«Réparation» demandée à l'Eglise pour son rôle dans l'esclavage
Alors que les manifestations contre le racisme se multiplient aux Etats-Unis et dans le monde, le rôle de l’Eglise catholique dans l’esclavage et la ségrégation des Noirs est montré du doigt. La professeure d’histoire américaine Shannen Dee Williams demande que l’Eglise s’excuse et fasse acte de réparation.
«L’histoire des catholiques noirs révèle que l’Eglise n’a jamais été une spectatrice innocente face au développement de la domination blanche», note Shannen Dee Williams dans un éditorial publié le 15 juin 2020 par le journal américain National Catholic Reporter. L’historienne évoque une «complicité directe» de l’Eglise catholique dans les péchés que constituent le racisme anti-Noirs, l’esclavage et la ségrégation à l’ère moderne. Alors que la Doctrine sociale de l’Eglise affirme le «droit à la vie et à la dignité» de toute personne humaine, l’Eglise a «outrageusement violé ces enseignements à travers sa participation au commerce d’esclaves transatlantique et ses pratiques impérialistes d’esclavagisme».
Des dizaines de millions de morts
L’Eglise catholique est devenue, au 15e siècle, la première institution mondiale à déclarer que «les vies noires ne comptent pas» (en opposition au mouvement anti-raciste Black Lives Matter [les vies noires comptent] ndlr.), estime la professeure à l’Université catholique de Villanova (Pennsylvanie). Elle met en cause une série de bulles papales, dont Dum Diversas, de Nicolas V, en 1452. Le texte accorde en effet aux rois d’Espagne et du Portugal «la permission complète et libre d’envahir, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins et les païens et tous les autres incroyants (…) et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle». Avec la bulle du pape Alexandre VI Inter Caetera (1493), l’Eglise a «non seulement autorisé l’asservissement des Africains et la capture de terres non-chrétiennes, mais aussi apporté sa caution morale au développement du commerce d’esclave transatlantique», souligne Shannen Dee Williams.
Au moins 12,5 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont ainsi été transférés de force d’Afrique vers l’Europe et les Amériques afin d’enrichir les citoyens blancs de ces continents, dont beaucoup étaient catholiques. Ce commerce a causé la mort de dizaines de millions d’Africains et de natifs des Amériques, sur une période de près de quatre siècles.
L’Eglise, entreprise esclavagiste
Sur le territoire qui devint plus tard les Etats-Unis d’Amérique, l’Eglise catholique a introduit l’esclavage des Africains au 16e siècle déjà. En fait, pendant certaines périodes de l’histoire américaine, l’Eglise a été la plus grande institution utilisant des esclaves en Floride, en Louisiane, dans le Maryland, dans le Kentucky et le Missouri, note l’historienne afro-américaine.
En Amérique latine et dans les Caraïbes, les catholiques, y compris les congrégations de religieux et religieuses, étaient les plus grands propriétaires d’esclaves durant la période coloniale.
Shannen Dee Williams estime en outre que, suite à l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, l’Eglise catholique a été l’institution chrétienne qui a le plus pratiqué la ségrégation. Jusqu’au début du 20e siècle, «la très grande majorité des ordres religieux et des institutions catholiques ont systématiquement exclu les personnes afro-descendantes, sur l’unique critère de leur ethnicité», affirme l’historienne. Une histoire rarement intégrée dans les programmes de l’enseignement catholique aux Etats-Unis. Ce déni historique serait «l’une des composantes du système de domination des Blancs qui continue à nuire aux descendants des personnes réduites en esclavage».
Reconnaissance historique
Shannen Dee Williams admet que de nombreuses voix catholiques se sont jointes au mouvement de protestations contre les violences policières suite à la mort de George Floyd. Elle assure que cela lui «donne de l’espoir». Pour autant, l’historienne considère que la prise de conscience catholique ne va pas assez loin et qu’elle devrait s’accompagner d’une rétrospection approfondie sur l’histoire.
