Pierre Canisius, «marteau des hérétiques», héraut de la miséricorde?
Pierre Canisius, «marteau des hérétiques», héraut de la miséricorde? Le raccourci paraît hâtif. Et pourtant! En bon jésuite, Pierre Emonet s’est plié à l’exercice : à l’occasion d’une conférence de carême proposée par le Service de formation de l’Eglise catholique fribourgeoise, le 17 février 2016 à Fribourg, il a relevé la charité et la bienveillance dont a fait preuve son illustre «prédécesseur». Loin, bien loin, du rôle de théologien intransigeant que d’aucuns ont cherché à lui faire endosser.
Dans un contexte polémique, saint Pierre Canisius (1521-1597), fondateur du collège Saint-Michel de Fribourg, fait donc figure d’exception. Comme Charles Borromée, il lutte pour la réforme de l’Eglise et s’oppose à la Réforme protestante, explique Pierre Emonet. Mais dans un autre style. »Le cardinal de Milan s’efforce de mettre en pratique des décrets du concile de Trente et il le fait avec austérité et rigueur. Canisius prend un autre chemin, plus marqué par la miséricorde que par la raideur et l’autoritarisme clérical. Si on ne peut douter de sa vigueur dans la défense de la foi, il faut bien remarquer sa souplesse et son bon sens au niveau de la mise en pratique. Il ne veut surtout rien casser. Aussi il serait erroné de faire de lui l’adversaire intransigeant des protestants, et le défenseur sans nuances de ses convictions.»
«Rome peut facilement tout obtenir de l’Allemagne à condition de comprendre qu’il faut traiter convenablement les Allemands».
D’une manière générale, Canisius se montre compatissant avec «ceux et celles qui se sont laissés égarer par la Réforme», poursuit Pierre Emonet. «S’il a combattu avec liberté et courage les erreurs des hérétiques, il leur a manifesté un grand respect sans jamais se montrer intolérant. Au contraire. Il a continuellement mis en garde contre une manière trop rude de traiter les Allemands. Dans une lettre du 22 avril 1559 à Diego Laínez [successeur d’Ignace à la tête de la Compagnie de Jésus, ndlr], il écrit: «Rome peut facilement tout obtenir de l’Allemagne à condition de comprendre qu’il faut traiter convenablement les Allemands». Dans un contexte polémiste, ça n’allait pas de soi.
Pierre Canisius n’a eu de cesse d’inviter les autorités ecclésiales à la douceur et la bienveillance envers les protestants. Il écrit à ses confrères: ” Vous voulez aider les Allemands? Alors il vous faut éviter à toute agressivité et à toute haine envers ceux qui ne croient pas comme vous». Une invitation qu’il répète aux professeurs d’universités, aux princes-évêques ainsi qu’aux cardinaux de l’Eglise catholique.
Quelques apostrophes «pas très respectueuses»
Cette attitude bienveillante se retrouve dans son langage oral et écrit, explique Pierre Emonet. «Dans ses prêches, lorsqu’il aborde des sujets controversés, Canisius évite de traiter ses adversaires de ‘protestants’, de ‘luthériens’. Il les appelle plutôt ‘les nouveaux enseignants, le nouveau monde’. Tel fut le cas, par exemple, à Straubing en 1558, où le curé et le prédicateur avaient professé de dangereuses erreurs au point de devoir fuir la colère du duc de Bavière. Alors que tout le monde attendait de la part de Canisius des paroles vigoureuses en chaire, lui ranime la flamme de l’amour en parlant de la Passion du Christ et du mystère de la messe».
«Certes à l’adresse des hérésiarques, il a parfois des apostrophes pas très respectueuses: il les traite de peste.»
En tant qu’écrivain, il n’utilise jamais un vocabulaire injurieux, agressif et impoli, «qui était la règle parmi les polémistes catholiques et protestants de l’époque», précise Pierre Emonet. «Dans ses écrits polémiques, il reste mesuré et objectif: pas de mot blessant dans ses catéchismes, même pas dans sa réfutation des Centuries de Magdebourg [Ouvrage collectif d’auteurs protestants, édité à Bâle de 1559 à 1574, pour montrer l’accord du protestantisme avec les premiers chrétiens et l’éloignement des catholiques du message d’origine, ndlr]. Certes à l’adresse des hérésiarques, il a parfois des apostrophes pas très respectueuses: il les traite de ‘peste’. Mais rien de comparable avec le langage employé par ces mêmes personnes envers le pape et les évêques».
Miséricorde en acte
La miséricorde de Pierre Canisius s’est manifestée dans trois cas précis, explique son confrère, quatre siècles plus tard.
A commencer par la réadmission dans l’Eglise des convertis du luthéranisme. «Durant des années, Canisius se battra contre les règles trop strictes pour réadmettre dans l’Eglise des catholiques convertis et retombés dans le luthéranisme. Il désapprouve les dures exigences de Rome pour la réconciliation des relapses. Et estime que Rome méconnaît les conditions de l’Allemagne, et ignore la fragilité humaine».
