Le Père Jacques Mourad, «survivant» de Daech, a rejoint les Syriens en exil au Kurdistan
«J’ai décidé de quitter la Syrie pour être un émigré avec les émigrés syriens, pour témoigner que tout le peuple syrien va s’exiler si cette guerre ne s’arrête pas!» Rescapé des griffes de Daech, l’Etat islamique, qui l’avait enlevé le 21 mai 2015 et retenu prisonnier durant 4 mois et 20 jours, le Père Jacques Mourad vit désormais à Souleymanieh, au Kurdistan irakien.
Répondant à l’invitation de Roberto Simona, responsable en Romandie et au Tessin de l’œuvre d’entraide catholique «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), le Père Jacques Mourad était de passage en Suisse le week-end dernier. Il va retourner dans sa nouvelle communauté, à Deir Maryam el Adhra, le Monastère de la Vierge Marie, au Kurdistan. Il y vit notamment avec le Père Jens Petzold, un Zurichois qui avait, comme lui, vécu au couvent de Mar Moussa (Deir Mar Musa al-Habachi, Saint Moïse l’Abyssin), situé à 13 km de Nebek, à quelque 90 km au nord de Damas.
Aucune nouvelle de Paolo Dall’Oglio, enlevé par les djihadistes en juillet 2013
Le prêtre syriaque, né à Alep il y a 48 ans, confie à cath.ch qu’il ne veut pas retourner en Syrie pour le moment. Ce membre de la communauté Al-Khalil, fondée par Paolo Dall’Oglio, est l’un des compagnons du jésuite italien enlevé par Daech le 29 juillet 2013 à Raqqa, la «capitale du califat islamique», au nord-est de la Syrie. On est sans aucune nouvelles de lui depuis lors.
Etudiant de théologie à l’Université Saint-Esprit (USEK) à Kaslik, au Liban, Jacques Mourad passait l’été à aider le Père Dall’Oglio à restaurer le couvent de Mar Moussa, avant de devenir moine en 1991 dans ce même monastère. Mar Moussa a été fondé en Syrie en 1982 par Paolo Dall’Oglio pour être un lieu de dialogue et de construction de l’harmonie entre musulmans et chrétiens. Cet idéal inspire toujours Jacques Mourad: c’est ce qui l’avait amené à répondre, en l’an 2000, à l’appel de l’évêque de Homs. Il s’agissait de restaurer le couvent de Mar Elian (Saint Julien), dans la ville de Qaryatayn, dans le désert entre Homs et Palmyre.
Destruction d’un symbole de la coexistence entre chrétiens et musulmans
Devenu prieur du monastère, il s’est aussi occupé jusqu’au printemps 2015 de la paroisse catholique de Qaryatayn, un gros bourg majoritairement sunnite, dont la population, en raison de la guerre, avait doublé, passant de 30’000 à près de 60’000. La ville a été longtemps un symbole de la coexistence entre chrétiens et musulmans, avant sa prise par les djihadistes. Mais le 21 mai 2015, sept ou huit hommes masqués l’ont capturé en compagnie du diacre Boutros dans sa chambre au cœur du couvent de Mar Elian.
«J’ai été sauvé grâce à l’aide humanitaire que nous apportions aux musulmans et aux chrétiens sans distinction, confie-t-il à cath.ch. Nous avions construit et animé durant 15 ans un centre de dialogue islamo-chrétien à Mar Elian. Nous fournissions de l’aide aux habitants et aux réfugiés musulmans de Qaryatayn. C’est cette proximité avec les musulmans – nous aidions notamment à reconstruire leurs villages bombardés – qui a profondément dérangé Daech. Ils m’ont enlevé pour cela, ne supportant pas que des chrétiens aident des musulmans, car pour eux, nous sommes presque des animaux, en tout cas des ›kouffars›, des mécréants. Ils ont rasé le monastère de Mar Elian, un monument du Ve siècle, que nous avions restauré». Ce sont justement des musulmans de Qaryatayn qui l’ont aidé à s’évader de la ville contrôlée par des djihadistes.
Daech, une réaction face aux dictatures des pays arabes et musulmans
«Daech est une réaction face aux dictatures des pays arabes et musulmans, et aussi face à la force économique internationale qui veut tout dominer, des Etats-Unis en passant par l’Union européenne et la Russie, sans parler des guerres menées dans des pays comme l’Afghanistan. Ce sont ces réalités qui ont engendré Daech, c’est le fruit des frustrations», explique le prêtre syriaque.
