Michel Grandjean est professeur d'histoire du christianisme à l'Université de Genève (© Raphaël Zbinden)
Suisse

Michel Grandjean: «La Réforme a fécondé la modernité»

Les réformateurs Luther, Calvin ou Zwingli n’étaient en faveur ni de la démocratie, ni du droit des femmes, ni de la liberté religieuse. Leurs intuitions ont cependant ouvert la voie à ces réalisations et «fécondé la modernité», explique Michel Grandjean, professeur d’histoire du christianisme à l’Université de Genève.

Le 31 octobre 1517, Martin Luther a, selon la tradition, cloué sur la porte de l’église du château de Wittemberg, à l’est de l’Allemagne, 95 thèses sur le pouvoir des indulgences. Cette démarche est reconnue comme l’acte de naissance de la Réforme. Cinq siècles plus tard, le théologien protestant Michel Grandjean revient sur les profondes conséquences historiques, politiques et religieuses provoquées par ce vaste mouvement transformateur.

Luther a-t-il réellement placardé ses thèses sur la porte de l’église?
L’image est peut-être fausse. Aucune source directe n’atteste de cette action. Pour ne heurter personne, on dit généralement que ce débat n’est pas clos. Ce dont on est sûr c’est que Martin Luther, prêtre et moine du couvent des Augustins d’Erfurt, âgé de 34 ans, a adressé à l’évêque de Mayence ses 95 thèses, par lesquelles il a alerté les autorités ecclésiastiques sur les méfaits du trafic des indulgences. On sait aussi qu’il les a confiées à des amis, lesquels se sont empressés de les faire imprimer.

Statue de Luther sur la place du Marché de Wittemberg (Saxe-Anhalt) (photo Bernard Litzler)

Avait-il en tête à ce moment-là de se révolter contre l’Eglise de Rome?
Non. De façon relativement modeste, le but de Luther était juste de dénoncer la fausse sécurité que procurent les indulgences et la confusion que leur prédication entraîne dans l’esprit des fidèles. Mais il l’a fait avec une conviction qui ne se laissait pas entamer.

Justement, quel genre d’homme était-il?
Luther est peut-être l’une des personnalités les plus connues du 16e siècle. On possède énormément de documentation sur lui. On pourrait donc dire beaucoup de choses. Mais pour le définir brièvement, je dirais que c’était un homme entier, une personnalité sans compromis. Il était habité de convictions qui le prenaient totalement.

Il s’est investi complètement dans ses enthousiasmes, que ce soit dans son combat pour ses idées ou dans son mariage avec Catherine de Bora. Il a fait preuve de la même attitude dans ses réprobations. Lorsqu’il s’est fait excommunier par le pape Leon X, en 1520, il l’a qualifié d’»Antéchrist».

Martin Luther priant et bénéficiant de l’Esprit Saint avant de rencontrer l’envoyé du pape et les autorités du Saint-Empire à Worms en 1521.
Document exposé à la Maison de Luther à Wittemberg (Saxe-Anhalt).

A la diète de Worms (1521), il n’a pas hésité à défendre ses convictions face à un panel d’autorités ecclésiastiques et politiques qui auraient pu le faire immédiatement exécuter.

N’avait-il donc que des qualités?
Certainement pas. On retrouve son trait de caractère entier sous un jour parfois négatif. C’est le cas lorsqu’il se fâche contre les juifs en 1543. Il rédige alors un texte terrible, rempli d’ignominies. Des responsables nazis les ont d’ailleurs reprises à leur compte dans les années 1930.

Sur l’église de Lutherstadt-Wittemberg en Saxe-Anhalt, un porc symbolisant l’antisémitisme: des juifs et des porcelets tètent le lait d’une truie. Le «Saujude», motif controversé, existe sur plusieurs édifices religieux en Allemagne (photo Bernard Litzler)

Ses actions étaient-elles encouragées par la certitude d’avoir des soutiens politiques?
Il était certes conscient qu’une bonne partie du peuple et des élites partageait son point de vue. Je pense cependant que même sans cela, il aurait fait preuve d’un courage identique. Mais sans ses soutiens, il aurait probablement fini sur le bûcher. L’électeur de Saxe Frédéric III le Sage l’a sauvé en organisant son faux enlèvement et en le cachant dans son château. En même temps, il restait très réaliste et manoeuvrait très bien auprès des politiques pour obtenir leur appui.

