Mgr Kräutler: «Le rêve ecclésial de Querida Amazonia manque d'audace»
Après la publication de l’exhortation Querida Amazonia, Mgr Erwin Kräutler, évêque émérite du Xingu, exprime sa gratitude au pape pour la dénonciation des graves menaces qui pèsent sur l’Amazonie. Mais il regrette le manque d’audace dans son ‘rêve ecclésial’.
Evêque émérite de l’immense prélature du Xingu (370’000 km2), dans l’Etat du Pará, au cœur de l’Amazonie brésilienne, Mgr Erwin Kräutler a été une figure importante du Synode pour l’Amazonie tenu à Rome, en octobre dernier. Président du Conseil Indigéniste Missionnaire (CIMI) de 1983 à 1991 et aujourd’hui vice-président du Réseau ecclésial pan-amazonien (Repam), Dom Erwin, s’exprime pour la première fois publiquement depuis la publication de l’exhortation apostolique Querida Amazonia.
Querida Amazonia a été rendue publique le 12 février, soit 15 ans jour pour jour après l’assassinat de Dorothy Stang. Y avez-vous vu un symbole?
Sans aucun doute. C’était une coïncidence, mais quand j’ai su que l’exhortation allait être publiée à cette date là, j’ai immédiatement pensé à Sœur Dorothy, martyre de l’Amazonie, tuée pour avoir voulu protéger la forêt amazonienne et les peuples qui y vivent. J’ai donc téléphoné à Rome, à Matteo Bruni, pour demander que le nom de la religieuse américaine soit mentionné au début de la conférence de presse.
Quel est votre sentiment général après la publication de l’exhortation?
Je suis extrêmement satisfait de… trois rêves et demi! Je trouve en effet excellent le contenu de l’exhortation concernant les rêves social, culturel et écologique. Sur ces trois points, le pape a réellement exprimé ce que nous, les évêques, souhaitions voir apparaître.
Le Saint-Père a utilisé des expressions très fortes. Je pense par exemple aux termes «d’injustice et de crime» qu’il emploie pour évoquer les opérations économiques, nationales et internationales, qui abîment l’Amazonie et ne respectent pas les droits des peuples natifs. Concernant la première moitié du «rêve ecclésial», notamment lorsqu’il parle d’inculturation de la liturgie, je trouve aussi cela d’une grande valeur.
«Pour moi, ce quatrième rêve s’est achevé au milieu! Tout à coup, j’ai senti une cassure.»
Et la seconde moitié du rêve ecclésial?
Pour moi, ce quatrième rêve s’est achevé au milieu! Tout à coup, j’ai senti une cassure. J’ai le sentiment d’être passé du rêve à une vision très pragmatique. Le pape évoque la nécessité de célébrer l’Eucharistie dans les communautés, y compris les plus difficiles d’accès. Il fait même référence à un texte du Concile Vatican II qui indique qu’une communauté chrétienne ne peut se créer ou s’établir qu’autour d’un autel.
Pour cela, il faut trouver des chemins afin que toutes les communautés d’Amazonie aient accès à l’Eucharistie. Mais là, le rêve s’arrête. Commencent alors des explications très pragmatiques, très normatives. Beaucoup de gens, dont je fais partie, ont trouvé cette partie très étrange car elle change véritablement de style.
Il faut s’indigner contre les «intérêts colonisateurs», dit le pape, qui parle d’un «désastre écologique». Quel poids peuvent avoir ces paroles face à des dirigeants comme Jair Bolsonaro?
Ces propos sont d’une très grande valeur et constituent un véritable défi pour la gestion du gouvernement brésilien dans la région. Dès la campagne présidentielle, Jair Bolsonaro avait exprimé sa volonté d’ouvrir l’Amazonie à des entreprises nationales et internationales pour l’exploitation de ses ressources naturelles. Le pape, se faisant le porte-parole de l’ensemble des pères synodaux, exprime avec raison son désaccord sur le projet de continuer le processus de destruction de l’Amazonie qui est la conséquence de cette exploitation sans scrupule.
«Le pape évoque une responsabilité commune, car l’Amazonie a une fonction de régulateur climatique de la planète»
Avez-vous été surpris par les réactions très critiques du président Bolsonaro?
