«Shalom Allah»: les musulmans sont-ils les juifs d’aujourd’hui?
Le long-métrage documentaire «Shalom Allah», qui sort le 26 août sur les écrans romands, s’interroge sur ce qui motive celles et ceux, en Suisse, qui se convertissent à l’islam. Son réalisateur, le zurichois David Vogel, filme le parcours de six d’entre eux, entre doutes et préjugés, avant de découvrir le rôle que joue son propre passé juif…
Le réalisateur zurichois David Vogel a suivi durant sept ans le parcours de conversion à l’islam de Franco, de sa femme Myriam et de ses deux filles, celui aussi de Aïcha, qui découvre l’islam sur Internet ou encore de Johan, le seul protagoniste romand du film. Dans «Shalom Allah», son long-métrage présenté l’an dernier en première au Festival du film de Locarno, le cinéaste tente d’expliquer comment et pourquoi plus d’une centaine de Suisses se convertissent chaque année à l’islam. À force d’accompagner ses protagonistes, il est lui-même rattrapé par son passé juif, qu’il croyait avoir laissé derrière lui. Rencontre.
Pourquoi ce film sur les conversions à l’islam?
David Vogel: depuis tout petit, j’ai rencontré des convertis et ils savaient toujours mieux que les autres comment fonctionne la religion. Puis en 2010, j’ai vu l’émission de télévision alémanique «Arena». C’était la première fois qu’elle invitait Nicolas Blancho, le président du Conseil central islamique suisse. J’ai trouvé incroyable qu’on lui demande s’il était le Ben Laden de Bienne! Il était tout-à-coup le porte-parole des musulmans! Je me suis alors demandé comment un converti peut prendre si vite cette place. Cela a été le point de départ et la raison pour laquelle j’ai commencé à m’intéresser aux convertis.
Est-ce que les personnes qui envisagent de se convertir à l’islam mesurent l’impact d’un tel choix sur leur vie professionnelle, familiale et sociale?
Je ne suis pas sûr, parce que se convertir au judaïsme prend trois ou quatre ans, alors qu’une conversion à l’islam se fait de façon très spontanée. Les nouveaux convertis musulmans sont souvent très euphoriques et enthousiastes et ne réalisent pas ce qu’il se passe autour d’eux. A la fin du film, Myriam Lo Manto, d’une famille de «segundos» italiens, porte le voile, mais aujourd’hui, elle ne le met plus, pas pour des raisons religieuses, mais parce qu’elle ne trouve pas de travail.
«Les nouveaux convertis musulmans sont souvent très euphoriques et enthousiastes et ne réalisent pas ce qu’il se passe autour d’eux.»
Tout comme son mari Franco, qui était policier et dont les collègues ont dit qu’il était «passé à l’ennemi» quand il s’est converti…
Oui, il a dû changer complètement de vie. Il travaille maintenant à l’hôpital. Il a dû faire un apprentissage, il a perdu beaucoup d’argent. Ce ne fut pas facile…
On le voit dans votre film, les convertis musulmans sont exposés à de nombreux préjugés, et vous mettez en place un dispositif pour déjouer nos propres préjugés à leur égard…
C’est vrai que lorsque j’ai filmé Johan en habits militaires, crâne rasé, en train de faire des pompes dans la neige, je lui ai demandé s’il m’autorisait à utiliser ces images. Je lui ai avoué que j’avais moi-même pensé au djihad en les visionnant. Mais c’est notre cinéma mental! On parle toujours des musulmans, mais jamais avec eux. Or un dialogue franc aide énormément à combattre nos préjugés.
Comment avez-vous fait pour trouver des personnes prêtes à témoigner?
C’était très difficile. Chez les musulmans, la méfiance envers les médias est très forte, et je peux le comprendre, honnêtement. J’ai dû boire beaucoup de cafés jusqu’à ce que je trouve mes protagonistes! Cela faisait un an, par exemple, que j’avais entendu parler de la famille Lo Manto. Je savais que le chef de famille était policier et votait pour l’UDC. Quand je leur ai envoyé un mail pour les rencontrer, ils ne m’ont répondu qu’un an plus tard…
«On parle toujours des musulmans, mais jamais avec eux.»
