Le professeur Thierry Collaud a beaucoup travaillé auprès de malades d'Alzheimer | © Pierre Pistoletti
Suisse

Thierry Collaud: «La médecine de l'âme est essentielle aux aînés»

Alors que la plupart des cantons suisses ont assoupli les mesures de confinement dans les Etablissements médico-sociaux (EMS), la question de l’importance de la pratique religieuse et des relations sociales pour les aînés resurgit. Thierry Collaud, professeur de théologie à l’Université de Fribourg, estime que ces dimensions doivent être pleinement prises en compte.

Thierry Collaud est, depuis 2012, professeur au Département de théologie morale et d’éthique de l’Université de Fribourg. Egalement détenteur d’un doctorat en médecine, il a mené pendant des années des recherches sur les troubles de la démence, entre autres la maladie d’Alzheimer, dans une perspective anthropologique et éthique.

Durant la période de strict confinement, de nombreuses personnes âgées, notamment dans les EMS, ont été grandement limitées dans leur pratique religieuse. Quelle est l’importance de cet aspect pour cette catégorie de la population?
Thierry Collaud: Il faut distinguer deux aspects: tout d’abord, il y a le rapport de la personne à Dieu, à la foi. Ce sont des éléments qui deviennent importants lorsque la vie devient plus fragile. Les personnes expriment souvent le besoin de se sentir proches de Dieu. Il y a aussi des dimensions de bilan de sa vie, de rétrospective, avec une reconnaissance ou au contraire une culpabilité, qui deviennent très présents. Cela amène beaucoup de questionnement. Certains vont vers une relation plus conflictuelle avec le religieux, d’autres y trouvent un élément de confiance, d’espérance et finalement de sérénité.

Et pour l’autre aspect?
Il y a ensuite le rapport au rite ou à la pratique comme manière de vivre la foi. Beaucoup de personnes aujourd’hui en EMS ont toute leur vie été imprégnées de cette dimension. Il est clair que la ritualité est importante pour ces générations. Le rite relie au passé, donne une cohérence à l’existence. Mais il relie aussi à la communauté horizontale, où la personne peut trouver sa place.

De nombreuses études ont démontré l’importance de ces facteurs sur l’équilibre psychique et physique des personnes âgées. Celles qui sont atteintes de troubles cognitifs perdent la capacité d’élaborer des concepts. Mais les mémoires affectives, celles des situations, des musiques, des atmosphères restent plus sensibles et peuvent être mobilisées par la ritualité. L’aumônerie joue en cela un rôle majeur, notamment pour réactiver les souvenirs liés à cette ritualité, à la vie de foi que beaucoup d’entre elles ont vécue.

«La personne fragilisée a besoin de se sentir dans une relation de confiance»

Les messes télévisées, qui ont été les principaux relais de pratique religieuse dans les EMS, ont-elles aidé?
Elles ont certainement été source de réconfort pour les résidents. Mais il y manquait sans doute l’essentiel: la présence. C’est par cette présence physique que la personne âgée peut surtout mobiliser ses souvenirs, se «rebrancher», si elle est en perte de repères.

Les visites des proches sont depuis peu à nouveau possibles dans les EMS. Ce lien affectif et social est également essentiel…
C’est une certitude, confirmée par de nombreuses recherches. On sait que cette «médecine de l’âme» est nécessaire pour chacun de nous, mais encore plus pour les populations les plus fragilisées telles que les personnes âgées. Il est évident que cela améliore leur état psychique et émotionnel. On reconnaît également les effets psychosomatiques. Les personnes qui ont de bonnes relations sociales et des activités stimulantes améliorent notamment leur motricité et leurs capacités cognitives. Et inversement, l’isolement, l’anxiété et la dépression peuvent accélérer les troubles chez les malades d’Alzheimer.

«Nous sommes en face de choix cornéliens, qui demandent une réévaluation constante»

En règle générale, la personne fragilisée a besoin de se sentir dans une relation de confiance, que son image d’elle ne soit pas menacée, pour pouvoir mobiliser ses ressources. Il est également important de continuer à parler avec elle, même si le dialogue est parfois difficile. Il a été montré que moins on parle à une personne avec des troubles cognitifs, moins elle aura elle-même tendance à parler.

Le milieu médical et soignant prend-il assez cela en compte?
Ça l’est de plus en plus. Depuis de nombreuses années, les établissements de soins ont développé leur secteur de l’animation. Ce n’est certainement pas suffisant partout et le modèle médical classique, où l’on va d’abord prescrire des médicaments, est encore trop prégnant. Cela dépend aussi des moyens à disposition. Car la présence et l’écoute demandent du temps et de l’argent.

