Pierre Martinot-Lagarde: Face à la crise, réfléchissons ensemble à l'avenir du travail
«La crise que nous traversons en ce moment est radicale… Face aux défis d’aujourd’hui, la migration, la pollution de l’environnement, les changements climatiques ou encore l’avenir du travail, l’Eglise, qui traverse de nombreuses crises, est-elle capable de lire les ‘signes des temps?’», se demande Pierre Martinot-Lagarde.
Le jésuite français, conseiller spécial pour les affaires socioreligieuses à l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à Genève, est pensif… Une chose est sûre: «On a longtemps fonctionné avec une vision prométhéenne du développement, une exploitation des ressources naturelles que l’on pensait infinies, la hausse continuelle du PIB, de nouvelles technologies qui résoudraient tous les problèmes, on pensait aller toujours vers le mieux!»
Pour l’ancien directeur du Centre de recherche et d’action sociales (CERAS), il faut repenser le travail dans le respect de la planète et réfléchir tous ensemble – universitaires, institutions, travailleurs, mouvements, société civile en général – sur les changements déjà en cours. Estimant personnellement que la doctrine sociale de l’Eglise n’est pas d’abord un enseignement – d’en haut vers le bas -, mais bien plus un discernement, comme le rappelait Paul VI, Pierre Martinot-Lagarde se demande si on est prêt à le faire, car cette doctrine est, elle aussi, marquée par l’industrialisation.
Le travail après ‘Laudato si’
«Si l’on va vers les marges, les périphéries, comme le demande le pape François, on découvre des choses que l’on ne voyait pas avant. En lisant une première fois l’encyclique Laudato si’, j’ai cru qu’on revenait en arrière, que l’on retournait à l’ancien monde. J’ai failli la laisser tomber. Puis je l’ai relue, et cela a été un choc intellectuel, il n’y a pas de retour possible! En lisant attentivement ce texte, on voit bien que tous les problèmes sont liés: l’avenir du travail, la robotisation, la crise du climat, la pollution, la destruction de l’environnement, la transformation des terres agricoles dans les pays du Sud entraînant la migration…», constate-t-il.
«Peut-on y réfléchir ensemble? Où est la place du travail dans cette réalité qui se dessine, quand on sait que la vision prométhéenne du progrès continu ne marche plus. Il faut trouver autre chose, mais la réflexion est encore à l’état de balbutiement! Une chose est sûre: le travailleur, et le monde du travail en son entier, doivent participer à la réflexion sur la transformation en cours, et pas seulement être en situation de la subir!»
La vision prométhéenne du progrès continu ne marche plus
Depuis deux ans, ensemble avec des ONG catholiques – une cinquantaine de partenaires – Pierre Martinot-Lagarde, en compagnie de personnalités comme le professeur d’économie Paul Dembinski, qui préside la Plateforme Dignité et Développement (DD), est, en quelque sorte, la cheville-ouvrière d’un projet mondial de réflexion sur l’avenir du travail.
Intitulé Le travail après Laudato si’, ce projet global vise à fournir aux organisations d’inspiration catholique, en association avec d’autres organisations confessionnelles, la capacité de contribuer conjointement à la promotion et à la mise en œuvre de l’encyclique du pape François Laudato si’ dans les domaines liés au travail et de dialoguer avec les organisations patronales et syndicales.
Objectifs de développement durable
Le projet rassemble notamment des associations d’entreprises chrétiennes, des mouvements internationaux, des communautés locales, des Conférences des évêques catholiques, des centres sociaux et des universités jésuites, ainsi que des organisations d’autres traditions religieuses.
Cette proposition est la continuation de cinq années de collaboration au niveau mondial liées aux objectifs de développement durable (ODD). Il visera également à contribuer au centenaire de l’OIT et à l’initiative sur l’Avenir du Travail. Le colloque de l’Université de Fribourg sur «Le travail invisible: enjeux humains et sociaux», du 30 au 31 août 2019, fait partie de cette réflexion. JB
L’OIT, une organisation née après la Première Guerre Mondiale
Pierre Martinot-Lagarde fait partie de la longue lignée de jésuites français travaillant comme fonctionnaires auprès de la direction générale de l’OIT, une organisation née après la Première Guerre Mondiale, en 1919, dans le cadre du Traité de Versailles. La partie XIII du Traité de Versailles relève que la justice sociale est au centre du mandat de l’OIT et qu’elle constitue le fondement d’une paix universelle. Le jésuite français souligne qu’au départ, les chrétiens ne furent pas associés à la création de l’OIT, d’autant plus que les tensions étaient alors toujours vives en France entre les partisans de l’Etat laïc et les catholiques. L’anticléricalisme était encore vivace (Voir la loi de 1905 séparant les cultes et la République).
C’est le premier directeur général de l’OIT, le Français Albert Thomas, qui fait venir le premier prêtre au sein de l’organisation, en 1926, un jésuite issu de l’Action populaire. «Il ne faut pas oublier que l’Europe démocratique était face à la menace à la fois des fascismes et du bolchévisme et se souvenait de la nécessité du dialogue entre ouvriers et patronat durant le premier conflit mondial, pour permettre de faire marcher la machine de guerre. Albert Thomas veut légitimer son organisation, et voit l’intérêt stratégique d’inviter un représentant de la doctrine sociale de l’Eglise catholique».
Le directeur général reconnaît une grande convergence entre la constitution de l’OIT et les encycliques sociales des papes, promouvant une doctrine réformiste, qui refuse la lutte des classes, à un moment où le bolchévisme fait effet de repoussoir. L’OIT à Genève, avec la FAO à Rome, est d’ailleurs l’agence la plus souvent citée favorablement par le Saint-Siège. Pie XII reçoit en audience son conseil d’administration. Paul VI y vient en 1969, et Jean Paul II le fait ensuite en 1982. JB
Biographie
Né en 1964, entré chez les jésuites en 1984, Pierre Martinot-Lagarde travaille depuis 2008 à l’OIT en qualité de conseiller spécial pour les affaires socioreligieuses. Ancien directeur du Centre de recherche et d’action sociales (CERAS), le religieux jésuite est rattaché à la Province de France. Il partage la vie de la communauté de Genève depuis de nombreuses années. Dès son arrivée dans la Cité de Calvin, le jésuite découvre à l’OIT, agence spécialisée du système des Nations Unies, une connivence avec le langage de la doctrine sociale de l’Eglise: respect des droits des travailleurs, promotion de l’emploi, dialogue social.
Il travaille à mettre sur pied une plate-forme interreligieuse pour soutenir le «travail décent» et dans un contexte économique fortement marqué par une nouvelle «marchandisation» du travail, il met l’accent, ensemble avec d’autres traditions religieuses – chrétiennes, musulmane, bouddhiste et juive – sur la dignité de l’homme au travail, l’importance de la solidarité et l’engagement pour la justice, «chacune avec des accents propres».
Le Centre de recherche et d’action sociales (CERAS) – anciennement Action populaire – est une association loi de 1901 créée en 1903 par la Compagnie de Jésus, installée à Paris, puis dès 2005 à La Plaine Saint-Denis. Dès le début du siècle passé, son action vise à la promotion de la justice et à la construction d’une société soucieuse d’offrir une place à chacun par la publication d’une revue généraliste, Projet, l’animation d’un site internet, ainsi que l’organisation de séminaires et de formations. (cath.ch/be)