Les abus sexuels ont détruit la vie de personnes également en Suisse romande | photo d'illustration © Flickr/Andrew Smith/CC BY-SA 2.0
Dossier

«Mon abuseur me faisait croire qu’il retirait le diable de mon corps»

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Marie (prénom fictif) a subi pendant cinq ans des abus sexuels de la part de son oncle prêtre, dans les années 1960 dans le canton de Fribourg. Aujourd’hui toujours croyante bien que sortie de l’Eglise, elle met en cause la vision de la sexualité dans l’enseignement catholique.

«Il s’en est pris à moi en disant que mon handicap de naissance était une punition de Dieu.» Marie n’a pas souvent raconté cette histoire. En recevant cath.ch, elle s’avoue «stressée» de faire remonter ces douloureux souvenirs à la surface.

Des événements qui se sont pourtant produits il y a près de 60 ans. Comme Marie, de nombreuses victimes d’abus sexuels dans un contexte ecclésial ont mis des décennies avant de pouvoir mettre des mots sur ce qu’elles ont subi. Dans le cadre du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels en Eglise en Suisse mandaté par la RKZ, la CES et la KOVOS, dont les premiers résultats seront publiés le 12 septembre 2023, cath.ch est allé recueillir les espoirs, les craintes et les révoltes de deux d’entre elles. (Le deuxième volet à lire prochainement sur cath.ch)

Une enfance volée

Pour Marie, tout commence alors qu’elle a environ six ans, dans un village fribourgeois des années 1960 encore fortement imprégné de catholicisme. Dans une fratrie de plusieurs enfants, la petite fille a le malheur de naître avec une malformation de la bouche. Un handicap qui lui vole déjà une partie de son enfance. «J’étais une petite fille qui criait souvent, car j’étais dans l’impossibilité de raconter ce qui me rongeait de l’intérieur. Ce n’était pas très facile pour mes parents. On s’occupait également beaucoup de moi, car je nécessitais de nombreux soins. Mais on ne voyait pas forcément la petite fille pleine de rêves, notamment de terres lointaines.»

Dans cette situation difficile, elle est fascinée par l’un de ses oncles, qui est prêtre. L’homme voyage beaucoup, se frotte à la peinture, à la photographie, montre à ses neveux et nièces des films et des diapositives. Autant de choses nouvelles et captivantes, à une époque où la télévision est encore un luxe.

La peur du diable

De par son statut de prêtre, l’oncle possède une forte emprise sur la famille de Marie, de laquelle il est très proche. Ses parents sont très pratiquants et pieux. La vie de la petite fille est marquée par de nombreux offices religieux.

«Le plus dur est qu’il m’ait fait croire que j’étais mauvaise»

Mais un jour, son oncle explique à Marie que si elle est ainsi affligée, c’est parce que ses parents ont fauté. Il lui assure que le diable réside dans son fondement, et qu’il doit l’en extirper. Bien sûr, elle ne doit pas regarder ce qui se passe, car le diable «l’effrayerait trop». Après ces séances de «soins», l’abbé lui explique qu’elle ne doit en parler à personne, surtout pas à une grande personne, en particulier à sa Maman ou son Papa parce que le diable pourrait les tuer.

Terrorisée, la petite fille reste muette sur les agissements désormais réguliers de son oncle. Dans une détresse profonde, elle tente plusieurs fois de se suicider, souvent maladroitement, en tentant par exemple de boire un flacon de mercurochrome.

Une souffrance enfouie

Les abus cessent alors qu’elle a environ 11 ans. L’oncle décède en 1996. Marie continue son existence, enfouissant au plus profond d’elle-même la mémoire et la souffrance. Elle se marie, a des enfants.

Mais, alors qu’elle a une quarantaine d’années, un terrible drame familial fait tout remonter à la surface. En commençant à consulter des thérapeutes pour lutter contre sa détresse, la mémoire des abus revient petit à petit. «Ma psychiatre m’a expliqué que c’était tout à fait courant, que l’esprit se protège en effaçant des épisodes trop durs et qu’un choc peut réveiller tout cela.»

«Je me suis aussi retrouvée de plus en plus en décalage avec le discours de l’Église»

«Le plus dur est qu’il m’ait fait croire que j’étais mauvaise. Je me suis construite en le pensant, en imaginant que personne ne voudrait jamais de moi. Je me bats encore aujourd’hui avec des périodes de dépression, mais je reprends ma vie avec ce qu’il y a eu de beau, parce qu’il m’a volé une partie de ma vie, une partie de moi-même.»

Quand tout remonte à la surface, Marie en parle à sa famille. «J’ai été très étonnée des réactions, avoue-t-elle. Ma grande sœur m’a traitée comme une traitresse, une autre soeur m’a soutenue, mon plus jeune frère n’a juste pas compris de quoi il s’agissait. Étonnamment, ma Maman, dont je n’attendais rien, parce que très pieuse, m’a dit ‘je te crois’. Elle a saisi à cet instant également pourquoi j’étais une petite fille aussi triste et révoltée.»

