Sœur Samia: «En Syrie, les gens ont peur pour l'avenir»
Le 8 décembre dernier, à la chute du régime de Bachar al-Assad, «tout le monde était très content, moi aussi. J’avais beaucoup de rêves et il y avait beaucoup de promesses. Mais depuis, on n’a encore vu aucune réalisation et les gens ont peur pour l’avenir», relève Sœur Samia Jreij, fondatrice dans la vieille ville de Homs du centre «Le Sénevé», un centre d’accueil de jour pour des personnes en situation de handicap mental.
«Comme chrétiens, aujourd’hui nous ne sommes pas persécutés en Syrie, mais nous vivons dans l’incertitude, la situation est instable, compliquée. Beaucoup de chrétiens viennent nous voir pour que nous les aidions à émigrer», confie à cath.ch la religieuse de la Congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie. La Syrie, connue pour sa diversité – outre la grande majorité musulmane sunnite, le pays compte des chrétiens, des musulmans chiites, des druzes, des kurdes… – est désormais dirigée par Ahmed Al-Chareh, ancien chef du Front al-Nosra, la branche d’al-Qaïda en Syrie, dont les fidèles occupent désormais les principaux postes du gouvernement.
Les alaouites dans le collimateur du nouveau pouvoir
La religieuse relève que le conflit entre les sunnites et les alaouites – accusés globalement d’avoir été les soutiens du régime de Bachar al-Assad – est toujours en cours. Les massacres de la région côtière ont déjà fait un millier de morts civils. «Il n’y a pas de sécurité, les gens du gouvernement entrent dans les maisons alaouites à Homs à la recherche d’armes, ils ont dans la tête qu’il faut les tuer, parce qu’ils pensent qu’ils ont tous été des partisans de Bachar. Il y a beaucoup de morts dans les villages alaouites…»
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«La vie est devenue plus difficile, il n’y a pas eu de changements ces quatre derniers mois. Il y a beaucoup de chômage, on a licencié les membres de l’armée, de l’administration. Il y trois mois que les employés de l’Etat n’ont pas touché leur salaire. Les coupures d’électricité et de chauffage sont toujours là…»
Les chrétiennes sentent la pression
Des affiches à Homs recommandent aux étudiantes de porter le voile intégral et d’éviter de se parfumer, d’autres apposées sur les bus incitent les femmes à se mettre au fond, séparées des hommes. «Ce sont des choses nouvelles pour les chrétiennes, cela met mal à l’aise ! »
Originaire d’un village proche de Homs, ville située à quelque 100 kilomètres de Damas, la religieuse syrienne est la supérieure de la communauté de Homs de la Congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, une communauté d’inspiration ignatienne. Elle est également fondatrice et directrice du centre «Le Sénevé», qui accueille de jour les personnes en situation de handicap mental souffrant de trisomie, d’autisme et d’autres pathologies, âgées de 3 à 30 ans.
Fondatrice du centre «Le Sénevé» pour les enfants en situation de handicap
C’est le jésuite néerlandais Frans van der Lugt (*), qui avait ouvert le centre Al Ard («la terre») à Qousseir, près de Homs, pour accueillir des personnes souffrant de handicaps mentaux, qui a suggéré à Sœur Samia d’ouvrir un tel centre au sein de son couvent de Homs, dans le quartier de Bustan al-Diwan. «Nous avions perçu un besoin, car dans notre pays, il n’y a pas beaucoup de structures pour les personnes handicapées, ce n’est pas la priorité de l’État. Les jeunes handicapés n’allaient pas à l’école; ils restaient à la maison. Il fallait faire quelque chose, les aider à sortir ! Lorsque la congrégation a décidé de lancer le projet en 2006, ils m’ont demandé de le piloter».
Déménagement sous les bombardements
Au début, elle a démarré le centre avec quelques enfants, mais pendant la guerre, à cause des bombardements et de l’occupation du quartier par les rebelles, il a fallu fermer le centre en novembre 2011 et déménager à dix minutes du quartier chrétien de Bustan al-Diwan dans le quartier de al-Nuzah, plus calme. En mai 2012, il a rouvert dans ce quartier, en collaboration avec les pères jésuites, avant de pouvoir retourner à Bustan al-Diwan en 2015.
Le personnel du Centre – pour éviter les transports – restait dans les quartiers et rencontrait les enfants restés en sécurité chez eux, car il y avait des barrages et il était dangereux de se déplacer. Elle accepte de poursuivre sa mission d’éducation et d’aide sociale et refuse de partir et d’abandonner la population. «J’étais la seule à passer les barrages pour visiter les équipes, mais, comme religieuse, on m’a toujours respectée !»
