Grèce: 2ème Forum Catholique – Orthodoxe à Rhodes
«Rapports Eglise-Etat: Perspectives théologiques et historiques»
Rhodes, 21 octobre 2010 (Apic) A l’invitation du patriarche oecuménique Bartolomaios 1er, se tient depuis lundi 18 octobre dans l’île de Rhodes, en Grèce, le 2ème Forum Catholique-Orthodoxe. Le thème «Rapports Eglise-Etat: Perspectives théologiques et historiques» est au cœur des discussions. Lançant les débats, le cardinal hongrois Peter Erdö, archevêque d’Esztergom-Budapest et président du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), a exprimé l’espoir que ce Forum puisse apporter une contribution à l’œcuménisme et à une présence plus incisive des chrétiens dans la vie publique en Europe.
Abordant le point de vue catholique sur la question des relations entre l’Eglise et l’Etat, le prélat hongrois a relevé que les différentes Eglises chrétiennes avaient des points de vue ecclésiologiques différents. «C’est aussi en partie pourquoi elles ont des convictions théologiques différentes pour ce qui a trait au rapport idéal entre l’Eglise et l’Etat», a-t-il reconnu, avant d’admettre que les différences remontent aussi à des circonstances historiques et historico-culturelles. «La représentation parallèle de ces points de vue peut être utile tant pour le dialogue œcuménique que pour la collaboration chrétienne pratique dans l’organisation des rapports aux différents Etats à l’intérieur du procès d’intégration des peuples européens», a relevé le cardinal Erdö.
Analogie concrète entre le christianisme des premiers temps et le peuple d’Israël
Le cardinal Erdö relève tout d’abord l’analogie concrète entre le christianisme des premiers temps et le peuple d’Israël. L’Eglise était constituée d’églises locales qui, au-delà de la foi identique et de la solidarité spirituelle et sociale, étaient unies dans la conviction que les chrétiens appartiennent à une seule nation sainte.
Les chrétiens des premiers siècles ont eu un rapport ambivalent vis-à-vis du droit romain. Plus tard, un enrichissement réciproque entre le christianisme et le droit romain a eu lieu. Suite à cela (surtout après le 3e siècle), l’Eglise a réglé sa vie de plus en plus par des normes qui, aussi selon la conception romaine, étaient de nature juridique.
Les chrétiens se sont déclarés vrai peuple de Dieu. Conformément à cela, ils ont conçu leur communauté en tant qu’Eglise, comme unité organisée aussi socialement et significative sur le plan de l’histoire du salut. Les fondements institutionnels de leur organisation (finalités, structures de base) et ainsi de leur droit étaient déterminés par la mission et la Tradition apostolique qui remonte à la personne du Christ. «Cette partie de leurs normes peut être qualifiée comme étant sainte, divine, constitutionnelle et juridique. En tout cas, l’idée de l’Israël nouveau a justifié la prétention à la souveraineté de l’Eglise», souligne le cardinal Peter Erdö.
«Déjà les juifs, au temps de l’exil babylonien, ont souvent vécu sous domination païenne et ont développé certaines pratiques de discernement quant à la religion et la politique. Vu que les formes de vie des chrétiens dans l’empire romain étaient semblables au début, il n’est pas rare qu’ils aient continué à considérer ces principes de comportement comme valables. Ils ont reconnu les pouvoirs publics comme légitimes». Mais en même temps, ils étaient prêts à conserver leur autonomie religieuse fusse-ce au prix de la persécution. Pour cela, ils ont gardé l’exemple de Jésus lui-même devant les yeux.
«Déjà dans l’enseignement du Christ, on voit la tension de la distinction entre le domaine spirituel et mondain. ›Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu’ (…), nous dit l’Evangile. En tout cas pour les chrétiens le problème de la délimitation des deux domaines se présentait. (…). Les chrétiens ont insisté sur le fait que, dans un sens eschatologique, le royaume du Christ n’est pas de ce monde (…) et affirmé que leur cité est dans les cieux».
L’autorité terrestre doit obéir à Dieu
Pour l’essentiel, les passages du Nouveau Testament témoignent que les premiers chrétiens ont reconnu les droits des services publics de la res publica, mais seulement dans le cadre d’une hiérarchie des valeurs: l’autorité terrestre doit obéir à Dieu, a-t-il rappelé. «Cette vision a bien sûr repoussé les anciennes mœurs religieuses et sociales et nié le caractère saint de la civitas mondaine. Les apologètes du second et troisième siècle partageaient presque tous cette opinion».