Quel rôle a joué sa pensée et celle des autres réformateurs dans le développement des Lumières, de la démocratie, des droits humains tels que nous les connaissons aujourd’hui?
Il serait faux de dire que la Réforme est à l’origine des Lumières, de la démocratie ou des droits humains. Aucun des grands réformateurs, que ce soit Calvin, Luther ou Zwingli, ne plaide pour la démocratie. A leurs yeux, il s’agit d’un système politique pervers. C’est en fait une notion très absconse pour une personne du 16e siècle.

«La démocratie est un ‘enfant non désiré’ de la Réforme»

Ceci étant dit, les Lumières n’auraient peut-être pas été possibles sans la Réforme. En prenant leurs distances avec l’Eglise, les réformateurs commencent à penser la notion de résistance au pouvoir politique. Calvin pensait que les autorités temporelles avaient toute légitimité concernant le domaine matériel, mais qu’on avait le droit de s’y opposer dans le domaine spirituel. Les idées réformatrices ont contribué à la valorisation de l’individu, qui est appelé à réfléchir par lui-même sur ce qui lui est bon ou pas.

Portraits de Martin Luther et de son épouse Katherine von Bora dans la Maison de Luther à Wittemberg (photo Bernard Litzler)

Plus tard, le philosophe et théologien britannique John Locke dira qu’en cas de litige entre le souverain et le peuple, la décision finale doit revenir au peuple. Les idéaux de la démocratie et de droits de l’Homme, qui mèneront aux révolutions, sont nés notamment avec Jean-Jacques Rousseau, sur ce terreau fertile. La démocratie est donc une conséquence indirecte, un «enfant non désiré» de la Réforme.

Qu’en est-il du capitalisme?
La Réforme n’a pas généré le capitalisme, étant donné qu’il existait déjà auparavant. Dès les 14e et 15e siècles, un système capitaliste s’était mis en place dans le commerce européen. Certains auteurs ont cependant suggéré, sans doute avec raison, que les idées de la Réforme ont été un des facteurs de développement de l’économie de marché. Du côté de l’éthique luthérienne, on accorde en effet de la valeur à l’engagement du chrétien dans le monde. Luther va jusqu’à appeler le métier d’une personne son «Beruf», sa «vocation». Ce terme signifie toujours aujourd’hui «profession» en allemand. Cette valorisation de l’activité humaine hors-religion a certainement joué dans la dynamisation du commerce et de la technique.

Tableau de Luther prêchant, dans l’église de Wittemberg (ou Lutherstadt-Wittenberg) en Saxe.

Calvin, de son côté, a légitimé le prêt à intérêts. Cela a permis le dégagement de capitaux et l’essor du commerce maritime des grandes nations protestantes telles que l’Angleterre ou les Pays-Bas. Les royaumes catholiques, qui ne possédaient pas cette culture, ont connu un développement plus faible. L’or extrait des Amériques par les colons ibériques n’a ainsi pas été prioritairement réinvesti dans l’activité économique qui l’avait produit mais il a en bonne partie servi à l’ornementation des palais et des églises baroques.

Quel a donc été l’héritage de la Réforme pour le monde occidental?
L’Europe moderne n’aurait sans doute pas eu le visage ni la trajectoire qui ont été les siens sans les discours des réformateurs sur la valeur de l’être humain face à Dieu, sur la responsabilité de l’individu qui ne doit pas agir contre sa conscience. La civilisation occidentale n’aurait pas non plus été la même sans l’idée du sacerdoce universel qui abolit la frontière entre clercs et laïcs, sans l’impulsion donnée à la traduction de la Bible dans la langue du peuple, ou sans la réflexion sur le droit de résister aux souverains injustes.La Réforme n’a certes pas livré clés en mains cette nouvelle société, mais elle a fécondé par ses intuitions cette vaste transformation du monde que nous appelons la modernité.