Nous n’acceptons absolument pas les déclarations de Bolsonaro quand il répète à l’envi que «l’Amazonie est à nous». Le pape, lorsqu’il parle d’Amazonie, ne fait pas référence à la politique. Il évoque une responsabilité commune, car cette région a une fonction de régulateur climatique de la planète. Bolsonaro se trompe. Il dit des choses absolument ridicules. L’Église ne cherche pas la rupture avec les gouvernements. Au contraire, elle s’efforce toujours d’entretenir des relations constructives et le dialogue. Mais nous n’acceptons pas ce type de postures et de déclarations.
Revenons-en au «rêve ecclésial». Le texte ne reprend pas la proposition, d’ordonner prêtres des hommes mariés (viri probati) en vue de pallier le manque de prêtres. Cette décision vous a surpris? Déçu?
Je n’utiliserais pas le mot déçu. Disons qu’il y a beaucoup de personnes comme moi qui sont restées perplexes, sans comprendre pourquoi cette mesure n’a pas été reprise dans l’exhortation. J’ai trouvé extrêmement étrange que le texte ne fasse même pas allusion à ce point que les évêques ont pourtant plébiscité à plus des deux tiers des voix. Mais, on peut aussi considérer la chose de manière plus positive et observer que le pape n’a pas fermé le débat.
Je pense d’ailleurs que le thème continuera a être évoqué, notamment par les évêques qui, comme moi, ont voté pour des viri probati.
En fait, je crois que le synode a probablement servi à lancer le débat sur ce point. Car, au fond, nous n’espérions pas que le pape abonde tout de suite dans ce sens. Et ce, parce que nous devons également parvenir à un accord qui soit accepté par l’Église catholique dans le monde entier.
Pensez-vous que le pape a subi des pressions?
Je ne peux pas affirmer qu’il a subi ou a été sensible aux pressions. Mon sentiment profond est qu’il y a eu beaucoup d’interventions dans le sens de ne pas aborder le thème des viri probati. Je l’ai notamment ressenti lorsque j’ai vu que ni le cardinal Claudio Hummes, pourtant rapporteur du Synode, ni le cardinal Pedro Barreto n’ont été conviés pour la présentation du texte à Rome.
Il ne faut cependant pas oublier une chose importante: le pape a rendu immédiatement publiques les conclusions des pères synodaux, en disant que l’exhortation n’allait pas se substituer aux conclusions des évêques.
«On ne peut pas mettre la question du célibat au-dessus de celle de la célébration de l’Eucharistie»
«Orienter les futures vocations à choisir l’Amazonie» vous paraît-il être une réponse suffisante pour combler l’actuel désert sacerdotal?
Absolument pas! Car, comme le disait saint Daniel Comboni à propos de l’Afrique: «l’Afrique sera sauvée par les Africains». Je pense que l’Amazonie ne pourra être sauvée que par les gens qui y vivent et la composent. Faire venir des missionnaires de l’extérieur de cette région ne résoudra pas le problème. Et de toutes façons, cela n’arrivera pas, car nous tentons d’orienter les vocations pour l’Amazonie depuis les années 1970. Aucun évêque ne peut ou va obliger des missionnaires à venir en Amazonie. Cette époque n’est plus. La seule manière de résoudre le problème du manque de prêtres est de puiser dans les richesses de l’Amazonie. Je dis cela à partir de ma longue expérience de la région.
Le pape François évoque l’intérêt de créer des équipes de missionnaires itinérants.
Cela me paraît très difficile. Il y a déjà eu de très nombreuses tentatives pour créer de telles équipes. Sans grand succès, à vrai dire. Mais au fond, le problème est ailleurs. Car ce qui manque aux communautés c’est la présence du prêtre. Aujourd’hui, les prêtres se rendent deux ou trois fois par an dans les communautés éloignées. Ils ne font qu’y passer. C’est la grande différence avec les pasteurs évangéliques qui, eux, vivent dans et avec la communauté.
Or, le peuple a droit à la célébration de l’Eucharistie chaque dimanche. On ne peut pas mettre la question du célibat au-dessus de celle de la célébration de l’Eucharistie! C’est l’Eucharistie qui est le véritable sujet. La présence est donc la chose la plus importante aujourd’hui. Quand il arrive quelque chose d’important ou de grave dans les communautés, nous ne sommes jamais là. L’Eucharistie devient quelque chose d’extraordinaire. Nous avons plus que jamais besoin d’administrateurs des sacrements.