Cette attitude des chrétiens a provoqué une réaction très négative du côté des contemporains païens. On a reproché aux chrétiens l’anarchie, l’irréligiosité, l’irrationalité et la superstition. Après le tournant constantinien (313), certains écrivains chrétiens ont commencé à considérer l’Empire romain en voie de christianisation comme image de la société chrétienne céleste et en même temps de l’Eglise pèlerine sur terre. L’empire apparaît dans ce contexte comme règne du Christ sur terre et comme Eglise déjà répandue universellement en tant que Ecclesia universalis. Les deux grandeurs semblent former une unité essentielle où la distinction des charges des évêques dans le domaine religieux et de l’administration publique dans le domaine mondain est maintenue.
L’empereur considéré comme responsable pour le soin de l’Eglise
Dans cette théorie, l’empereur serait aussi responsable pour le soin de l’Eglise. Cette vision de l’Etat et de l’Eglise a été plus tard accentuée plus fortement en Orient et imposée de manière radicale par l’empereur Justinien (527-565). Déjà au 4e siècle, des voix s’élèvent dans le domaine chrétien, d’après lesquelles l’empereur ne doit jamais confondre les choses terrestres et celles de l’Eglise.
Saint Athanase, Hilaire de Poitiers et saint Basile le Grand, mais surtout saint Ambroise de Milan insistent sur le fait que ce sont les évêques qui doivent juger l’empereur dans les questions de la foi et pas inversement et que l’Eglise ne peut pas se soumettre à l’Etat (à la res publica).
Ce sont les évêques qui doivent juger l’empereur dans les questions de la foi et pas inversement
Cette direction prédominante mais pas exclusive qui exige l’indépendance de l’Eglise dans ses propres tâches et plus tard aussi la soumission des souverains du monde à l’Eglise dans les questions spirituelles, rejette toujours plus clairement les principes Eusébiens (d’Eusèbe de Nicomédie (280-341), qui fut l’un des principaux acteurs de la querelle religieuse portant sur les rapports entre le Père et le Fils au IVe siècle, ndr).
La conception augustinienne a été déterminante pour la chrétienté de l’Occident
Au début du 5e siècle, dans son ouvrage «La Cité de Dieu» (De civitate Dei), saint Augustin attaque la théologie politique du césaro-papisme. Cette conception augustinienne a été déterminante pour la chrétienté de l’Occident. Dans le contexte politique de la chute de l’Empire Romain d’Occident, la possibilité de confrontation entre le pape et l’empereur allait de soi. La théorie des deux puissances était alors caractéristique pour la pensée occidentale, aussi au Moyen Age.
Combat de compétence entre le pape et l’empereur
La distinction entre le domaine religieux et mondain, déjà clarifiée à la fin de l’Antiquité, fut en partie effacée au début du Moyen Age sous l’influence de la pensée germanique et réglée seulement à la suite des conflits de la querelle des Investitures (1075-1122). Cette querelle n’était cependant pas un combat entre l’Etat et l’Eglise, mais plutôt un combat de compétence entre le pape et l’empereur en tant qu’autorités suprêmes d’une seule chrétienté.
Même si l’Eglise a revendiqué une certaine souveraineté aussi dans les choses du monde, dans le cadre de la théorie des deux glaives représenté par Boniface VIII dans sa bulle ›Unam Sanctam’, cette conception a été exprimée de façon beaucoup plus nuancée par Francisco Suarez et le Toscan Robert Bellarmin (Roberto Bellarmino). En parlant d’une ›potestas Ecclesiae indirecta in temporalibus’, on entend la possibilité d’une disposition ecclésiale dans les affaires du monde pour le salut des âmes. Cette possibilité – qui ne concerne que les tribunaux – existe jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi, dans le canon 1401 du Code de droit canonique de 1983, on lit: «De droit propre et exclusif, l’Eglise connaît (….) 2° de la violation des lois ecclésiastiques et de tous les actes qui ont un caractère de péché, en ce qui concerne la détermination de la faute et l’infliction des peines ecclésiastiques». Pour expliquer correctement le point de vue ecclésial médiéval, il faut tenir compte du fait que le pouvoir de l’Etat au Moyen Age n’était pas sécularisé comme aux Temps Modernes, mais était conçu de façon sacrale-chrétienne. Un jugement moral avec l’autorité du magistère a nécessairement eu des conséquences dans le domaine de la vie politique et juridique.
