«Les religions ne sont pas les premières responsables de la guerre»

Fustigeant la politique occidentale au Moyen-Orient, le journaliste allemand Ulrich Tilgner a déploré la visite du président américain Donald Trump en Arabie saoudite, «au cœur de l’islamisme», pour y vendre des armes pour plus de 100 milliards de dollars. Invité à Einsiedeln le 21 mai 2017 par l’œuvre d’entraide catholique Aide à l’Eglise en Détresse (AED), ce grand spécialiste du Moyen-Orient était l’un des débatteurs à une table-ronde sur «la responsabilité des religions dans la guerre».

Le podium, au centre de congrès d’Einsiedeln, était mis sur pied par AED à l’occasion de son pèlerinage annuel à l’abbaye bénédictine située dans le canton de Schwytz. Devant près de 500 participants, sous la direction de Martin Spilker, rédacteur en chef de kath.ch, Ulrich Tilgner a échangé avec Mgr Kyrillos Samaan, évêque copte catholique d’Assiout, en Egypte, Mahmoud El Guindi, président de l’Association des organisations islamiques de Zurich (VIOZ), et Roberto Simona, spécialiste à AED des minorités chrétiennes dans les pays musulmans.

Martin Spilker, rédacteur en chef de kath.ch, avec le journaliste Ulrich Tilgner (à droite)  (Photo: Jacques Berset)

Les causes profondes sont ailleurs

Lutter contre les terroristes islamiques uniquement par des moyens militaires ne suffit pas, cela peut même être contre-productif, estime Ulrich Tilgner, ancien journaliste de télévision qui a couvert pendant plus de trois décennies les endroits «chauds» du Moyen-Orient. «Un civil tué dans un bombardement, ce sont à coup sûr dix nouvelles recrues pour Daech!», lance Ulrich Tilgner, ancien journaliste de télévision qui a couvert pendant plus de trois décennies les endroits «chauds» du Moyen-Orient.

Tilgner fut correspondant à Bagdad durant l’invasion américaine de l’Irak. Travaillant en Iran, il a également couvert les événements en Afghanistan. Et l’auteur de «La logique des armes» (*) de relever que toutes les religions ont été exploitées ou sont encore instrumentalisées pour justifier la guerre. Pour bien comprendre les conflits, il faut toutefois aller au-delà des apparences et en chercher les causes profondes. Lui qui fut correspondant à Téhéran note que l’Iran a fait un immense effort dans le domaine de l’éducation: «les jeunes Iraniens sont formés, mais beaucoup sont sans travail; la catastrophe est programmée si on ne leur donne pas la chance d’utiliser leurs compétences!»

En Irak, a-t-il relevé, les chrétiens ne sont plus que 1% de la population, contre 10% il y a encore quelques décennies. Ils émigrent par peur de la terreur, mais également pour des raisons économiques. Ils pensent en outre qu’ils ont plus de chances d’être accueillis en Occident que les musulmans.

L’Arabie saoudite, «cœur de l’islamisme»

Le journaliste allemand n’a pas peur d’affirmer que ce sont les Etats-Unis, avec leur politique erronée, qui ont semé les graines d’Al-Qaïda. «Je ne suis pas religieux, a-t-il asséné, mais je suis profondément scandalisé par ce que fait l’Occident avec des régimes comme celui qui prévaut en Arabie saoudite!»

Roberto Simona, intervenant à son tour, a rappelé qu’il a lui aussi passé des années sur le terrain. D’abord pour des organisations humanitaires, notamment comme délégué du CICR, avant d’être nommé responsable pour la Suisse romande et italienne d’AED. Bénéficiant d’une longue expérience dans des pays en guerre ou faisant face à une grande détresse, il a pu observer sur place «l’immense travail» accompli par des organisations religieuses.

Roberto Simona (à droite) avec le journaliste Ulrich Tilgner (Photo: Jacques Berset)

L’Eglise catholique ne fait pas de prosélytisme auprès des réfugiés

Evoquant l’action des organisations catholiques, il affirme n’avoir jamais vu l’Eglise catholique «exclure quelqu’un en raison de sa race ou de sa religion, ou profiter de la pauvreté ou du drame de la guerre pour faire du prosélytisme». Le Tessinois a pu constater en Irak, où AED vient en aide aux réfugiés, que tant les chrétiens, que les yézidis et les musulmans sunnites ont été accueillis sans discrimination par l’Eglise. Ils se sont retrouvés dans les camps avec les chrétiens. «Cette cohabitation est pour moi la plus belle réponse au projet néfaste de purification ethnique et religieuse voulue par les différents groupes extrémistes et criminels comme l’Etat islamique ou le Front Al-Nosra!»