Un évêque dépassé

Après les premiers scandales dans l’Église, dans les années 2000, une hotline mise en place par le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) permet à Marie d’évoquer son cas. Elle rencontre alors l’évêque de l’époque, Mgr Bernard Genoud (décédé en 2010). Une rencontre qui lui laisse une impression mitigée. «Il s’est excusé de nombreuses fois pour ce que j’ai vécu. Je lui ai dit que lui ne m’avait rien fait. Mais j’ai senti qu’il était complètement dépassé par les événements.» En 2010, après avoir rencontré la commission SOS prévention, elle reçoit une lettre de Mgr Pierre Farine, ancien évêque auxiliaire de LGF, lui annonçant qu’elle est officiellement reconnue comme victime d’un prêtre. Une première lueur sur le chemin de Marie. «Cela a aidé ma sœur à finalement me croire.»

Elle continue à vivre, à soigner son mal être et les décennies passent. En 2021, elle regarde une émission de télévision au sujet des abus dans l’Église, où est évoquée la CECAR (Commission Ecoute-Conciliation-Arbitrage-Réparation) et le groupe SAPEC (soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse). «Je me suis dit: je vais contacter le groupe SAPEC, car je ressens le besoin d’aller plus loin, le besoin de plus de lumière. Puis, sur l’encouragement de la personne du groupe SAPEC, elle contacte la CECAR. «Je remercie les personnes qui  m’ont accompagnées et m’accompagnent encore», tient-elle à préciser.

Sexe et culpabilité

Aujourd’hui, Marie est sortie de l’Église. «Principalement à cause de ce que j’ai vécu», admet-elle. «Mais je me suis aussi retrouvée de plus en plus en décalage avec le discours de l’Église.» Elle en veut surtout à une institution qui a laissé cet oncle abuser de son pouvoir. «Pour une grande partie de ma famille, c’était pratiquement Dieu en personne. Il avait une autorité absolue et personne ne pouvait le confronter. Mais c’était aussi la société de l’époque qui le voulait. Lui, le concevait en tout cas comme ça. Il disait qu’il était la main droite de Dieu et que ce qu’il faisait, c’était pour me sauver.»

«L’Église a besoin de faire le grand ménage. Aussi pour le bien de la grande majorité des prêtres qui font leur travail avec la meilleure volonté du monde»

Malgré le calvaire de son enfance et son sentiment de trahison face à l’Eglise, Marie reste profondément croyante. Mais sa spiritualité lui paraît maintenant en désaccord avec l’enseignement catholique. «Le fléau de la pédophilie est certes partout, mais le fait qu’il soit aussi présent dans l’Église dit quand-même que quelque chose ne joue pas. C’est comme si l’on avait retiré la sexualité à l’être humain. Moi, j’ai été élevée dans une telle pudeur, où tout était relié au péché, on mettait une chape de plomb sur la sexualité, qui n’était permise que dans le cadre de la procréation. Alors que c’est quelque chose de très beau. Je pense que cette culpabilisation de la chair, dans l’Église catholique, a aidé au développement de formes perverses de sexualité, telles que j’ai pu en subir.»

Mettre fin à l’impunité

Marie salue tout de même la prise de conscience qu’elle perçoit dans l’Église, et en particulier dans le diocèse de LGF. «J’ai rencontré deux fois Mgr Charles Morerod et je lui tire mon chapeau, car il a fait évoluer les choses. Mais il ne devrait pas être seul à la tâche, car il y a encore beaucoup de choses dans les placards.»

L’enquête nationale est pour Marie une bonne chose. «L’Église a besoin de faire le grand ménage. Aussi pour le bien de la grande majorité des prêtres qui font leur travail avec la meilleure volonté du monde.»

Concrètement, elle souhaiterait que l’Église mette en place davantage de structures où les personnes victimes soient encouragées à sortir de leur silence. «Rencontrer des gens qui ont vécu la même chose que vous, ça fait du bien, on se sent beaucoup moins seule. Mais surtout, il faut mettre fin à l’impunité, déplacer des prêtres abuseurs, les protéger, cela doit absolument cesser.» (cath.ch/rz)

Suite
Les abus sexuels ont détruit la vie de personnes également en Suisse romande | photo d'illustration © Flickr/Andrew Smith/CC BY-SA 2.0
8 septembre 2023 | 17:00
par Raphaël Zbinden

Le rapport du projet pilote sur l’histoire des abus sexuels dans l’Eglise suisse a permis de dénombrer, entre 1950 et 2022, 1’002 cas d’abus sexuels sur 921 victimes pour 510 auteurs. Selon les historiens, il ne pourrait s’agir là que de la partie émergée de l’iceberg. La faillite de l’institution et les négligences des évêques dans la gestion des abus sont pointées du doigt.

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