Tentative de dissoudre l’Eglise dans l’Etat au siècle des Lumières
L’absolutisme et les Lumières se sont efforcés à soumettre l’Eglise à l’Etat et ont essayé de dissoudre l’Eglise dans l’Etat. L’école de Rome du 19e siècle a continué à développer cette idée fondamentale en parlant de l’Eglise en tant qu’une société parfaite. Bien sûr cela ne veut pas dire que le visage terrestre de l’Eglise est sans tache, admet le cardinal Erdö. «Cela veut plutôt exprimer la prétention qu’au plus haut concept de ›société’ ne correspond pas seulement l’Etat souverain, mais aussi nécessairement l’Eglise, de par sa nature théologique».
La profondeur théologique de cette tendance n’est pas seulement à mesurer en ce qu’elle pose les fondements en vue d’intervenir pour la souveraineté de l’Eglise, et de faire d’elle un sujet de droit international, mais bien plus aux déclarations théologiques qui apparaissent plus tard dans l’enseignement du Concile Vatican II. Un des premiers auteurs de l’école de Rome, le cardinal Giovanni Soglia (+1855) souligne que l’unité indéchirable de l’Eglise visible et invisible dérive de l’Incarnation du Christ. Le lieu théologique du droit canon devrait donc être déterminé à partir du dogme de l’Incarnation.
Le Concile Vatican II a certes pris position dans plusieurs documents sur l’Etat et l’Eglise. Il n’a cependant pas rédigé de théorie organique de leur rapport, constate le président du CCEE. «La constitution dogmatique sur l’Eglise ›Lumen Gentium’, la constitution pastorale ›Gaudium et Spes’ et la déclaration sur la liberté religieuse nous donnent toutefois certains éléments qui témoignent de leur fidélité à l’enseignement catholique traditionnel et qui contiennent aussi de nouvelles accentuations».
Dans l’article 76 de la ›Gaudium et Spes’, on insiste sur le fait que l’Eglise, «en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique».
Elle est «à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine. Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération».
L’Eglise ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. «Mais il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent».
Du droit inné de l’Eglise de «prêcher l’Evangile à toutes les nations»
Cet enseignement se retrouve également dans le Code de droit canonique, où l’on constate que c’est du devoir et du droit inné de l’Eglise, «indépendant de tout pouvoir humain», que de «prêcher l’Evangile à toutes les nations, en utilisant aussi les moyens de communication sociale qui lui soient propres». «Il appartient à l’Eglise d’annoncer en tout temps et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l’ordre social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la mesure où l’exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut des âmes» (canon 747,2).
Le nouvel accent du Concile réside particulièrement dans la reconnaissance du caractère neutre de l’Etat sur le plan religieux et de la liberté religieuse. «L’Eglise et l’Etat sont deux grandeurs distinctes, et ce tant selon leur origine et but, que d’après leur essence. Les deux sont autonomes et indépendants l’un de l’autre», relève encore le cardinal Erdö. Cette idée était déjà exprimée dans l’enseignement de la ›Societas perfecta’, (société parfaite) qui était encore soutenue explicitement par Paul VI. La liberté religieuse doit être garantie par l’Etat en raison de la dignité humaine. Les conventions entre l’Etat et l’Eglise sont toujours considérées comme un moyen approprié de régulation des relations et de la collaboration.
Diffusion du concept des Droits de l’Homme dans les temps modernes
Le Concile Vatican II a solennellement déclaré intervenir pour la liberté religieuse, non pas parce qu’il rejette la signification et le contenu objectif de toutes les religions et convictions, mais parce qu’il s’incline devant la liberté donnée par Dieu et la dignité de la personne humaine. La déclaration du Concile ›Dignitatis humanae’ est le document principal dans lequel l’enseignement sur la liberté religieuse se trouve. La déclaration du Concile essaie de répondre à deux questions essentielles, liées entre elles. La première est la question de la liberté de la décision de conscience sur la vérité fondamentale de la religion. La deuxième est celle de la pratique libre de la religion dans la société. Le fait que le thème de la liberté religieuse apparaisse, est étroitement lié à la consolidation et la diffusion du concept des Droits de l’Homme dans les temps modernes. Le Concile parle de la liberté religieuse comme une valeur que le droit civil doit reconnaître et estimer.
