Une fidélité à l’Allemagne mal récompensée
Prague: Le grand apport des juifs de Bohême à l’histoire juive en Europe
Prague, 25 septembre 2008 (Apic) La communauté juive de Bohême est peut-être plus ancienne que celle de Pologne, dont on note la présence dès la fin du XIIème siècle. Les juifs de Bohême semblent en effet, à la même époque, bénéficier de la protection royale à Prague puisque nombre d’entre eux sont installés au pied du château. C’est l’histoire de cette communauté qu’a évoqué ces jours-ci Radio Prague, dans son programme consacré aux grands moments de l’histoire tchèque.
Quand on évoque l’histoire moderne des Juifs en Europe, on pense d’abord à la Pologne, à la Lituanie ou encore à l’Ukraine, qui abritaient les plus grandes communautés au XXème siècle, rappelle David Alon sur les ondes de Radio Prague. «C’est oublier que les Juifs de Bohême furent aussi au centre des contacts entre les différentes communautés d’Europe». Ils jouissaient même souvent d’une grande réputation, ajoute-t-il.
Construite de 1556 à 1563, la Haute synagogue, dans la cité polonaise de Cracovie, n’est pas sans rappeler la synagogue Pinkas à Prague, construite vingt ans plus tôt par la famille Horowitz entre sa maison et le cimetière juif. Les similitudes de la Haute synagogue de Cracovie avec celle de Prague prouvent en tout cas les liens entre les communautés juives de Prague et de Cracovie au XVIème siècle.
Noms de 80’000 Juifs de Bohême et de Moravie qui n’ont pas survécu à l’holocauste
Aujourd’hui, les murs de la synagogue Pinkas, dans l’ancienne cité juive de Prague, sont recouverts des noms de 80’000 Juifs de Bohême et de Moravie qui n’ont pas survécu à l’holocauste (la Shoah), l’extermination des juifs par les nazis dans l’Europe occupée. La synagogue est chaque année le lieu des cérémonies du souvenir: «A la mémoire des familles, des fils d’Israël et des communes juives anéanties et détruites dans le but d’effacer le nom d’Israël…»
Dès le Moyen Age, des influences architecturales réciproques se font sentir en Europe centrale. Ainsi la synagogue Vieille-Nouvelle, construite à Prague vers 1270, rappelle, avec sa double nef, celle de Worms, de trois siècles son aînée, mais aussi celle de Ratisbonne ou d’Eger, en Hongrie. L’histoire des Juifs en Europe centrale obéit aux cycles historiques de la région et leur sort se différencie régulièrement de celui de leurs coreligionnaires d’Europe occidentale, poursuit David Alon.
Ainsi, les Juifs tchèques et polonais ont, chacun au XIVème siècle, leur grand roi protecteur: Casimir le Grand en Pologne et Charles IV en Bohême, qui accordent tous deux droits et protection à leurs communautés juives respectives. Ils le font au moment où les grands royaumes d’Occident expulsent massivement leurs Juifs, relève D. Alon.
Si le nom de Charles IV est resté célèbre, on oublie trop souvent l’un de ses prestigieux prédécesseurs, Ottokar II, qui étend considérablement les limites du royaume de Bohême. Alors que la situation des Juifs s’était détériorée depuis le IVème Concile de Latran en 1215 (il prolongea la lutte contre les hérésies, notamment contre les cathares, ndr), Ottokar accorde aux Juifs, en 1254, un statut spécifique, le «Statuta Judaeorum». Désormais, les Juifs de Prague ne dépendent plus du bailli royal de la Vieille-Ville mais d’un juge particulier, appliquant une législation distincte. A ce titre, ils disposent de la liberté de culte. Cette époque, qui voit la construction de la synagogue Vieille-Nouvelle, représente un véritable âge d’or du judaïsme tchèque en Europe.