Bible en allemand présentant l’Epître aux Galates, exposée à la Maison de Luther à Wittemberg

Quelle influence la Réforme a-t-elle eue sur la Suisse, notamment sur sa structure politique?
La Suisse moderne s’est construite au 19e siècle sous la dynamique des grands cantons protestants. La Suisse a en fait inventé deux choses: l’une terrible, l’autre magnifique. La première, c’est la notion de guerre de religions. Mais les Suisses ont aussi inventé dans ce sillage la paix des religions. Les Confédérés se sont laissé convaincre que les différences religieuses n’étaient pas si importantes, qu’elles n’empêchaient pas de vivre ensemble. Ils ont alors trouvé des terrains d’entente et géré à leur façon la pluralité religieuse. Cette situation fait figure d’exception dans l’Europe du deuxième quart du 16e siècle. Cela a certainement joué un rôle prépondérant dans la naissance du fédéralisme à la suisse. Cette conception a aussi été soutenue par une mentalité protestante foncièrement décentralisatrice. La culture catholique tend plus naturellement, sur le modèle de la papauté, vers une structure de pouvoir verticale.

Selon vous, l’Eglise catholique a-t-elle bénéficié d’une façon ou d’une autre de la Réforme?
Au 16e siècle, les bénéfices sont indirects: la Réforme du Concile de Trente reprend par exemple un outil qui avait fait le succès de la Réforme protestante en diffusant à son tour un catéchisme. Mais les deux parties sont dans une logique de confrontation. Par la suite, on peut toutefois considérer que l’intérêt des protestants pour la Bible va avoir une influence sur la façon dont le monde catholique va lui aussi percevoir les textes sacrés. Autour du Concile Vatican II, l’intérêt pour la diffusion de la Bible en langue vernaculaire a sans doute été influencé par la pratique protestante en la matière. Il faut bien reconnaître que la traduction de la Bible dans la langue des peuples  doit à la Réforme sa prodigieuse accélération.

La ville de Wittemberg, en ex-Allemagne de l’Est, ici en janvier 2016: ville calme et discrète (Photo Bernard Litzler)

Vatican II est ainsi un tournant?
Il n’y a aucun doute qu’après ce Concile, les mondes protestant et catholique se sont rapprochés de manière considérable. Le théologien protestant bâlois Karl Barth (1886-1968), à son retour de Rome, où Paul VI l’avait invité au lendemain du Concile, avait même déclaré: «Il n’y a maintenant plus aucune raison pour un catholique de se convertir au protestantisme».

«Dieu est toujours au-delà des nos institutions et de nos représentations»

Il faut prendre conscience qu’il y a moins de distance entre un catholique et un protestant d’aujourd’hui qu’entre ces derniers et leurs ancêtres respectifs du 16e siècle. A cette époque, ni du côté catholique, ni du côté protestant, on admettait par exemple l’égalité des sexes. La peine de mort était en outre unanimement perçue comme légitime. Des positions qui sont aujourd’hui tout à fait marginales au sein des deux confessions.

A mon sens, l’héritage de la Réforme n’est pas la seule propriété des protestants, mais de l’ensemble de celles et ceux qui se réclament de la modernité et pour qui importe la valeur de la personne et la défense des libertés humaines. Depuis 1965, ce qui rapproche catholiques et protestants est ainsi beaucoup plus important que ce qui les sépare. Le principal bénéfice réciproque, une fois qu’on a compris qu’il était impossible d’anéantir l’autre confession, a été la lente acceptation de la pluralité religieuse. Ceci nous a aidé à comprendre que personne ne peut mettre la main sur Dieu et que personne ne possède «la» vérité. Dieu est toujours au-delà des nos institutions et de nos représentations. (cath.ch/rz)


Michel Grandjean, né en 1957, a mené à Genève et à Cambridge des études d’histoire et de théologie. Il est professeur d’histoire du christianisme à la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève. Il a publié en 2016 l’ouvrage La Réforme, matin du monde moderne, aux éditions Cabédita.

Michel Grandjean est professeur d'histoire du christianisme à l'Université de Genève (© Raphaël Zbinden)
30 octobre 2017 | 08:30
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 8  min.
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