Emmené à Raqqa par les djihadistes, détenu pendant 84 jours dans une étroite salle de bains en compagnie du diacre Boutros, enlevé avec lui au couvent de Mar Elian, tous deux allaient subir de fortes pressions: les geôliers tentaient de les convaincre de se convertir à l’islam, «une religion de paix et de miséricorde», en les menaçant de décapitation s’ils ne se soumettaient pas. Les otages ont toujours refusé. Ils ont ensuite pu retourner à Qaryatayn sous la surveillance des hommes de Daech.
«C’est la prière qui m’a sauvé»
«C’est la prière qui m’a sauvé, ma prière et celle des autres, de tous ceux qui ont intercédé pour nous. Les djihadistes restent des êtres humains…», lance-t-il. Et de relever que durant sa captivité, ‘un ‘émir’ saoudien lui répétait que «chaque fois que l’Occident ou la Russie nous bombardent, on répondra par des attentats!» A Raqqa, les djihadistes considèrent que l’Occident, qu’ils haïssent, mène une nouvelle «croisade» contre les pays musulmans, rappelant constamment les paroles insensées de George W. Bush quand il a attaqué l’Irak de Saddam Hussein.
«A Raqqa, c’étaient des ‘émirs’ éduqués, qui avaient souvent une formation universitaire. Les Saoudiens, contrairement à leur réputation dans les médias, voulaient montrer l’image d’un islam miséricordieux, c’étaient les moins agressifs. Contrairement aux Tunisiens, des universitaires formés à Paris, ou des Syriens, Irakiens ou Libyens… Quand j’ai pu rentrer dans la ville de Qaryatayn, toujours sous la surveillance des hommes de Daech, j’ai rencontré des Tchétchènes dans la rue, et je leur ai dit que j’étais prêtre. Ils m’ont regardé avec méfiance, me demandant si j’étais Arménien. Je leur ai répondu: non, Syrien».
Daech exécute systématiquement les Arméniens, les Alaouites et les chiites
Cette réponse lui a sauvé la vie, confirme-t-il, car ils exécutent systématiquement les Arméniens, tout comme les Alaouites, la communauté à laquelle appartient le président Bachar Al-Assad, ou encore les chiites.
Pour le Père Jacques Mourad, c’est le peuple syrien qui est la seule victime de cette guerre, menée en sous-main par des puissances extérieures qui utilisent les rebelles comme leurs instruments, ou qui appuient le gouvernement de Damas. «Tous les pays qui vendent des armes aux belligérants ont du sang sur leurs mains! On ne peut justifier personne, ni le Hezbollah, l’Iran, les Etats-Unis, la Turquie, la Russie, la France, l’Angleterre, le régime de Damas, l’Arabie saoudite ou le Qatar… Tous ceux qui se battent sur le sol syrien sont des criminels, de quelque côté qu’ils soient…»
Le pape François, «la seule espérance pour les chrétiens de Syrie»
Le prêtre syriaque ne voit d’espoir que dans le pape François qui est «la seule espérance pour les chrétiens de Syrie, dont les deux-tiers ont déjà quitté le pays». A ses yeux, la hiérarchie de l’Eglise en Syrie «ne représente qu’elle-même».
Selon lui, elle veut avant tout préserver son avenir en Syrie. «A-t-elle usé de son influence pour faire libérer des prisonniers chrétiens, quand elle a eu des contacts avec le pouvoir ?» Et de se demander pourquoi, quand des évêques incitent les fidèles chrétiens à ne pas abandonner le pays, ils ne sont pas suivis. «En Syrie, la hiérarchie est coupée de la base: les prélats vont partout dans le monde, mais ils sont peu présents sur le terrain, auprès des populations qui souffrent des combats. Comment peut-on demander aux gens de rester à Alep alors qu’ils sont sous les bombes, n’ont ni électricité ni eau…»
Le Père Mourad affirme que les chrétiens les plus pauvres ne peuvent aller se réfugier à l’abri du conflit, dans la «Vallée des Chrétiens» (Wadi al-Nasara), une zone frontalière avec le Liban. Là-bas, argumente-t-il, le prix des loyers atteint des sommets: 6 à 700 dollars par mois. «Il y a beaucoup de spéculation immobilière, qui peut payer de telles sommes? Il n’y a plus aucune solidarité, et les pauvres sont laissés à eux-mêmes. L’Eglise, à la base, les ONG, la société civile, tous doivent s’unir pour abattre le mur de la peur et agir!» (cath.ch-apic/be)