Sous le règne de Venceslas Ier, le rabbin Isaac Ben Mose
Prague voit l’ouverture d’écoles talmudiques et très vite, les Juifs pragois entrent en contact avec les grands centres communautaires d’Europe: Paris, Ratisbonne, Wurtzbourg et bien sûr Worms. Sous le règne de Venceslas Ier, le rabbin Isaac Ben Mose illustre bien ces liens internationaux. Né à Prague, il ira étudier en Provence et à Paris, séjournera à Ratisbonne, avant de revenir à Prague, où il dirigera une yeshiva (école talmudique supérieure). Son traité «Or Zarua» (La Lumière levée), véritable référence pour qui veut connaître les traditions hébraïques médiévales, aura une grande diffusion parmi les communautés juives d’Europe.
A partir de la fin du XVIIIème siècle, les Juifs tchèques connaissent une évolution comparable à leurs coreligionnaires français ou anglais. Imprégnés des «Lumières» juives, tournés vers le progrès, ils s’intègrent totalement aux traditions et au mode de vie tchèques. En cela, ils se différencient des Juifs polonais, qui conservent des traditions religieuses importantes.
Les Juifs de Bohême et le patriotisme allemand
Les Juifs tchèques démontrent un patriotisme bohème et une culture allemande beaucoup plus qu’un particularisme communautaire, note encore David Alon. A partir des années 1880, ils tendent à abandonner peu à peu l’allemand pour se fondre dans l’élément tchèque. L’un d’eux, Franz Kafka, n’en ressentira pas moins une grande fascination pour ces Juifs polonais et saltimbanques, comme le comédien Löw, qu’il rencontre à Prague.
La «Shoah» verra la réunion de tous les Juifs européens dans un destin et un drame communs. Curieusement, dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le sort des Juifs tchèques sera bien spécifique. Regroupés dans le «camp des familles», un camp dans le camp, ils ne seront pas séparés et connaîtront des conditions de détention sensiblement meilleures que celles des autres Juifs. Ils devront cet étrange sursis à une volonté de propagande nazie, qui s’inscrit dans le cadre de la visite de la Croix Rouge au camp de Terezin, au nord-ouest de la Bohême (Theresienstadt en allemand). Comme de nombreux autres juifs d’Europe, les Juifs du camp des familles tchèques finiront dans les chambres à gaz.
Et pourtant, si l’on considère l’histoire, durant la seconde moitié du XIXe siècle, la communauté juive de Bohême, émancipée, a constitué un pilier déterminant de la nation allemande dans le pays, en soutenant activement ses associations et en participant à son rayonnement culturel et économique. Jusqu’au XVIIIe siècle, les Juifs de Prague nouent des contacts culturels avec d’autres communautés d’Europe, dont celles de Paris, Worms ou Poznan, en Pologne.
Emancipation en 1848, identification à la communauté allemande
Après leur émancipation, en 1848, les Juifs tchèques s’identifient à la communauté allemande plutôt qu’à la nation tchèque, à l’image de la famille Kafka, dont le père est un grand négociant en charbon. On peut également citer le père de Max Brod, directeur adjoint de la Böhmische Union Bank. La communauté allemande passe pour un meilleur garant d’élévation sociale. Il faut toutefois garder à l’esprit que cette situation s’applique plus aux Juifs pragois qu’à ceux de Bohême-Moravie, qui sont nombreux à adopter la langue tchèque.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Juifs pragois forment le fer de lance de la culture allemande. Ils maintiennent même en vie le Parti libéral allemand, alors que celui-ci avait disparu d’Allemagne et d’Autriche depuis 1879. Cette véritable institution survit, à Prague, grâce à la vitalité des journaux juifs allemands, comme le «Bohemia» et le «Prager Tagblatt».
Autre preuve de leur profonde intégration à la communauté allemande, les Juifs représentent environ 35% des membres du Club allemand dans les années 1880. Le Club allemand est une association liée au Casino, qui, loin d’être un lieu de jeux de hasard, entretient la solidarité au sein de la communauté allemande de Prague. Fondée en Autriche en 1894, la Ligue des Allemands a beau être nettement antisémite, elle s’est engagée, auprès du Parti libéral allemand, à s’abstenir de toute propagande antijuive lors de ses déplacements à Prague. Les Juifs constituaient le plus fort soutien de la communauté allemande et l’on ne pouvait pas se passer de leur aide !