Vous filmez la conversion de Gioia, 17 ans, chez l’imam Nicola Blancho. Dans quel état d’esprit avez-vous filmé cette scène?
J’étais choqué par la nervosité de Gioia. Elle n’a presque rien dit. L’avait-on trop poussée? Franco Lo Manto et Myriam, la mère de Gioia, qui l’accompagnaient, discutaient pourtant ouvertement de tout avec Gioia. Mais voir qu’elle ne trouvait pas ses mots et qu’elle était sur la défensive me faisait mal.
Vous avez grandi dans le milieu juif orthodoxe de Zurich, mais à vingt ans, vous tournez le dos à la religion. Or les questions de vos protagonistes vous amènent à vous interroger sur vos propres origines religieuses et à devenir à votre tour protagoniste dans votre film. Qu’est-ce que «Shalom Allah» vous a appris sur votre rapport à la religion?
Vous savez, moi aussi, je suis un peu comme un converti. J’ai d’abord dit que j’étais athée. Puis, durant les sept ans de travail sur ce film, ma position a évolué. Aujourd’hui je dis que je ne crois pas en Dieu, mais qu’il me manque. J’ai réalisé que j’ai trouvé une spiritualité dans le judaïsme et qu’il y a des choses comme le shabbat (ndlr, jour de repos assigné au septième jour de la semaine juive) qui me manquent.
«Aujourd’hui je dis que je ne crois pas en Dieu, mais qu’il me manque.»
Vous critiquez le traitement du fait religieux par les médias. Que leur reprochez-vous?
Je leur reproche une scandalisation du fait religieux et une concentration de l’attention médiatique sur des mosquées qui posent problème. On raconte toujours les mêmes histoires: pourquoi Nicolas Blancho reçoit de l’aide sociale. Pourquoi la mosquée à Winterthur envoie des gens faire le djihad en Syrie. La vérité n’est pas si simple et il n’y a plus de tribune et de soutien pour des gens qui racontent des histoires plus nuancées.
Vous comparez la façon dont la Suisse a traité la communauté juive, notamment durant l’affaire des fonds juifs, à celle dont on traite aujourd’hui la communauté musulmane. En quoi l’antisémitisme se rapproche selon vous de l’islamophobie?
Si l’on discute de savoir si les musulmans sont les juifs d’aujourd’hui, il faut d’abord mettre l’holocauste de côté. Si l’on fait ça, on voit tout de suite que l’on peut faire cette comparaison. Pour critiquer l’islam, il suffit de tirer des citations du Coran et en faire une religion dangereuse. On a fait pareil avec le Talmud (ndlr, l’un des textes fondamentaux du judaïsme) et certains passages évoquant le sang des animaux. Il y a 150 ans, la première initiative populaire en Suisse a interdit la shehita (ndlr, rite juif d’abattage qui rend les animaux propres à la consommation). En fait, on a peur d’une société qui vient de loin, du Moyen-Orient. Et on vit la même chose aujourd’hui avec les minarets et la burqua.
«Pour critiquer l’islam, il suffit de tirer des citations du Coran et en faire une religion dangereuse.»
Donc pour vous, ces discriminations et ces préjugés liés à l’appartenance religieuse et culturelle sont similaires entre islam et judaïsme?
Je suis allé dans les archives examiner la politique menée par l’UDC dans les années 90, et j’ai constaté que les caricatures avec des doigts griffus étaient très proches de celles des années 30. Dans les années 90, à l’époque de l’affaire des fonds juifs, ils ne disaient pas «les juifs» dans leurs publications, mais parlaient de «danger international». Maintenant, ils ont trouvé un autre danger, les musulmans, et cela me dérange énormément. (cath.ch/cp)
>L’émission radio «Hautes Fréquences» propose le 30 août, à 19h, sur RTS1, un reportage sur «Shalom Allah», avec interview du réalisateur, d’un spécialiste et extraits du film.