L'historien Philippe Chenaux a été professeur à l'Université du Latran | © Maurice Page
Suisse

Philippe Chenaux: des falaises de la Sarine aux bords du Tibre

De Fribourg à Rome, en passant par Genève, Louvain et Arras, l’historien fribourgeois Philippe Chenaux a connu un riche parcours. Ce spécialiste de la papauté contemporaine livre son histoire dans un ouvrage aux Editions St-Augustin.

Professeur émérite d’histoire de l’Église moderne et contemporaine à l’Université pontificale du Latran à Rome, Philippe Chenaux, natif de Fribourg, est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du catholicisme au 20e siècle. Dans un essai ‘d’égo-histoire’, il revient sur son parcours des falaises de la Sarine aux bords du Tibre.

Le Fribourg des années 1970 dans lequel vous grandissez est encore une citadelle catholique et conservatrice.
Philippe Chenaux: L’écrivain Léon Savary disait que Fribourg était un grand Romont et une petite Rome. Au collège St-Michel, je percevais assez bien ces deux aspects. Les professeurs, qui étaient encore majoritairement des prêtres, avaient une ouverture sur le monde avec quelques figures hautes en couleur. Globalement, on sentait passer le souffle du Concile Vatican II. Je n’ai jamais connu la messe préconciliaire en latin, je n’en ai donc aucune nostalgie. Il y avait aussi des personnalités comme le frère Charles Dousse, cousin de ma mère, qui faisait partie des ‘capucins rouges’ de Romont et qui venait régulièrement à la maison pour parler de la théologie de la libération. Cela me passionnait.

«Immobilisé avec un gros plâtre pendant six mois, j’ai commencé à lire entre autres Platon.»

Au collège l’enseignement du Père dominicain Pierre-Marie Emonet vous a beaucoup marqué.
Sa première leçon de philosophie est restée gravée dans ma mémoire. Cela a été comme une illumination, j’accédais à un type de connaissance que je recherchais. Cette découverte a coïncidé avec un grave accident de football. C’était ma passion à l’époque. Mon rêve était de devenir footballeur professionnel. Blessé au genou, j’ai été immobilisé avec un gros plâtre pendant six mois, j’ai commencé à lire, entre autres, Platon dans l’édition de la Pléiade offerte par mes parents pour Noël.

Le Père dominicain Pierre-Marie Emonet a été un mentor pour Philippe Chenaux | DR

Vous ne choisissez pourtant pas la philosophie à l’université.
Non j’ai beaucoup hésité, mais mon entourage, y compris le Père Emonet, m’a plutôt découragé estimant qu’il n’y avait pas de débouchés. Je ne voyais pas d’avenir non plus avec la théologie. Je ne ressentais pas de vocation religieuse, d’autant moins que j’avais déjà rencontré Josette qui allait devenir ma femme. J’ai finalement choisi l’histoire avec la perspective des relations internationales et de la diplomatie. J’ai axé mon mémoire de licence sur les Eglises et la paix dans l’après-guerre.

Votre parcours se poursuit loin de Fribourg.
Après la licence en histoire à Fribourg, j’ai été admis à l’Institut des Hautes Etudes internationales à Genève, mais après quelques semaines, je me suis aperçu que cela ne me convenait pas et je suis revenu à l’histoire pour faire une thèse de doctorat à l’Université de Genève. Le sujet a été la contribution du Vatican et des catholiques à la construction de l’Europe. Dans ce cadre, j’ai obtenu une bourse d’un an du Fonds national et j’ai été admis à l’Institut suisse de Rome. J’ai soutenu ma thèse en 1989 à Genève et j’ai continué comme assistant, puis maître-assistant à l’Université de Genève durant six ans. L’ambiance n’était pas si facile pour un historien intéressé par le catholicisme dans une université fondée par Calvin. Ma ‘spécificité’ me bloquait. J’ai donc eu envie d’aller voir ailleurs.

Cet ailleurs sera la Belgique.
Une opportunité s’est ouverte à Leuven, en Belgique, dans un institut de recherche sur l’histoire du catholicisme avec une bourse de jeune chercheur post-doctorant. C’est là que j’ai rédigé mon mémoire d’habilitation consacré aux intellectuels catholiques des années 1920, entre Charles Maurras et Jacques Maritain. On m’a proposé ensuite un poste de professeur associé à Arras, dans le nord de la France. J’y ai passé trois ans, puis, une fois habilité, j’ai postulé en France sans succès, à Strasbourg notamment.

«J’ai débarqué à Rome dans une université pontificale, très italienne. J’étais un des seuls professeurs non-prêtre et non-théologien.»

