Même la famille Habsbourg-Lorraine s’interroge
Rome: La béatification de l’empereur d’Autriche-Hongrie soulève des polémiques
De Rome, Hervé Yannou
Rome/Vienne, 28 septembre 2004 (Apic) Au printemps 1922, l’île de Madère enterrait un homme de 34 ans, souverain en exil d’un empire défunt. Charles de Habsbourg (1887-1922) était le dernier empereur d’Autriche, l’ultime roi de Hongrie, monté sur le trône en plein conflit mondial, auquel il tenta en vain de mettre fin. 82 ans après sa mort, Jean-Paul II le béatifiera le 3 octobre 2004. Cette béatification d’un chef d’Etat soulève des polémiques.
Charles Ier sera élevé à la gloire des autels en même temps que l’Allemande Anna Katharina Emmerick, que les Français Albert Vigne et Joseph Cassant, et que l’Italienne Ludovica De Angelis, des bienheureux aux vertus héroïques moins politiques.
«Les membres de la famille de Habsbourg-Lorraine ne pourraient sans doute pas dire pourquoi le pape béatifie leur grand-père» souligne Manfried Rauchenstein, directeur du musée d’histoire militaire de Vienne, dans un long article publié dans le journal allemand «Die Zeit», le 16 septembre.
Charles d’Autriche est un «modèle de vertu» pour les hommes politiques, selon Andrea Ambrosi, postulateur de la cause en béatification du «roi apostolique». «Les épisodes de sa vie reflètent son sens des responsabilités marqué par ses convictions religieuses». En effet, sur les champs de bataille et contre l’avis de son cousin d’Allemagne Guillaume II, il refuse l’usage des gaz de combat – qui seront néanmoins utilités sur le front autrichien -, le bombardement de Venise par des sous-marins et tente en vain de conclure la paix avec Clemenceau.
«Mon père a sans doute été l’unique chef d’Etat de la Première Guerre mondiale qui a véritablement recherché la paix, mû par sa conscience de chrétien. Il a d’ailleurs intimement travaillé avec le pape pour obtenir la fin du conflit», souligne Otto de Habsbourg, 91 ans, actuel chef de la maison impériale et ancien député européen, ayant formellement renoncé au trône en 1961.
Saint patron des perdants?
Devenu l’héritier d’une monarchie de droit divin après l’attentat de Sarajevo, Charles de Habsbourg se soucie particulièrement du sort de son peuple, assujetti aux privations du conflit. Il fait ainsi abattre les chevaux du palais pour nourrir les Viennois affamés, et légifère pour garantir la paix sociale à son empire au bord de l’asphyxie. Mais après 24 mois de règne, c’est un vaincu. «Il n’est pas exclu que Charles devienne un jour le saint patron des perdants», estime un peu ironiquement l’historienne autrichienne Brigitte Hamann.
L’affaire de la métamorphose en figure héroïque de l’empereur Charles touche à l’identité nationale autrichienne. «La béatification est importante pour l’Autriche, c’est celle d’un chef d’Etat qui a gouverné dans un moment particulièrement critique de l’histoire. L’Autriche enverra les représentants «adaptés» pour cette cérémonie», commente pour l’Apic un diplomate autrichien. La ministre de la Santé, Maria Rauch, représentera son gouvernement le 3 octobre. Elle sera accompagnée d’Andreas Khal, président du Parlement et numéro deux dans l’ordre protocolaire de l’Etat autrichien, et du gouverneur du Tyrol, Herwig van Staa.
Pourtant, la République autrichienne interdit toujours son territoire aux membres de la famille des Habsbourg n’ayant pas abandonné formellement leurs prérogatives dynastiques. Si Otto a officiellement renoncé au trône en 1961 et peut désormais se rendre à Vienne, ses deux frères, Felix et Carl Ludwig, ne s’y sont résolus qu’en avril 1996. «Les relations entre la famille des Habsbourg et le gouvernement autrichien sont aujourd’hui normalisées», estime le diplomate interrogé par l’Apic. «Nous ne sommes plus dans la situation des années 60 et 70 où les relations avec les membres de l’ex-famille impériale étaient plus difficiles. Aujourd’hui certains d’entre eux ont des relations personnelles avec des membres du gouvernement».
Nostalgie, nostalgie.