La fascination qui touche les jeunes Allemands de Bohême face aux victoires de Bismarck et à l’épopée de l’unité allemande n’épargne pas les Juifs tchèques. Etudiant en droit de 1869 à 1873, connu pour ses essais sur le langage, Fritz Mauthner appartient à la bourgeoisie juive allemande de Prague. On le retrouvera le 1er mai 1872, dans de la délégation des étudiants autrichiens partis à Strasbourg inaugurer l’Université allemande.
L’éducation universitaire de Mauthner, toute empreinte des valeurs de l’Autriche-Hongrie, l’a profondément imprégné et il se revendique du loyalisme aux Habsbourg. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec l’influence de l’école républicaine sur les Juifs français durant la IIIe République. Pierre Birnbaum parle des «Fous de la République» pour désigner ces hauts fonctionnaires juifs auxquels Gambetta avait ouvert les portes du service de l’Etat. (Cf. Les Fous de la République. Histoire politique des Juifs d’Etat, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992).
L’affaire Dreyfus et la montée de l’antisémitisme n’entameront pas la gratitude des Juifs envers la République, à laquelle ils vouent un véritable culte. Pas étonnant dès lors de constater que la part des morts au combat est la même chez les Juifs que chez les autres soldats français lors de la Première guerre mondiale.
Loyauté aux Habsbourg et montée de l’antisémitisme
Plus que la monarchie habsbourgeoise, la République française est porteuse de valeurs universelles, dans lesquelles les Juifs peuvent se reconnaître facilement: égalitarisme, respect des minorités, méritocratie… Les Juifs de Bohême n’en portent pas moins un sentiment identique de gratitude envers Joseph II, qui les a libérés, dans les années 1780, du port d’insignes distinctifs et des taxes majorées, préface de l’émancipation en 1848. Mais le sentiment de loyalisme s’adresse d’abord à une dynastie, les Habsbourg, plutôt qu’à un système politique.
Le poids politico-économique et culturel de plus en plus grand des Tchèques au tournant des XIXe et XXe siècles inverse progressivement la donne et la nouvelle génération de Juifs de Bohême s’intègre de plus en plus à la communauté tchèque. La montée irrésistible de l’ultranationalisme allemand, à forte coloration antisémite, accélère sans doute cette évolution. Les associations allemandes de Prague ferment progressivement leurs portes aux membres juifs. C’est le cas des corporations étudiantes comme la Carolina et la Ghibellenia à partir de 1885.
Les préjugés d’un certain nombre de Tchèques, pour qui les Juifs représentent d’abord les intérêts de la communauté allemande, finissent par tomber. De nombreux Juifs ne parlant pas le tchèque sont d’ailleurs acceptés. Notons que si, en 1890, environ 90 % des Juifs du centre de Prague sont de langue allemande, ils ne sont plus que 50 % en 1910.
L’intégration des Juifs à la vie intellectuelle et culturelle tchèque se traduira, de manière ponctuelle, par une activité indirecte de lien entre les nationalités. Ainsi Max Brod fera découvrir au public allemand le compositeur morave Leos Janacek, alors inconnu des milieux de la capitale. Durant le XIXe siècle, les Juifs tchèques forment donc le soutien le plus puissant de la nation allemande de Bohême. «Un paradoxe amer, si l’on songe aux discours ambiants dans l’Allemagne des années 30, expliquant la défaite de la Première Guerre mondiale par le ’coup de poignard’ dans le dos (1) …», relève encore David Alon.
(1) Selon cet argument de propagande, forgé par la droite allemande après la défaite de la Première Guerre Mondiale, la débâcle allemande proviendrait du fait que certaines forces politiques, les «rouges» (communistes, socio-démocrates) et les juifs, auraient trahi l’armée, en signant l’armistice en novembre 1918 et le traité de Versailles en juin 1919. Ils l’auraient ainsi poignardée dans le dos. (apic/radiocz/be)