140 enfants et jeunes accueillis au «Sénevé»
Aujourd’hui, le centre de jour, au sein du couvent, accueille 140 enfants et jeunes de 3 à 15 ans qui viennent en classe tous les matins et rentrent chez leurs parents à 13h30. Outre l’apprentissage scolaire, les plus âgés, jusqu’à 30 ans, restent l’après-midi dans les ateliers et travaillent le bois ou fabriquent des bougies, les filles ont des ateliers de couture, sous la supervision de d’éducateurs et chefs d’ateliers. Cela s’adresse «aussi bien à des chrétiens qu’à des musulmans».
Le centre compte 52 employés, qui vont de spécialistes pour l’orthophonie et la psychomotricité, à la coordination pédagogique, au secrétariat, à la cuisine, à la logistique, aux chauffeurs et aux concierges.
En janvier de cette année, le Centre a construit une nouvelle annexe, un foyer pour les handicapés isolés et âgés, qui n’ont plus de parents. Sœur Samia relève l’importance de travailler avec les parents et les frères et sœurs de la personne en situation de handicap, car la tendance est de les cacher à la vue des autres. «C’est tout un travail pour que les parents acceptent la personne en situation de handicap !»
Réhabilitation d’un millier de maisons
La religieuse a également d’autres projets à Homs: la réhabilitation et la reconstruction de maisons abandonnés par les habitants de la vieille ville, libérée en 2015 mais complètement détruite par les combats entre l’armée gouvernementale et les djihadistes. Les habitants s’étaient réfugiés dans les villages alentour ou dans le Wadi al-Nasara («La Vallée des Chrétiens), mais quand ils sont revenus, ils n’ont pas reconnu leur quartier…
«Nous réhabilitons les maisons pour tout le monde. Jusqu’à présent, nous avons réhabilité un millier de maisons, tant pour les chrétiens que pour les musulmans ! On a commencé avec Caritas Luxembourg et Cafod, l’organisation catholique pour le développement de l’Eglise en Angleterre et au Pays de Galles, et maintenant avec Caritas Allemagne, et pour les chrétiens, avec l’Œuvre d’Orient à Paris).
Un pays appauvri, sans sécurité sociale
Elle a également, avec l’aide d’associations, mis sur pied dans la vieille ville, fin 2019 et en 2020, un centre médical composé de médecins, pharmaciens, infirmiers et psychologues, «pour la reconstruction des âmes». Ce dispensaire aide à trouver des médicaments pour les malades sans moyens, et qui leur paie les interventions chirurgicales, car dans le pays, il n’y a pas de sécurité sociale. «L’argent de la retraite est insuffisant pour payer les médicaments. Avec la crise économique qui s’aggrave, on voit que les enfants ont des manques de vitamines, sont sous-alimentés, sont atteints de maladie dues à la pauvreté». Le but de Samia et de ses consœurs: aider à leur niveau à soutenir la reconstruction du pays en multipliant les actions éducatives et sociales et tenter «de faire rester les jeunes qui rêvent de voyage et d’exil…» (cath.ch/be)
(*) Frans van der Lugt, né le 10 avril 1938 à La Haye, était un jésuite néerlandais qui vivait en Syrie depuis 1966. Devenu Syrien parmi les Syriens, il dirigeait le centre d’accueil pour les personnes handicapées et partageait la vie du quartier musulman de la ville de Homs. Le 7 avril 2014, il était assassiné devant la Résidence des Jésuites de Bustan al-Diwan, un quartier de la vieille ville de Homs aux mains des islamistes, à l’âge de 75 ans. Selon Talal al-Barazi, dirigeant du gouvernorat de Homs, son assassinat a été commis par des membres du Front al-Nosra. Il est enterré au monastère de Bustan al-Diwan à Homs. JB
A Lausanne pour l’Œuvre d’Orient Suisse
Invitée à Lausanne durant une semaine par Œuvre d’Orient Suisse, une ONG basée à l’Abbaye de Saint-Maurice, Sœur Samia a apporté son témoignage sur la situation actuelle en Syrie à l’ASCO, l’Association Suisse des Chrétiens d’Orient (ASCO), basée à la paroisse Saint-Etienne, et à la paroisse du Sacré-Cœur/Ouchy. Cette dernière a soutenu les projets de Sœur Samia à Homs de 2019 à 2021 pour un montant de 85’000 francs, tandis que L›Œuvre d’Orient Suisse a contribué pour 20’000 francs en 2023.
Originaire d’un village proche de Homs, ville située à quelque 100 kilomètres de Damas, la religieuse syrienne est la supérieure de la communauté de Homs de la Congrégation des Saints-Cœurs de Jésus et de Marie, une communauté d’inspiration ignatienne. Elle est également fondatrice et directrice du centre «Le Sénevé» qui est un centre d’accueil de jour pour des personnes en situation de handicap mental souffrant de trisomie, d’autisme et d’autres pathologies, âgées de 3 à 30 ans. JB