Un autre grand engagement de Canisius fut son engagement pour obtenir un adoucissement de la rigueur de l’Index romain des livres défendus qui interdisait non seulement la lecture mais la seule possession de livres. Lorsque Paul IV publie le premier ‘Index papal des livres prohibés’, il écrit à Laínez que c’est ‘intolérable’ et un ‘scandale’. A plusieurs reprises, il demande à ses confrères de Rome d’intervenir en haut lieu, afin d’adoucir cette loi qui met en péril la formation dispensée dans les collèges et le travail des théologiens impliqués dans les discussions avec les Réformateurs. ‘Nous ne voyons pas comment poursuivre nos classes, s’il faut suivre à la lettre ces décrets sévères’. Avec de telles mesures ‘il nous sera sous peu impossible de laisser nos écoles ouvertes dans ce pays, par manque de livres indispensables’.
Saint Pierre Canisius a également œuvré à adoucir les pratiques de l’Eglise dans le domaine des péchés réservés.
Son insistance n’aura pas été vaine. Après une série de dérogations accordées aux jésuites, il pourra saluer la publication du décret du concile de Trente (4 mars 1564), auquel il a travaillé, qui tempère les rigueurs de la Bulle de Paul IV.
Pierre Canisius a également œuvré à adoucir les pratiques de l’Eglise dans le domaine des péchés réservés – à l’instar des cas d’hérésie, de lecture de livres prohibés et d’autres fautes contre la foi, dont l’absolution était réservée au Siège apostolique. «Les mesures qu’il propose ressemblent étonnement à celles que le pape François vient de promulguer à l’occasion de l’année de la Miséricorde, explique Pierre Emonet.
Dans cette optique, il écrit au cardinal Borromée pour que ce dernier demande au Père Général de la Compagnie de Jésus de dresser une liste des péchés réservés et qu’il délègue «aux doyens et aux curés qu’il estime dignes le pouvoir d’absoudre les hérétiques au for interne dans la mesure où ils donnent des preuves d’une vraie conversion». Et comme il y a, dans la région de Fribourg, sept doyens et environ 80 curés, il sera possible d’en trouver un nombre suffisant qui puissent absoudre d’hérésie ceux qui auront recours à eux.
A la source de la miséricorde
D’où tenait-il cette manière de faire? Fondamentalement, «dans sa dévotion au Sacré Cœur de Jésus dont il fut un des promoteurs 150 ans avant sainte Marguerite Marie Alacoque», estime Pierre Emonet.
«C’est grâce à ses relations avec les chartreux de Cologne que Canisius s’est ouvert au courant de la Devotio moderna. Un chartreux qui, avant son entrée au monastère avait vécu dans la même pension que Canisius, Joahnnes Justus Landberg, avait édité et divulgué les révélations du Seigneur à sainte Gertrude de Helfta sur la dévotion au Christ et en particulier à la Passion et aux saintes plaies. Lansberge encourageait ses lecteurs à vénérer le cœur de Jésus, à s’y réfugier».
Le chartreux écrivait: «Efforce-toi de vénérer le cœur très miséricordieux de Jésus, plein d’amour et de miséricorde, et de le fréquenter par une dévotion assidue, en l’embrassant, et en y demeurant en esprit».
«Vous, mon Sauveur, vous m’avez alors, en quelque sorte, ouvert le Cœur de votre Corps très saint.»
Le 4 septembre 1549, Pierre Canisius prononçait ses vœux entre les mains de saint Ignace, dans la petite église de Santa Maria della Strada, à Rome. «Auparavant, il était allé prier sur la tombe des Apôtres à Saint-Pierre, explique Pierre Emonet. Là, il a eu une expérience mystique, une sorte de vision qu’il évoque dans son Testament. ‘Vous, mon Sauveur, vous m’avez alors, en quelque sorte, ouvert le Cœur de votre Corps très saint. J’avais l’impression d’en voir l’intérieur. Vous m’avez dit de boire à cette fontaine, m’invitant à puiser les eaux de mon salut à votre source, ô mon Sauveur. Pour moi j’éprouvais un grand désir de voir couler de là dans mon âme, à flots, la foi, l’espérance et la charité».
Le 21 décembre 1597, au moment de mourir, Canisius serrait entre ses mains un petit livret dans lequel il avait recopié des prières qui lui étaient familières et d’autres composées par lui-même, explique Pierre Emonet, qui cite son saint confrère: «Je loue et bénis, je glorifie, je salue le très doux et bienveillant Cœur de Jésus-Christ, mon fidèle Amant. … O mon Ami je Vous offre mon cœur… pour que vous vous en serviez…».
Un témoignage éloquent
C’est donc en puisant dans la dévotion au Sacré-Cœur du Christ que Pierre Canisius, «marteau des hérétiques», fut une une figure de miséricorde dont la vie et l’œuvre se démarque du climat hargneux de son époque. Une attitude qu’il réservera même – et ce n’est pas rien de le dire – à ses confrères les plus désagréables.
Certains, rappelle Pierre Emonet, ont voulu faire de Canisius le «porte-drapeau des résistants au concile Vatican II, sous prétexte qu’il avait fortifié la foi des Fribourgeois face à la Réforme». Il serait plus juste de le considérer comme un prédicateur bienveillant au cœur d’une époque marquée par les divisions et les guerres de religion.