
Le p,rofesseur Thierry Collaud donnera sa leçon d’adieu le 14 décembre 2023 à 17h15 à l’Université de Miséricorde, auditoire 3117, sur le thème:« Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci … » (Is 58,6) Quelle éthique pour quelle Église? La leçon sera suivie d’un apéritif dans le hall devant la chapelle de Miséricorde.

Thierry Collaud, professeur de théologie morale et d'éthique | © Maurice Page
10 décembre 2023 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 9  min.
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