Sainte-Sophie pomme de discorde entre les orthodoxes et les catholiques
Aujourd’hui pomme de discorde entre l’orthodoxie et les Turcs musulmans, la basilique Sainte-Sophie de Constantinople a aussi été, au cours de son histoire millénaire, un enjeu important du conflit entre l’orthodoxie et le catholicisme romain au temps des croisades.
La décision du gouvernement du président Recep Erdogan d’ouvrir la basilique Sainte-Sophie, à Istanbul, aux prières musulmanes, le 10 juillet 2020, met fin à presque un siècle de sécularisation du monument le plus célèbre de Turquie. La basilique devenue grande mosquée en 1453 était depuis 1934 un musée, sur décision d’Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. Mais on oublie souvent que la basilique orientale, aujourd’hui cerné par quatre minarets, fut aussi un temps une église catholique de rite latin.
Un ressentiment ancien entre Byzance et Rome
Le 10 juillet, après l’annonce du Conseil d’État turc, certains sites orthodoxes s’interrogent sur le ‘silence’ du pape François quant à la reconversion de l’Hagia Sophia en mosquée, quitte à le rendre responsable de cette décision. Si ces analyses semblent essentiellement polémiques, elles découlent d’un ressentiment ancien entre le monde orthodoxe et Rome dont la ville de Byzance et la basilique Sainte-Sophie ont été l’un des enjeux majeurs.
Le conflit, qui scella la division entre catholique et orthodoxes, remonte à l’époque de la IVe croisade (1204). Manquant de ressources financières pour payer leur transport maritime, les croisés occidentaux venus de France ou d’Allemagne acceptent la proposition du doge de la République de Venise, Enrico Dendolo, de reprendre en son nom, la ville de Zara, sur la côte de Dalmatie. Ils n’hésitent pas pour cela à massacrer toute la population de la cité pourtant catholique.
La mesure est immédiatement condamnée par le pape Innocent III, qui avait lancé la croisade. Il excommunie les Croisés et les Vénétiens. Mais l’infamie ne s’arrête pas pour autant: au lieu d’aller reprendre pied en Terre Sainte, où les États Latins bataillent contre les musulmans pour sécuriser l’accès au tombeau du Christ, les navires mettent le cap sur Constantinople, afin de favoriser le retour sur le trône d’un prétendant byzantin déchu, qui leur a promis en échange de racheter leurs dettes à Venise.
Massacres et pillages
Constantinople tombe sous la poigne des Croisés en 1203, mais Alexis IV, le nouvel empereur, refuse de payer la somme pourtant promise. Les Croisés, furieux, sont chassés, mais reprennent la ville en 1204. Ils se livrent alors à un pillage généralisé de la cité la plus prospère d’Orient.
Alors que les Byzantins se réfugient dans les terres d’Asie mineure. Beaudoin, Comte de Flandres, se fait couronner empereur dans Sainte-Sophie sous le nom de Beaudoin Ier de Constantinople. Cette période d’occupation latine dure de près de 60 ans, et laisse un souvenir amer aux Byzantins, qui se vengèrent en massacrant les Latins encore présents dans la ville en 1282.
Hagia Sophia pillée par les Croisés
Lors du second sac, l’Hagia Sophia est pillée sans vergogne par les envahisseurs. L’historien byzantin Nicétas Choniatès, dans son Histoire des temps, raconte cet épisode terrible et honteux, notamment en ce qui concerne l’Hagia Sophia :
«Comment pourrais-je commencer à raconter les actes de ces hommes malfaisants ? Hélas, les images, qui auraient dû être adorées, ont été foulées aux pieds ! Hélas, les reliques des saints martyrs ont été jetées dans des lieux impurs ! On voit alors ce qui fait frémir: le corps et le sang divins du Christ ont été renversés sur le sol ou jetés par terre. Ils s’emparèrent des précieux reliquaires, enfoncèrent en leur sein les ornements qu’ils contenaient et utilisèrent les restes brisés comme poêles et tasses à boire, précurseurs de l’Antéchrist, auteurs et hérauts de ses actes malfaisants que nous attendons momentanément. Manifestement, en effet, par cette race, alors, tout comme autrefois, le Christ a été volé et insulté et Ses vêtements ont été divisés par le sort; il ne manquait qu’une chose, que Son côté, transpercé par une lance, verse des fleuves de sang divin sur le sol.
La violation de la Grande Église [note : Sainte-Sophie] ne peut pas non plus être écoutée avec sérénité. Car l’autel sacré, formé de toutes sortes de matériaux précieux et admiré par le monde entier, a été brisé en morceaux et réparti entre les soldats, tout comme toutes les autres richesses sacrées d’une splendeur si grande et infinie.»
La basilique actuelle porte encore des traces de cette courte période: le doge de Venise Enrico Dendolo a été inhumé dans l’édifice. Ce sont les Latins qui ajoutèrent les arcs-boutants à la suite de deux tremblements de terre qui affaiblirent la structure au XIIIe siècle. A Venise, les chevaux qui ornent la basilique Saint-Marc sont un des nombreux témoignages du sac de Constantinople.
Des blessures mal refermées
Certaines blessures ont toujours du mal à se refermer. En 2001, le pape Jean Paul II, dans le but d’œuvrer pour l’unité avec les orthodoxes, a reconnu les torts des catholiques. «Il est tragique que les assaillants, qui visaient à garantir le libre accès pour les chrétiens de Terre Sainte, se retournèrent contre leurs frères dans la foi. Le fait qu’ils soient chrétiens latins remplit les catholiques d’un profond regret». En 2004, il a présenté formellement ses excuses au patriarche œcuménique Bartholomée Ier, lequel les a formellement acceptées 800 ans exactement après la prise de la ville. (cath.ch/imedia/cd/mp)