Vient alors l’appel de Rome.
Mgr Angelo Scola, qui deviendra plus tard cardinal, m’appelle le 7 mai 1998 pour me proposer de participer à la mise en place d’un centre d’études sur le Concile Vatican II à l’Université du Latran. Et j’ai débarqué à Rome dans une université pontificale, très italienne. J’étais un des seuls professeurs non-prêtre et non-théologien. J’ai néanmoins été bien accueilli dans mon rôle d’historien de l’Eglise et je me suis spécialisé sur la papauté contemporaine.

C’est là que vous vous intéressez à Pie XII.
J’ai reçu, en 1999, une commande des éditions du Cerf pour une biographie du pape Pie XII. Dans un contexte très polémique, la figure d’Eugenio Pacelli avait autant de thuriféraires que de détracteurs, lui reprochant en particulier son silence face à la Shoah. L’ouverture partielle des archives du pontificat de Pie XI, dont Pacelli avait été le secrétaire d’Etat, offrait des éclairages inédits. Mon livre paru en 2003 a eu une bonne réception. J’ai été sollicité de toutes parts dans les médias. Certains estimant que je n’étais ‘ni pour ni contre’, ce que j’ai plutôt reçu comme un compliment. Même si, encore aujourd’hui à Rome, la défense de Pie XII ne tolère pas la demi-mesure.

Philippe Chenaux est un spécialiste de la papauté contemporaine

En 2020 l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII a-t-elle apporté du nouveau?
Pas fondamentalement. Les sources confirment plutôt ce que je disais. Pie XII savait, mais en conscience il a évité de parler pour empêcher de plus grands maux, notamment contre les catholiques allemands. Énormément de demandes d’aide de juifs sont arrivées au Vatican. Même si on cherche à y répondre, la question juive ne constitue pas une priorité du Saint-Siège encore assez marqué par l’antijudaisme. Lorsque Pie XII fait le choix de l’impartialité au début de la guerre, il assume en quelque sorte ses silences.

Vous ne vous définissez pas comme un historien catholique.
La règle parmi les historiens, notamment en France, est l’agnosticisme méthodologique, pour sortir d’une histoire qui a été pendant longtemps confessionnelle. L’histoire de l’Eglise est devenue celle du christianisme hors de toute perspective apologétique. L’historien doit faire abstraction de ses convictions. Je partage tout à fait ce souci, mais sans le pousser à l’extrême. Une histoire écrite par un historien croyant ne sera pas la même que celle d’un historien athée. Il s’agit bien sûr de respecter les documents et la méthode historique, mais on ne peut pas faire totalement abstraction de la manière dont l’Eglise elle-même s’est pensée.

Les ‘vérités alternatives’ souvent mises en avant par les hommes politiques pour servir leur discours idéologique vous inquiètent.
Le but de l’histoire reste de connaître le vrai, il est important de le redire aujourd’hui face à la post-vérité et à la propagande. Il n’y n’a qu’à voir la Russie de Poutine ou l’Amérique de Trump. Chacun tente d’imposer son propre narratif, de faire prévaloir son récit, mais la vérité historique existe. Elle est établie sur des faits et des documents.

«Avec son langage très libre, le pape François n’est parfois pas assez rigoureux dans ses références.»

Vous êtes spécialiste des papes contemporains et vous dites que vous n’avez pas été surpris de l’élection de Jorge Mario Bergoglio?
Le matin même avant l’élection j’avais annoncé à ma secrétaire ce choix de Bergoglio. Je me basais sur ce qu’on avait su du déroulement de l’élection de Benoît XVI. Dans sa personnalité et son style de vie, le pape François inaugure une nouvelle époque. Sa simplicité, sa parole directe, sa façon de s’adresser au peuple de Dieu tranche avec les pontificats précédents. Avec un côté autoritaire, il est donc assez clivant. Il affiche aussi une certaine réticence envers les théologiens et les intellectuels en général qu’il cite peu.
A mes yeux, avec son langage très libre, il n’est parfois pas assez rigoureux dans ses références. Pie XII disait: «Un pape doit parler comme un pape». Cela dit, je l’admire dans sa manière de commenter l’Évangile lors des audiences ou de l’angélus, il dit des choses profondes dans des termes simples que tous peuvent comprendre. On sent chez lui cette grande familiarité avec les Écritures dans la grande tradition ignatienne. (cath.ch/mp)

Philippe Chenaux: Un parcours d’historien, des falaises de la Sarine aux bords du Tibre, 254 p, St-Maurice 2024, Editions St-Augustin

L'historien Philippe Chenaux a été professeur à l'Université du Latran | © Maurice Page
24 juin 2024 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 6  min.
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