Mgr Oscar Romero, la conversion radicale d'un évêque conservateur
San Salvador, avril 2015 (Apic) Déjà «canonisé» depuis longtemps par le petit peuple salvadorien, qui l’appelle affectueusement «San Romero de las Americas», Mgr Oscar Arnulfo Romero (1917-1980) sera béatifié le 23 mai prochain à San Salvador, à la plus grande joie du pape François. Témoignage de Mgr Jesus Delgado Acevedo, qui fut le secrétaire personnel de l’archevêque assassiné en «haine de la foi» il y a 35 ans.
Contrairement à une idée répandue dans de nombreux milieux catholiques, l’archevêque de San Salvador, tombé sous les balles des Escadrons de la Mort d’extrême droite le 24 mars 1980, n’était pas un adepte de la théologie de la libération.
«Très traditionaliste dans sa dévotion et sa façon de penser«
Bien au contraire: les témoignages de ses proches dessinent plutôt la conversion radicale d’un évêque conservateur, longtemps proche des pouvoirs établis, qui ne cachait pas son amitié pour l’Opus Dei, mais qui deviendra au fil des années un défenseur acharné des droits humains et de la justice pour les pauvres et les opprimés.
«Oscar Romero était un prêtre issu d’une famille modeste de huit enfants. Il avait commencé sa formation au petit séminaire de San Miguel, dans l’Oriente (la région orientale du pays, ndlr), loin de la capitale, poursuivant sa formation au Collège pontifical Pio Latino Americano à Rome, où il fut ordonné prêtre le 4 avril 1942, à l’âge de 24 ans. Très traditionaliste dans sa dévotion et sa façon de penser, il aimait le pape et la discipline ecclésiale…», confie à l’Apic Mgr Delgado (*), aujourd’hui vicaire général de l’archidiocèse de San Salvador et curé de la paroisse de San José de la Montaña.
Désinformation à Rome
Mgr Delgado comprend bien que les papes Jean Paul II et Benoît XVI ne connaissaient pas bien Mgr Oscar Romero et le contexte de l’Amérique centrale de l’époque, d’autant plus que certains prélats latino-américains très influents à Rome taxaient l’archevêque assassiné de «communiste» ou de «subversif». A Rome, la désinformation allait bon train, ce qui a pendant de nombreuses années «bloqué» le dossier de béatification. Mgr Delgado pointe du doigt en particulier feu le cardinal colombien Alfonso López Trujillo, mais également d’autres membres puissants de la curie romaine, des milieux conservateurs très réticents à l’idée d’en faire un saint.
Mais d’emblée le cardinal Jorge Mario Bergoglio, alors archevêque de Buenos Aires, avait été très clair. Questionné par Mgr Delgado, il lui avait confirmé que Mgr Romero était effectivement un martyr. Il lui avait confié, en mai 2007, lors de la Ve Conférence générale du Conseil épiscopal latino-américain (CELAM) au sanctuaire marial d’Aparecida, au Brésil, que s’il était pape, l’archevêque assassiné serait tout de suite béatifié.
«Le pape François est l’un de nous, un homme d’Amérique latine. Il connaît particulièrement bien les processus de l’Eglise dans ce continent, en particulier au Salvador».
Pour Jean Paul II, Mgr Romero était un vrai martyr de la foi
«Cependant pour Jean Paul II, c’était aussi une évidence que Mgr Romero était un vrai martyr de la foi… plus que pour les évêques d’ici, qui étaient plus que réticents à faire avancer le procès en béatification». Parmi les éléments qui ont beaucoup retardé la béatification, il faut mentionner la confusion, les tromperies et les mensonges diffusés pendant près de 30 ans par des secteurs de la société salvadorienne qui avaient alors davantage accès aux plus hautes autorités ecclésiastiques tant à Rome qu’au Salvador même.
D’un autre côté, le fait que la gauche révolutionnaire ait beaucoup utilisé la figure de Mgr Romero pour ses intérêts politiques a également suscité la méfiance romaine, constate Mgr Delgado. «Jean Paul II insistait pour dire que Romero était notre frère. Il est mort à l’autel, au moment où il offrait le sacrifice eucharistique. Un signe indiscutable pour le pape de l’époque!», poursuit celui qui fut le secrétaire privé de l’archevêque martyr.
Mgr Romero n’a jamais été carriériste
A ce poste, Mgr Delgado a connu de très près l’archevêque de San Salvador. «Mgr Romero a été tué au cours de la consécration, dans la chapelle de l’hôpital de la Divine Providence, une institution qui soigne les malades du cancer de la capitale salvadorienne. Tout un symbole!» Il a été mis à mort par ceux-là même qui prétendaient lutter pour sauver la civilisation chrétienne du communisme.
Dans sa région de l’Oriente, Mgr Romero était très apprécié. Il n’avait jamais aspiré à accéder au pouvoir et aux honneurs, et n’était pas du tout carriériste. «Son idéal était d’être prêtre en plénitude. Comme évêque également. Après avoir été évêque auxiliaire de San Salvador de 1970 à 1974, lorsque le Vatican l’a nommé au diocèse de Santiago de María, une pauvre région rurale de l’Oriente, il a souffert de ne pas être évêque de San Miguel, non pas pour une raison de prestige – ce sentiment lui était étranger – mais parce qu’il aimait les gens de San Miguel, où il avait vécu. Et les gens riches de San Miguel l’aimaient aussi beaucoup ! Ils l’avaient financé et influencé sa nomination, espérant ainsi qu’il resterait toujours à leurs côtés». Car c’était l’époque où naissaient les guérillas au Salvador, qui menaçaient de leur faire perdre leurs privilèges.