Quant à l’Egyptien Mahmoud El Guindi, il a rappelé son enfance à Suez. Il avait 12 ans quand son pays a été attaqué par une coalition britannique, française et israélienne suite à la nationalisation du canal de Suez. Réfugiée au Caire, sa famille a été accueillie par une famille chrétienne pendant six mois. Le président de la VIOZ, marqué par cette expérience, se dit optimiste quant à la coexistence entre chrétiens et musulmans en Egypte. Il estime que pour combattre le terrorisme, les armes sont certes parfois nécessaires, mais il faut avant tout aller aux racines profondes du mal, en voir toutes les dimensions historiques, sociales et économiques, la corruption du pouvoir par exemple, et ne pas se  contenter d’accuser la religion.

Mgr Kyrillos William et son compatriote musulman Mahmoud El Guindi, avec une statue de saint Nicolas de Flue, apôtre de la paix (Photo Jacques Berset)

L’islam doit évoluer

«En 2011, le ‘printemps arabe’ était avant tout le refus du système, mais il n’y avait pas de vrai leadership, et les islamistes ont profité de ce vide… Après avoir été 80 ans dans la clandestinité, ils ont saisi leur chance, mais n’ont rien fait correctement. Ils voulaient surtout chercher à garder le monopole du pouvoir. Leur renversement n’a pas été un putsch militaire, comme on a pu le lire dans les médias occidentaux, mais le refus par une grande majorité du peuple d’un pouvoir islamiste». Et le président de la VIOZ de marteler: 90 % des  problèmes de l’Egypte ne viennent pas de la religion. Tout en reconnaissant que l’islam, qu’il affirme respectueux des autres religions, doit évoluer: «Nous vivons dans un monde pluraliste, et ce que l’on trouve dans certains passages du Coran sur les kouffar (mécréants, infidèles, ndlr) doit être remis dans le contexte historique. On ne peut plus les utiliser dans le monde contemporain!»

Demandant à l’Europe de ne pas trop se mêler des problèmes de l’Egypte – «nous les connaissons bien assez nous-mêmes!» -, Mgr Kyrillos Samaan a rappelé que les catholiques, bien qu’ils ne soient que 250’000, jouent un grand rôle dans les domaines sociaux, de la santé et de l’éducation: 90% des élèves dans les écoles catholiques sont des musulmans. «L’aide que nous fournissons à la population n’est pas réservés aux seuls chrétiens! Nous voulons le dialogue, dans l’amour et le respect. Nous créons des ponts entre les communautés, sans faire aucun prosélytisme…»

L’Eglise copte, une Eglise de martyrs

Lors de la messe présidée dimanche 21 mai dans une église abbatiale comble, avec des fidèles attentifs à son témoignage sur la persécution des coptes, Mgr Kyrillos Samaan a rappelé que les islamistes veulent le départ des chrétiens de la région. Ils l’ont en grande partie obtenu par la terreur en Irak et en Syrie. «Mais en Egypte, nous sommes habitués à la persécution, nous n’avons pas peur, car l’Eglise copte a toujours été une Eglise de martyrs».

Les dernières attaques terroristes visant les chrétiens ont fait des dizaines de morts, en décembre dernier, dans l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul, au Caire, et le Dimanche des Rameaux à la cathédrale St-Georges de Tanta, et à la cathédrale St-Marc d’Alexandrie, où célébrait le pape Tawadros, chef de quelque 12 millions de chrétiens coptes orthodoxes. «Certes, nous nous demandons quand aura lieu le prochain attentat. Cependant jamais nous ne partirons de notre terre, nous savons que nous avons une mission dans ce pays. La récente visite du pape François nous a encore fortifiés!»  (cath.ch/be)

(*) Die Logik der Waffen. Westliche Politik im Orient. Orell Füssli, Zürich 2012

Mgr Kyrillos Samaan, évêque copte catholique d'Assiout, préside la messe en l'abbatiale d'Einsiedeln
22 mai 2017 | 15:35
par Jacques Berset
Temps de lecture : env. 5  min.
AED (95), Egypte (289), Einsiedeln (97), Kyrillos Samaan (3), Simona (4), Spilker (1), Tilgner (1)
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