L’exigence de la liberté religieuse s’adresse donc à l’Etat et à la société civile. Ces derniers doivent reconnaître ce droit et en garantir la pratique. Selon l’enseignement du Concile, son fondement est la nature de l’homme et sa dignité. La justification donnée par le Concile, la justification par la nature de l’homme, ne coïncide pas avec la conception des Lumières du droit naturel. Dans l’argumentation du Concile, le droit dérive en effet du devoir de rechercher et d’accepter la vérité objective en matière de religion.
Dans cette description claire du droit à la liberté religieuse qui revient à la personne individuelle et, de façon inaliénable, à la communauté, il faut mettre en évidence le droit de la communauté religieuse à l’exercice public de son culte. Bien que l’acceptation de la foi doive se faire librement, insiste le cardinal Erdö, «une fois qu’elle a été acceptée, ce n’est plus une option facultative que de garder la foi catholique, mais cela devient une obligation morale objective qui est aussi stipulée juridiquement dans la communauté ecclésiale (…) C’est un devoir fondamental des croyants (…) que de rester toujours en communion avec l’Eglise. C’est la conséquence de la libre décision de l’homme qui a accepté la foi et la communauté ecclésiale. Il ne peut y en aller autrement, sinon l’Eglise ne pourrait plus accomplir sa mission, donner un témoignage crédible. Elle ne pourrait plus maintenir son identité et exercer sa fonction sacramentelle. Une liberté religieuse et de confession théoriquement illimitée à l’intérieur de l’Eglise serait en pleine contradiction avec son essence, car l’Eglise est le peuple qui est aussi uni par la même profession de foi».
Pour la liberté et l’identité de l’Eglise, il est dangereux qu’elle soit traitée comme une structure de droit public de l’Etat
En résumé, «selon l’enseignement catholique, à l’Eglise revient non seulement une autonomie limitée dans l’Etat, mais aussi une souveraineté dans son propre domaine. C’est une conséquence de sa fondation par le Christ, de son caractère de peuple de Dieu».
En outre cela est confirmé par l’histoire de l’Eglise des premiers siècles. A cette époque, l’Eglise n’était pas du tout un élément constitutif d’une structure juridique publique d’un Etat quelconque; elle était en fait absolument ignorée et même persécutée. Après la sécularisation de l’Etat dans les temps modernes, il semble être extrêmement dangereux pour la liberté et l’identité de l’Eglise d’être traitée à l’intérieur de l’Etat comme une structure de droit public de l’Etat. «La séparation pacifique de l’Etat et la coopération sur un pied d’égalité avec lui peuvent correspondre au mieux à la nature théologique de l’Eglise», poursuit le président du CCEE.
Le danger d’une séparation qui conduit à la sécularisation
Le cardinal Erdö se demande cependant si la séparation est un bien. «Si, comme il est évident, tant l’Eglise que l’Etat agissent dans la société, on ne pourra jamais séparer entièrement la vie de l’Eglise de celle de l’Etat. Il est vrai que l’expérience de certains pays, après de grandes difficultés, fruit d’idéologies anti-chrétiennes, a prouvé qu’une certaine séparation, à des moments précis de l’histoire, a représenté une possibilité de liberté pour l’Eglise. Mais nous savons aussi qu’un autre type de séparation, qui ne distingue pas seulement l’Eglise de l’Etat, mais veut aussi éloigner la foi de la vie quotidienne et sociale, conduit à la sécularisation, et souvent aussi à l’égarement des personnes, des familles et de la société».
En conclusion, le président du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, relevant qu’il existe en ce moment de l’histoire, dans différents domaines, une syntonie entre ce que l’Eglise propose et proclame et ce que la société demande et cherche, se dit convaincu qu’il y a vraiment une grande urgence et une réelle possibilité de développer davantage les rapports entre l’Eglise et l’Etat. (apic/com/be)