Solidarité Fribourg Haïti: «Maintenant je peux marcher seul»
100% Haïtien et 100% Suisse, comme il aime à se définir lui-même, Charles Ridoré entretient un lien très fort avec sa terre natale. Après le séisme qui secoué l’île des Antilles en 2010, il s’est engagé pour la reconstruction du pays en fondant l’association Solidarité Fribourg Haïti. Le défi est de faire avec les gens et non pas pour eux ou à leur place, explique-t-il.
Dans quelles circonstances avez-vous fondé l’association Solidarité-Fribourg-Haïti?
Solidarité Fribourg Haïti est née suite au séisme du 12 janvier 2010 dont les terribles conséquences ont suscité une vive émotion dans la communauté internationale. Un élan de générosité spontané s’est manifesté en Suisse. Des gens se sont adressés à moi pour offrir une aide matérielle et de l’argent. Je n’ai pas voulu gérer seul ces dizaines de milliers de francs. Avec le Père Georges Conus, missionnaire de Bethléem-Immensee (SMB), qui a vécu pendant près de 20 ans en Haïti, nous avons donc fondé l’association Solidarité Fribourg Haïti. J’ai eu moi-même la possibilité de me rendre en Haïti trois semaines après le séisme et j’ai constaté la nécessité de penser à la reconstruction au-delà de l’urgence, pour ne pas faire d’Haïti un pays assisté.
«Après le séisme, l’argent coulait à flots, certains ont fait de bonnes affaires»
Pour être efficace, surtout après une catastrophe naturelle, une aide doit être bien ciblée.
Nous avons centré notre aide sur deux communautés que nous connaissions. A savoir la Vallée de Jacmel, dont je suis originaire, et la région de Chénot, dans les Cahos, où le Père Georges Conus a travaillé. Dans ces deux endroits, nous pouvons compter sur des partenaires locaux connus et solides. Ce qui renforce la crédibilité de notre action. La connaissance du tissu social nous permet d’avoir une relation de confiance et facilite le suivi des projets. Dans ce cadre-là, le contrôle social est important.
Quels sont les principaux défis à relever?
Le défi est de faire avec les gens et non pas pour eux ou à leur place. Par exemple, dans la Vallée de Jacmel, lors du dernier cyclone d’octobre 2016, 80% des arbres ont été abattus. Spontanément j’ai suggéré à nos partenaires locaux de lancer un programme de reboisement. Ils m’ont expliqué que la priorité pour la population n’était pas là. Il s’agissait d’abord de se nourrir et donc de pouvoir semer rapidement pour s’assurer une nouvelle récolte dans quelques mois. L’action a donc consisté en l’achat, dans une autre région du pays, de semences qui ont été distribuées dans une douzaine de localités. Achetées l’équivalent de 6 francs la marmite (environ 3,5 kg), elles ont été revendues aux paysans locaux pour 2 francs. Ce prix, même très bas, permet d’éviter de tomber dans la dépendance.
Après le séisme de 2010, Haïti a connu un afflux d’aides de toutes sortes.
Après le séisme, l’argent coulait à flots, certains ont fait de bonnes affaires. Haïti est parfois surnommée la ‘république des ONG’. Car un grand nombre d’entre elles sont des organisations ‘bidons’ montées par des organismes étrangers soucieux de se faire valoir ou par des affairistes locaux qui ont trouvé un bon moyen de se faire de l’argent. On crée ainsi une situation de dépendance.
«L’élite a remplacé les colons»
Vu de l’extérieur, on a l’impression qu’Haïti ne s’en sort pas et que l’aide apportée ne profite pas au développement.
Haïti souffre quasiment depuis son indépendance d’un manque de responsabilité des élites politiques et économiques. Il s’agit d’une élite parasite qui s’enrichit sur le dos des autres et des ONG. L’élite a remplacé les colons. Les Haïtens ont une expression pour cela: au lieu de patriotes, ils parlent de ‘patrie-poches’. Ainsi pour la majorité de la population, voler l’Etat n’est pas voler. Si eux se servent, pourquoi pas nous? La fuite des cerveaux est aussi liée à ce phénomène.
Matériellement quelle type d’aide apportez-vous?
A Chénot, Solidarité Fribourg Haïti a financé la réhabilitation de l’école primaire presbytérale, administrée par le curé de la paroisse et dirigée par une communauté de religieuses. La réhabilitation a consisté dans le colmatage des fissures, le bétonnage du sol, la pose de nouvelles fenêtres et de cloisons montant jusqu’au toit, et enfin la construction d’une nouvelle toiture. La construction de deux autres bâtiments destinés à la direction et à la bibliothèque est en cours. Enfin nous contribuons aux salaires des enseignants.