Le souvenir nostalgique du puissant empire austro-hongrois demeure. En 1989, l’épouse de Charles, l’impératrice Zita morte en Suisse à 97 ans, a eu droit à des funérailles grandioses à Vienne. Pour le conservateur du Musée d’histoire militaire de Vienne, la béatification de l’empereur pourrait aussi symboliser «le retour dans l’Europe chrétienne des pays dépendants autrefois de la monarchie habsbourgeoise», la Hongrie et l’ex- Tchécoslovaquie appartenant à l’ex-bloc soviétique.
Ainsi, certains jugent que la béatification de l’empereur est pilotée par les milieux conservateurs de l’Eglise autrichienne. Pour ces personnes, il faudrait y voir l’influence de la «Ligue de prière de l’empereur Charles pour la paix des peuples», communauté de prière reconnue en 1963 par le Vatican. Elle est présidée par Mgr Kurt Krenn, évêque de Sankt Pölten, dont le séminaire a été récemment fermé par le Saint-Siège suite à une très grave affaire de moeurs et de trafic de photos à caractère pédophile. Mgr Krenn, officiellement invité par le Saint-Siège à démissionner pour raisons de santé, négocierait actuellement son départ avec les autorités vaticanes.
Eglise autrichienne peu enthousiasme
Par ailleurs, le chroniqueur religieux autrichien Hubert Feichtlbauer pense que béatifier cet homme politique n’est «pas très crédible». En 1921, Charles Ier, ayant refusé d’abdiquer estimant détenir son pouvoir de Dieu seul, tente de remonter sur son trône sans exclure le recours à la force. Quant à l’Eglise autrichienne, elle se montre peu enthousiaste devant l’événement. «Il n’y a pas de doute que beaucoup de questions historiques restent ouvertes», souligne le porte-parole du cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne.
«Le roi de Jérusalem» et «duc d’Auschwitz», selon la longue titulature de Charles de Habsbourg, était rendu responsable du malheur de son peuple en 1918. Ce sont les apologistes de l’empereur et de l’empire qui ont créé la «Ligue de prière de l’empereur Charles» en 1925. Après 1945, le règne du dernier monarque apparaît à certains moins noir. L’Autriche exsangue traverse alors une après-guerre plus terrible que la précédente. En 1949, le cardinal archevêque de Vienne ouvre, avec le soutien de Zita, le procès diocésain pour la béatification de l’empereur. 654 témoins sont entendus. En 1987, l’Autriche invite des commissions historiques internationales à se pencher sur son histoire. L’une s’intéresse au passé controversé d’officier de la Wehrmacht du président Kurt Waldheim, alors en exercice; une autre se saisit du cas de l’empereur Charles et accrédite l’enquête menée par l’archevêché de Vienne. Enfin, le 20 décembre 2003, Jean Paul II accepte la reconnaissance de la guérison miraculeuse de la religieuse brésilienne Maria Zita Gradowska, en 1960.
Aujourd’hui, les cendres de l’empereur ne devraient pas rejoindre la crypte impériale des capucins à Vienne. Une place lui a pourtant été réservée à côté des 12 empereurs et des 19 impératrices de son sang qui y reposent. Les habitants de Madère, ayant une profonde vénération pour lui, désirent garder sa dépouille. Le pèlerinage autour de l’empereur pourrait aussi représenter une manne touristique pour l’île portugaise. En 1972, le cercueil de l’empereur y a été officiellement ouvert. Charles reposait, momifié par le temps, dans son uniforme militaire. Pour éviter toute profanation et un éventuel trafic de reliques, le corps a été scellé dans un double cercueil de fer et de bois.
Des airs de Danube bleu
Le 3 octobre, le Tibre prendra des airs de beau Danube bleu. Les Habsbourg en exil seront nombreux place Saint-Pierre, pour assister à la béatification de leur aïeul, accompagnés par des dizaines de milliers de pèlerins dont de nombreux membres du gotha. Ainsi, la princesse Astride, mariée à un Habsbourg, représentera officiellement le roi des Belges. «C’est une affaire de famille royale à famille royale», a expliqué un diplomate à l’Apic. Pour fêter cet événement dynastique, les Habsbourg organiseront à l’issue de la cérémonie de béatification et conjointement à l’ambassade autrichienne et à la «Ligue de prière de l’empereur Charles», une réception dans la salle Paul VI du Vatican. (apic/hy/pr)