Le pontife souligne que les diacres permanents devraient être beaucoup plus nombreux en Amazonie, et que les religieuses comme les laïcs doivent assurer des responsabilités plus importantes.
Les laïcs sont ceux qui soutiennent aujourd’hui l’Église en Amazonie. Pour nous, ce n’est pas une nouveauté. Il y a des communautés où le nombre de diacres est suffisant. Mais le problème reste qu’ils ne peuvent pas présider la messe. Ils peuvent célébrer des baptêmes. Ils peuvent prêcher. Ils peuvent gérer une communauté. Mais pas administrer les sacrements en dehors du baptême. Le diacre a plus une fonction sociale, mais ses prérogatives ecclésiales sont imitées.
«Les femmes sont responsables du bon fonctionnement de l’Église dans au moins 70% des communautés de l’Amazonie»
Dans l’exhortation, le pape ferme la porte à la perspective d’ordonner diacres des femmes. Cela reviendrait, dit-il, à «cléricaliser les femmes».
C’est une erreur stratégique, notamment face à l’avancée des Eglises évangéliques. Nous avons perdu une chance avec l’absence d’une vraie valorisation du rôle de la femme dans l’exhortation. Cela nous inquiète, car les femmes sont responsables du bon fonctionnement de l’Église dans au moins 70% des communautés de l’Amazonie.
Le pape évoque la possibilité de créer des ministères pour les femmes qui ne requièrent pas l’ordination. A vrai dire, je ne sais pas vraiment comment expliquer cela aux fidèles. Je m’attendais sincèrement à une avancée plus importante sur ce thème, car il s’agit d’une question de justice de genre. Le problème c’est quand on parle de la ‘ministérialité’ en Amazonie, on revient aux modèles de toujours. Et nous pensions que ce synode allait permettre de questionner profondément les structures, pour les modifier. On ne peut pas continuer avec des structures qui datent des siècles précédents. Le monde évolue et sur certains points, l’Église doit évoluer également.
Sur le plan culturel, François demande que soient mieux respectées les religions traditionnelles et leurs rituels, mais toujours dans une perspective d’évangélisation. Qu’en pense l’ancien président du Cimi?
L’évangélisation ne consiste pas seulement à annoncer la Parole. Il y a quatre dimensions. La première c’est effectivement l’annonce. La deuxième est le témoignage. La troisième est le service, le diaconat. La dernière dimension enfin, est le dialogue, en particulier avec les peuples indigènes. Au nom de l’Évangile et de notre foi, nous devons lutter pour la survie culturelle et physique de ces peuples.
«Nous ne sommes pas ceux qui apportent la vérité à des peuples qui seraient dans l’ignorance»
En parlant de «dialogue»… le pape appelle également à réviser la structure et le contenu de la formation initiale pour dialoguer avec les cultures amazoniennes.
D’abord, il faut se rapprocher de ces peuples indigènes pour les découvrir et pas les aborder avec un sentiment de supériorité. Nous ne sommes pas ceux qui apportent la vérité à des peuples qui seraient dans l’ignorance. Ils ont leur propre civilisation. Ils ont en outre une expérience du transcendant. Certains d’entre eux sont christianisés. Ceux-là ont déjà fait la synthèse entre leurs propres croyances et références culturelles et l’Évangile.
Le pape indique que l’Église doit se développer en Amazonie à travers un processus d’inculturation.
Plus encore qu’inculturation, je parlerais d’inter-culturalité, c’est à dire de dialogue. L’inculturation est une forme de ‘paquet’ déjà prêt. Je pense qu’il est possible, comme le recommande le pape, d’intégrer des éléments de la culture indigène sans se couper de la tradition millénaire de l’Église. Cela passe par des aménagements de la liturgie. En fait cela existe déjà dans de nombreuses communautés indigènes.
Comment cette exhortation va t-elle se concrétiser dans les diocèses de l’Amazonie brésilienne?
Cela a déjà commencé à travers des réunions et des assemblées. Nous ne devons pas oublier les trois premiers rêves du pape François, malgré cette vision différente concernant le rêve ecclésial. Nous allons multiplier les réunions pour diffuser les grandes lignes que le pape a tracé. Nous allons de nouveau lire et méditer cette exhortation apostolique. Et ne pas oublier que ce document est à lire en même temps que les conclusions du synode. (cath.ch/jcg/mp)