Des voix se sont élevées, pendant la période de confinement, contre l’interdiction de visites ou la privation de pratique religieuse dans les EMS. Qu’en pensez-vous?
Il s’agit d’une situation inédite, où les autorités ont dû peser le pour et le contre. Il est clair que les restrictions et l’isolement des personnes âgées ont été douloureux pour elles, et pour leurs familles. Il ne faut jamais négliger cette «médecine de l’âme».
Mais je pense que si l’on n’avait pas mis en place ces mesures, le système d’accueil des personnes âgées aurait été gravement menacé. Il ne faut pas négliger non plus les risques encourus par le personnel, physiques ou psychologiques, parce que c’est très dur pour les soignants de faire face à des morts en série dans un établissement.

Lorsque la situation évolue, il faut alors constamment réévaluer ces pesées d’intérêts entre un risque de contamination qu’on ne pourra probablement pas réduire à zéro et l’importance de retrouver un lien social. Nous sommes en face de choix cornéliens, qui demandent une réévaluation constante, et face auxquels il n’y a pas de bonne réponse…(cath.ch/rz)

EMS au défi de l’offre religieuse
Les mesures liées à la pandémie de Covid-19 ont grandement limité les services religieux dans les EMS en Suisse romande. Certains établissement font cependant leur possible pour garder la connexion des résidents avec la pratique religieuse.

Des résidents de l’EMS de La Providence, à Fribourg, ont par exemple pu assister, le 28 avril 2020, à leur première messe depuis le début du confinement, le 13 mars dernier. La cérémonie n’a réuni que quelques personnes, afin, bien sûr, de respecter toutes les règles de sécurité. «Nous avons la chance d’avoir une assez grande chapelle, où les personnes peuvent être placées avec un espace entre elles bien suffisant», note la sœur responsable de la communauté, qui souligne aussi que chaque unité, les unes après les autres, bénéficieront d’une messe.

Une eucharistie qui manque
La messe a été célébrée par un prêtre résident dans l’établissement fribourgeois. Une démarche notamment rendue possible par les efforts du directeur de la Providence. Le bien être spirituel et psychologique des résidents est une de ses priorités, assure la religieuse.

Elle confirme que la cérémonie a été d’un grand réconfort pour les personnes qui ont pu assister à l’office. Même si la communion n’a pas été distribuée, afin de souscrire aux directives de sécurité. «Mais le prêtre a invité à une communion spirituelle qui a été intensément vécue», souligne la soeur.
L’eucharistie manque, de manière générale, à beaucoup de résidents. Une des sœurs de la communauté avait l’habitude d’apporter chaque jour l’eucharistie aux personnes de l’EMS qui le désiraient. Mais cela a dû être interrompu au début du confinement. L’aumônier laïc et les religieuses ne peuvent simplement plus aller dans les étages.

Faire ressentir aux résident qu’ils ne sont pas seuls
«Ce changement brutal dans les habitudes des résidents et la privation de cette ‘médecine de l’âme’ qu’est pour eux la pratique religieuse a été difficile», affirme la religieuse. «Heureusement, la magnifique équipe d’animation de La Maison a fait un grand travail pour réconforter et soutenir les résidents». Ces derniers n’ont pour la plupart pas pu avoir accès aux offices diffusés sur internet. Pour beaucoup, l’unique lien avec l’Eglise s’est fait au travers des messes télévisées du dimanche.

La sœur aumônière souligne que l’absence de contact avec les proches est également douloureuse pour les résidents. Elle note que des assouplissements dans le domaine des visites seront mis en place dès le 9 mai prochain. Le contact humain est bien sûr un enjeu général pour les personnages âgées, même en dehors des conditions de confinement. Avec la foi, il s’agit d’un élément crucial de cette «médecine de l’âme» si essentielle pour ces personnes. «D’une manière générale, ne recevoir que très peu ou pas du tout de visite est très dur à vivre pour les résidents. Ceux qui vivent cela ont tendance à baisser les bras et perdent l’envie de continuer». Une grande part du travail d’aumônerie est ainsi de faire ressentir à ces personnes qu’elles ne sont pas seules, qu’elles sont encore utiles. «Nous leur disons souvent: avec votre sourire et votre bonjour, vous faîtes du bien au personnel, c’est déjà une très bonne raison de vivre». RZ

Le professeur Thierry Collaud a beaucoup travaillé auprès de malades d'Alzheimer | © Pierre Pistoletti
4 mai 2020 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 6  min.
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