Dans la Vallée de Jacmel, il a fallu aussi réparer les bâtiments. Nous avons ensuite apporté un soutien pour la formation dans le cadre de l’ETFAG (Ecole technique Frère André Guimond). Elle compte à ce jour deux filières: les métiers de la construction et l’hôtellerie, car cette région d’Haïti a un bon potentiel touristique. Enfin on y a ajouté la plomberie.
Une partie de l’aide consiste aussi à développer des synergies autour des divers projets.
Par exemple pour l’ ETFAG, les constructions ont été payées par la coopération canadienne. Il fallait prévoir l’équipement et la formation. Aujourd’hui nous finançons des bourses d’études pour les élèves. Jusqu’à présent l’école ne reçoit pas de financement de l’Etat, mais cela devrait être le cas bientôt.
Nous avons travaillé aussi rapidement dans le domaine de la santé. L’hôpital communautaire a été épargné par le séisme. La population locale, mais aussi celle des régions voisines, a afflué vers ce centre de santé pour s’y faire soigner. Nous avons donné un appui. Ce qui a été très important au moment de l’épidémie de choléra.
La relance de la production alimentaire pour permettre aux populations d’avoir un revenu a été le troisième axe de notre engagement. De façon a éviter de dépendre pendant trop longtemps des aides alimentaires étrangères.
Depuis les années 1980, la Vallée de Jacmel a une tradition d’engagement et de travail communautaire, née notamment autour de la mise en place de l’hôpital. Cela a été un exemple pour d’autres régions. Le taux d’alphabétisation y est sensiblement plus élevé que la moyenne nationale.
«Quand je retourne en Haïti, je reste un fils du pays»
Haïtien de naissance, vous vivez depuis plus de 50 ans en Suisse. Comment vous situez-vous?
Selon la classification du sociologue français Roger Bastide, je suis un ‘marginal culturel’ dans le sens où je suis à cheval entre deux cultures. Les gens de la diaspora peuvent jouer ce rôle de ponts. Ils ont acquis d’autres valeurs et d’autres manières de fonctionner. Il s’agit non pas d’imposer une autre manière de voir, mais de suggérer une autre façon de faire. Quand je retourne en Haïti, je ne suis pas un étranger, je reste un fils du pays. Ce qui facilite les choses. Par exemple pour aborder la problématique du changement et de l’innovation ou encore la volonté d’entreprendre.
Vous avez été, durant une vingtaine d’années, secrétaire romand de l’Action de Carême. Vous êtes responsable aujourd’hui d’une petite organisation locale. Quelle complémentarité voyez-vous ?
Une grande organisation comme l’Action de Carême intervient avec plus de moyens et à plus large échelle. Elle peut mieux mettre en place des synergies. Elle dispose de davantage de facilités pour les déplacements ou la gestion de projets par exemple. Une organisation de petite taille travaille plus localement et plus en profondeur. Une plus grande complémentarité serait souhaitable, mais chacun reste un peu jaloux de son champ de compétence.
Solidarité Fribourg Haïti ne doit pas forcément durer ad aeternam. Si la situation change, nous pouvons partir. Nos partenaires doivent pouvoir dire: «J’ai bénéficié d’un bâton pour me soutenir, mais maintenant je peux marcher seul.»
Charles Ridoré
Originaire de Jacmel, en Haïti, Charles Ridoré a quitté son île en 1965 pour la Suisse, où il a passé la plus grande partie de sa vie. Il a enseigné la sociologie à l’Institut de journalisme et de communications sociales de l’Université de Fribourg. Il a été secrétaire romand de l’Action de Carême de 1988 à 2007.
Militant, conteur, poète, il s’est dès le début engagé pour l’amélioration des conditions de vie du quartier populaire de Villars Vert, à Villars-sur-Glâne, où il a passé de nombreuses années. Devenu citoyen suisse, il a poursuivi son combat pour la justice sociale au niveau communal en tant que conseiller général élu sur la liste socialiste. Il aussi assumé durant quatre ans la présidence du Festival international de films de Fribourg (FIFF). Il est actuellement membre du comité de la Fédération fribourgeoise de coopération internationale Fribourg-Solidaire.
Charles Ridoré a publié aux Editions La Sarine, en 2004, un recueil de poèmes, «Une aube neuve pour Haïti», à l’occasion des 200 ans de l’indépendance de la première République noire.
Portrait de Charles Ridoré en 2007