«Qui était mon père?»: le témoignage d'enfants de nazis et de résistants
A l’heure où les derniers survivants des persécutions nazies s’éteignent les uns après les autres qui portera leur mémoire pour éviter que leur histoire ne tombe dans l’oubli? Pour les enfants des victimes, mais aussi ceux des bourreaux, témoigner est devenu un devoir.
Les élèves du Collège St-Michel à Fribourg ont reçu, le 14 janvier 2019, une forte leçon d’histoire et d’humanité. A travers le témoignage commun des enfants des victimes et des bourreaux de la Deuxième Guerre mondiale, ils ont compris l’importance du travail de mémoire.
«J’ai rompu la promesse faite à mon frère de taire les crimes commis par mon père durant la guerre»
Qui était mon père? Pour Barbara Brix, Ulrich Gantz, Yvonne Cossu et Jean-Michel Gaussot, la question n’a rien de banal. Elle les a poursuivis toute leur vie. Barbara et Ulrich sont les enfants d’officiers de la SS. Les pères d’Yvonne et Jean-Michel étaient des résistants français morts en déportation en Allemagne. Les quatre étaient réunis par la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) pour témoigner devant quelque 300 élèves du Collège.
«Mon frère voulait tout brûler pour effacer l’histoire»
Le devoir de raconter leur histoire singulière ne s’est imposé à eux que plus de 50 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. «J’ai rompu la promesse faite à mon frère de taire les crimes commis par mon père durant la guerre. Les gens doivent savoir, relève Ulrich Gantz. Après sa mort et son enterrement en 2002, nous, ses quatre enfants, nous sommes retrouvés dans la cuisine de sa maison. Notre belle-mère a sorti deux sacs remplis de papiers: ‘Tout est là’. Mon frère voulait tout brûler, j’ai refusé.»
A ses enfants, leur père n’avait quasiment rien raconté de la guerre, se contentant d’évoquer vaguement les divers endroits où il avait séjourné, Finlande, Pologne, Biélorussie. «Dans les années 1990, l’historien américain Christopher Browning a publié un livre sur les hommes ordinaires qui avaient participé à la mise en œuvre de la solution finale. J’ai eu l’impression de lire l’histoire de mon père et je lui ai posé la question. Il m’a répondu que Browning avait tout inventé.»
En 1961, Helmut Gantz, avait passé devant un tribunal à Kiel en Allemagne sous l’accusation d’avoir participé en 1941 à l’exécution d’une centaine de juifs à Minsk, en Biélorusie . Faute de preuves, l’accusation avait été cependant abandonnée. Il faut dire que les seuls témoins étaient les coupables eux-mêmes qui s’étaient couverts mutuellement. «Mon père avait affirmé qu’il n’avait pas participé à ces assassinats.»
«Le massacre commis par les policiers de l’Einsatzgruppe B devait servir de démonstration envers Himmler»
Dans les années 2010, un nouveau livre est paru en Allemagne sur l’histoire de la SS. «La photo de couverture montrait Himmler, le chef de la SS en visite à Minsk en 1941. A ses côtés, j’ai cru me reconnaître! J’ai compris qu’il s’agissait certainement de mon père. La photo était petite et de mauvaise qualité et il me restait un doute. J’ai mis trois ans à le vaincre et à demander à l’éditeur de me donner une copie de la photo originale qui n’avait jamais été publiée car elle provenait des archives de la Stasi, les services secrets d’Allemagne de l’Est. Le doute n’était plus possible, mon père avait bien été impliqué dans ce massacre commis par les policiers de l’Einsatzgruppe B pour servir de démonstration envers Himmler.»
«J’ai attendu 50 ans pour aller à Neuengamme»
Mobilisé, puis prisonnier de guerre dans un stalag, puis enfin libéré, le père d’Yvonne Cossu est entré dans la Résistance française. «Je n’avais que six ans, mais j’étais au courant des activités de mon père, même si j’avais l’interdiction formelle d’en parler à quiconque. La peur était là, latente. Puis, le 19 octobre 1943, l’inspecteur scolaire vient prévenir la famille que son père a été arrêté par la Gestapo.
«J’avais 8 ans, je ne l’ai plus jamais revu». Déporté au camp de Neuengamme, près de Hambourg, Robert Alba survit à des conditions de travail très dures. Le 7 mai 1945, il figure sur la liste des prisonniers libérés. «Nous attendions son retour avec impatience avant d’apprendre en juin, par un des camarades, qu’il était mort de faim et d’épuisement le 28 avril.» Son corps, jeté dans une fosse commune, n’a jamais pu être identifié et rapatrié. «Je ne suis allée à Neuengamme que 50 ans plus tard, en 1995. Arrivée à l’âge de la retraite, j’ai enfin voulu regarder les choses en face. Cela a été une sorte de thérapie. Je crois que je suis devenue adulte à ce moment là. Jusque là, j’avais toujours confondu Allemands et nazis» raconte Yvonne, âgée aujourd’hui de 87 ans.