A sa nomination, militaires et milieux favorisés sablent le champagne
Quand il a été nommé le 3 février 1977 archevêque de San Salvador, les militaires, les milieux conservateurs et la petite minorité de gens très riches, «l’oligarchie», ont sablé le champagne.
«Mgr Luis Chávez y González, qui avait été archevêque pendant 38 ans, aurait voulu que son successeur soit son auxiliaire, Mgr Arturo Rivera y Damas, grand connaisseur de la réalité de l’archidiocèse. L’homme idéal pour le remplacer ! Mais les milieux aisés et les militaires s’y sont opposés et ils ont transmis leurs vœux au nonce: à l’unanimité, c’était Mgr Romero ! Par contre, cette nomination a été une déception totale pour le clergé de la capitale».
En effet, le nouvel archevêque, qui s’était déjà montré plus d’une fois sceptique à l’égard des réformes du Concile Vatican II, ne croyait pas à la pastorale issue de la rencontre des évêques d’Amérique latine à Medellin (1968) et aux communautés ecclésiales de base, poursuit Mgr Delgado. Il mettait aussi en garde contre la théologie de la libération émergente. «Mgr Romero ne voulait rien en savoir, il ne voulait pas aller à ces ›réunions communistes qui manipulent Medellin’».
Il n’a jamais ouvert les ouvrages de Leonardo Boff et de Gustavo Gutiérrez
«Ce n’était de loin pas un partisan de la théologie de la libération. Leonardo Boff et Gustavo Gutiérrez lui avaient offert leurs ouvrages, mais il ne les a jamais ouverts. Il préférait lire les Pères de l’Eglise, saint Jean Chrysostome…»
«Quand il prit possession de l’archevêché le 22 février 1977, l’église de San José de la Montaña était pleine, mais c’était parce que Mgr Chávez y González faisait ses adieux. Les fidèles ont pleuré et l’ont vivement applaudi. Mais quand Mgr Romero a parlé, la foule est restée silencieuse. Personne n’a applaudi, la foule voulait montrer au nonce qu’elle n’aimait pas son nouveau pasteur. Mgr Romero a demandé le jour même de son installation que je sois son secrétaire personnel».
Le point de non retour: l’assassinat du Père jésuite Rutilio Grande
Moins de trois semaines plus tard, 12 mars 1977, alors qu’il rentrait d’une visite pastorale, le Père jésuite Rutilio Grande, curé d’Aguilares, qui était son ami et confident, était sauvagement assassiné. Des tueurs d’un Escadron de la Mort à la solde des grands propriétaires l’ont abattu en compagnie d’un paysan et son fils, qui l’accompagnaient. Au Salvador circulait à ce moment-là une liste de prêtres à expulser ou à mettre à mort. «On parlait alors de ›politique de sécurité nationale’, un concept venu des Etats-Unis, issu du rapport Rockefeller».
«Cela a été un tournant pour Mgr Romero. A partir de ce moment-là il s’est mis à écouter davantage son clergé. Il s’en est rapproché à tel point que les autres évêques n’étaient plus d’accord avec lui. Il avait pris l’option d’être aux côtés de son clergé, et pour cela, il a été rejeté par la Conférence épiscopale. Seul Mgr Rivera y Damas le soutenait. Les autres le désignaient comme ›communiste’, comme un évêque ›politisé à gauche’, une opinion que certains évêques au sein de la Conférence épiscopale partagent aujourd’hui encore».
Certes, tous les évêques ont signé la lettre demandant à Rome la béatification de Mgr Romero, «mais c’était une lettre stratégique». Elle a été paraphée sans grande conviction par une partie de l’épiscopat, qui n’a pas fait grand-chose durant toutes ces années pour faire connaître Mgr Romero dans le grand public. La jeune génération, individualiste et globalisée, de ce fait connaît peu la pensée de Mgr Romero…» (apic/be)
(*) L’auteur a rencontré l’an dernier Mgr Jesus Delgado Acevedo dans sa paroisse de San José de la Montaña, à San Salvador
Encadré
Grâce à l’engagement de la Communauté de Sant’Egidio
Mgr Jesus Delgado Acevedo est très reconnaissant à la Communauté de Sant’Egidio de s’être engagée corps et âme pour la béatification de l’archevêque assassiné. «L’Eglise du Salvador n’a pas eu à dépenser un sou pour financer le travail nécessaire à l’achèvement de la cause de béatification de Mgr Romero». Sant’Egidio a tout fait pour garder vivante la mémoire de ce martyr, qui ne bénéficia pas du soutien de la plupart de ses confrères dans l’épiscopat, ni de son vivant ni après sa mort. La Communauté à Rome a pris en charge non seulement l’important travail nécessité par le procès en béatification de Mgr Romero mais aussi les coûts ainsi engendrés.
C’est l’actuel président du conseil pontifical pour la famille, Mgr Vincenzo Paglia, ancien assistant spirituel de la Communauté de Sant’Egidio fondée par le professeur Andrea Riccardi, qui fut le postulateur de la cause de béatification de Mgr Romero. La Communauté, dont le siège se trouve à la Piazza Sant’Egidio à Rome, mais qui a essaimé sur tous les continents, a également financé le mausolée de Mgr Romero, dans la crypte de la cathédrale métropolitaine de San Salvador. Cette œuvre impressionnante, réalisée par le sculpteur italien Paolo Borghi, est le lieu de rendez-vous du petit peuple salvadorien, qui vient chercher consolation et réconfort auprès de celui qu’il a, dès le début, appelé «San Romero de las Americas». (apic/be)