Elle rappelle ainsi qu’elle avait esquissé, en janvier 2020 sur le site Catholic News Service de l’épiscopat américain, un plan d’action de «réparation catholique» sur l’esclavage et la ségrégation. Celui-ci proposait, outre des excuses de la part des plus hautes instances de l’Eglise, des investissements dans l’éducation des populations afro-américaines, le renforcement de l’enseignement de l’histoire des peuples minoritaires des Amériques, ou encore un engagement plus prononcé du clergé dans les campagnes pour les droits des Noirs. «Si la possibilité existe encore d’une vraie paix et d’une vraie réconciliation, l’Eglise catholique doit finalement déclarer de toutes ses forces et ressources que ‘les vies noires comptent’, martèle Shannen Dee Williams. Le but des Noirs n’a jamais été d’obtenir la charité; ils veulent la justice complète, les droits humains, la liberté et le démantèlement total de la domination blanche, premièrement dans l’Eglise». (cath.ch/ncr/rz)
Les papes et l’esclavage
La doctrine catholique a eu pendant longtemps une attitude ambiguë envers l’esclavage. Le magistère a intégré progressivement la condamnation du phénomène, de façon catégorique seulement au 19e siècle.
Certains pontifes des siècles précédents se sont certes élevés contre cette pratique, mais en général dans des contextes spécifiques. Eugène IV, en 1435, exige par exemple, dans la courte encyclique Sicut dudum, la libération immédiate de tous les esclaves des îles Canaries, sous peine d’excommunication. Il n’est pas question de la traite négrière ou des autres types d’esclavages pouvant exister.
Vingt ans plus tard, en 1454, Nicolas V publie Romanus pontifex et Dum Diversas, deux textes souvent considérés comme établissant une reconnaissance officielle de l’esclavage, en autorisant notamment les chrétiens à soumettre les «infidèles». Une caution encore renforcée en 1493, avec Inter caetera divinae, d’Alexandre VI, qui donne au nom de Dieu «toute autorité» aux colons européens sur les terres et les peuples qu’ils découvrent.
Dans la bulle pontificale Sublimis Deus, en 1537, le pape Paul III condamne cependant vigoureusement la pratique de l’esclavage. Mais le texte concerne uniquement l’asservissement des Indiens d’Amérique centrale. Il ne fait aucune mention du sort des populations noires. Ce texte est toutefois sans effet sur un monde catholique principalement préoccupé par l’expansion de la Réforme.
Il faut attendre les grandes revendications abolitionnistes du 19e siècle, pour que l’Eglise s’engage réellement dans la condamnation de l’esclavage dans toute ses dimensions. Grégoire XVI, dans la constitution In supremo apostolatus fastigio (1839), dénonce la réduction en esclavage des «Indiens, des Nègres et d’autres hommes».
Une avancée toutefois contredite par une instruction du Saint-Office de 1866 déclarant que «l’esclavage, en lui-même, n’est dans sa nature essentielle pas du tout contraire au droit naturel et divin».
Deux encycliques de Léon XIII, en 1888 et 1890, viennent finalement saluer l’abolition de l’esclavage, déclarée en Europe en 1848 et aux Etats-Unis en 1863, suite à la Guerre de Sécession. Le texte s’oppose clairement à la traite des Noirs et développe l’idée que l’esclavage est en contradiction avec le respect de la dignité humaine.
En 1962, la constitution Gaudium et Spes qualifie d’»infâme» la pratique de l’esclavage et confirme son incompatibilité avec la dignité humaine.
Lors de son pontificat, Jean Paul II s’excuse à plusieurs reprises au nom de l’Eglise pour l’implication de l’institution dans l’esclavage, notamment lors de sa visite à l’île de Gorée (Sénégal) en 1992. En juillet 2015, le pape François, lors de sa visite en Bolivie, s’excuse également pour tous les «péchés» du colonialisme, en particulier l’esclavage. RZ