«Mon père passait pour un homme intègre»
Revenu de la guerre amputé des deux jambes après la bataille de Normandie, le père de Barbara Brix a longtemps passé à ses yeux pour un homme intègre. Née à Breslau (Wroclaw), Barbara, alors âgée de trois ans et demi a fui la ville avec leur mère et un frère et une sœur plus jeunes, en janvier 1945, face à l’avance de l’Armée rouge.
«J’ai été très choquée d’apprendre, que mon père avait servi comme médecin dans les Einsatzgruppe C de la SS»
Après deux ans d’errance, elle retrouve enfin son père Peter Kröger. «J’avais six ans et nous étions des inconnus l’un pour l’autre.» Une relation chaleureuse et forte s’est néanmoins construite. «Il a été le personnage principal de mon enfance et de ma jeunesse et a eu sur moi une grande influence morale. Mais il ne parlait jamais de la guerre. «Je ne lui ai même pas demandé où il avait perdu ses jambes. Je suis devenue professeure d’histoire, mais je ne pensais pas du tout que mon père pouvait être impliqué personnellement dans les crimes nazis. J’ai été très choquée d’apprendre, une fois parvenue à l’âge de la retraite que mon père avait servi comme médecin dans les Einsatzgruppe C de la SS en Ukraine, au moment de la sinistre «Shoah par balles».
L’oncle de Barbara, nazi convaincu, avait occupé un rang important dans la SS et avait été condamné dans les années 1960. Son père avait été interrogé comme témoin dans divers procès, mais n’avait pas été inquiété personnellement. Après diverses recherches, elle a été convaincue en 2013 que son père avait bien au moins assisté à la «Shoah par balles». «Oui, pendant une période de sa vie, mon père a été un nazi convaincu qui est entré volontairement dans la SS.»
Un père ‘imaginaire’
Jean-Michel Gaussot a dû, lui, se contenter d’un père ‘imaginaire’. Arrêté au début mars 1944, son père Jean, membre de la Résistance gaulliste, a été déporté à Neuengamme, où il est mort en avril 1945 après un an de travail forcé dans des conditions très pénibles, à l’âge de 30 ans. «Je l’ai toujours décrit comme un héros que je n’ai pas connu. Après le décès de ma mère, j’ai découvert des lettres dont certaines parlaient de sa détention. En 2006, j’ai eu le désir d’aller en pèlerinage à Neuengamme. Ce fut une très forte émotion.» L’ancien ambassadeur a écrit depuis une «ode au grand absent qui ne m’a jamais quitté.» Il est devenu membre actif de l’Amicale de Neuengamme.
Un témoignage à quatre voix
L’idée de leur témoignage à quatre voix est née en 2014, à l’occasion du 1er Forum consacré à l’avenir de la mémoire organisé par l’Amicale de Neuengamme. «Ce fut un moment décisif de ma vie. Pour la première fois, je parlais de mon histoire devant un public, qui plus est formé essentiellement de descendants des victimes. Après mon intervention, il y a eu un silence total. Jean-Michel Gaussot s’est alors levé pour dire qu’être fils de héros ne faisait par de lui un héros et, qu’à l’inverse, être fils ou filles de criminels ne faisaient pas de nous des criminels. Ce fut une libération et le début d’une belle amitié et d’une belle aventure au service de la mémoire.» (cath.ch/mp)
Projet 2e génération de la CICAD
Le projet ‘2e génération, enfants de résistants déportés et de responsables nazis’ a été mis sur pied par la CICAD et a présenté une première fois en janvier 2018 à Genève. L’événement fribourgeois a été organisé avec le soutien du Collège St-Michel, du canton et de la ville de Fribourg. Il s’accompagne d’une exposition visible au Collège St-Michel (2e étage du bâtiment central). Les quatre témoins s’exprimeront encore le 17 janvier à Lausanne.
Le camp de Neuengamme
Le camp de concentration de Neuengamme a été établi en 1938, au sud-est de Hambourg sur le fleuve Elbe. D’abord comme camp extérieur du camp de Sachsenhausen, il a été ensuite été transformé en 1940 en camp de travail indépendant (213 000 m2) avec plus de 90 camps extérieurs annexes (Kommandos).
106’000 personnes y ont été détenues dont plus de la moitié sont mortes de faim, d’épuisement ou de maladies. Evacué par les nazis en avril 1945 avant l’arrivée des forces alliés, il a servi ensuite de camp d’internement pour les nazis puis de pénitencier. MP