Syrie: La chute brutale du régime laïc serait une catastrophe pour les chrétiens
Mgr Jeanbart plaide pour une transition démocratique progressive
Fribourg/Alep, 10 novembre 2011 (Apic) La chute brutale du régime laïc en Syrie provoquerait une grave hémorragie parmi les quelque 1,7 million de chrétiens qui font depuis un demi-siècle l’expérience d’une convivialité réelle avec la majorité musulmane du pays. Mgr Jean-Clément Jeanbart, archevêque grec melkite catholique d’Alep, ne mâche pas ses mots: les chrétiens syriens craignent l’instauration d’un régime islamique fondamentaliste qui imposerait la charia, la loi islamique.
«J’espère que la Syrie ne sera pas le 4e pays à connaître un brusque renversement du pouvoir, après la Tunisie, l’Egypte et la Libye. Ce serait une catastrophe pour toute la région, pas seulement pour les chrétiens», déclare à l’Apic Mgr Jeanbart, de passage à Fribourg. Visiteur apostolique de la diaspora grecque-melkite catholique en Europe occidentale (près de 25’000 âmes), Mgr Jeanbart a quitté la Syrie il y a un peu moins de dix jours, pour rencontrer ses coreligionnaires en Espagne et en Suisse notamment.
De tous côtés, on lui recommande de faire profil bas, car les chrétiens pourraient payer le prix fort si les opposants arrivaient soudainement au pouvoir! Mais ce docteur en théologie morale de la Grégorienne de Rome, bardé de diplômes, dont un de journalisme et opinion publique obtenu également à Rome, tient à rectifier l’image de son pays véhiculé par les médias étrangers.
La réalité sur le terrain est bien différente de ce que l’on voit à la TV
«Sur le terrain, déclare-t-il, la situation est toute différente que ce que l’on voit chez vous à la télévision… Il y a une dizaine de jours, je me suis rendu d’Alep à Beyrouth, soit un trajet de 400 km: sur le territoire syrien, je n’ai vu ni soldats ni barrages sur les routes. Tout était calme et les voitures circulaient normalement. Il est vrai que je ne suis pas entré dans la ville d’Homs», témoigne le métropolite d’Alep, la deuxième ville du pays.
«Alep est à 20 minutes de la frontière turque, à 1h de la ville turque d’Antakya, l’ancienne Antioche. La frontière est ouverte et les gens s’y rendent nombreux en voiture, pour y faire leurs courses. Les réfugiés syriens qui se sont installés au sud-est de la Turquie ne sont que quelques centaines, alors que le gouvernorat d’Alep compte près de 5 millions d’habitants. On a enregistré nombre de simples voyageurs en tant que réfugiés…», relève le prélat de 68 ans, que les fidèles dans les rues d’Alep appellent le ’moutrân’ (l’évêque).
L’archevêque d’Alep n’a pas vu de ses propres yeux des combats, mais certains de ses prêtres ont été témoins de carnages commis par des groupes armés non identifiés, pour terroriser la population, comme à Jisr al-Choughour. «Si l’ONU parle de 3’500 morts, c’est possible, mais il y a de la violence des deux côtés. Ainsi, dans ces chiffres, il y a de nombreux membres des forces de sécurité et des soldats, car les insurgés armés tirent sans hésiter sur les forces de l’ordre. L’armée n’utilise pas des armes lourdes contre les insurgés, comme elle l’avait fait à Hama, en février 1982. Pour réprimer la violence d’extrémistes armés, soutenus par les Frères musulmans, elle avait alors démoli le centre ville, faisant 20’000 morts. Ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui en Syrie…»
L’armée utilise des chars et des transports de troupe pour protéger ses soldats des tirs hostiles! Elle procède par ratissage dans les quartiers, pour arrêter les opposants armés, reconnaît Mgr Jeanbart.
Les milieux qui veulent déstabiliser le pays sont minoritaires en Syrie
Les milieux qui veulent déstabiliser le pays sont minoritaires en Syrie. Ils bénéficient de soutiens à l’étranger, notamment de la part de certains pays du Golfe, ou de fondamentalistes sunnites, comme un groupe salafiste proche d’Al-Qaïda basé à Tripoli, au Liban, note Mgr Jeanbart. Les télévisions de la région, comme Al-Jazira ou Al-Arabyia, ont pris partie pour les opposants qui veulent faire tomber le régime: elles donnent la parole à des cheikhs qui incitent à la violence; une manifestation de centaines d’opposants devient celle de milliers d’adversaires du régime…»Quand la majorité qui soutient Bachar el-Assad descend dans la rue par millions à Alep, Damas, Lattaquié ou dans d’autres villes, ces manifestants, pour les télévision du Golfe, ne sont plus que quelques milliers», déplore le métropolite d’Alep, grande métropole pluriethnique de 2,7 millions d’habitants située au Nord-Ouest de la Syrie
«J’ose affirmer que le président Bachar el-Assad jouit du soutien d’une grande majorité et si l’on organisait un référendum, il serait soutenu par pas moins de 75% de la population, tant dans les villes que dans les campagnes. Les Syriens, dans leur immense majorité, ne veulent pas d’un régime islamiste. Ce serait retourner 50 ans en arrière! Notons que le général Daoud Rajha, le nouveau ministre de la Défense, est un chrétien, comme le directeur de la Banque centrale. Bachar el-Assad, pour sa part, est un homme cultivé, un docteur, qui a étudié et vécu en Europe… Rien à voir avec Mouammar Kadhafi! J’espère que la Syrie ne sera pas le 4e pays à connaître un brusque renversement du pouvoir, après l’Egypte, la Tunisie et la Libye», poursuit-il.
«L’abolition du principe de citoyenneté, qui garantit l’égalité de traitement pour toutes les minorités – chrétiennes, druze, chiite, ismaélienne, alaouite – et le retour au confessionnalisme, serait une véritable catastrophe», lance-t-il.
Le régime doit se réformer, pour ne pas laisser la place aux islamistes
Sous prétexte de «démocratisation», relève-t-il, on prépare une situation bien pire si le régime actuel devait brusquement s’effondrer, car le vide serait alors immédiatement occupé par les mouvements fondamentalistes qui sont bien organisés.
«Je suis par contre persuadé que le régime instauré par le parti «Baas» doit changer, qu’il doit accélérer les réformes que le président Bachar el-Assad a annoncées, mais qui doivent devenir réalité sur le terrain. Il faut sortir au plus vite de ce système à parti unique qui n’autorise que le leadership d’un seul parti, favorise la corruption et l’autoritarisme. L’état de siège a maintenant été levé, la liberté de la presse et la constitution de partis politiques autorisées. Cela met trop de temps à prendre forme. Mais c’est la seule façon d’aboutir progressivement à la démocratie tant souhaitée et de maintenir cette convivialité et cette laïcité positive qui distingue la société syrienne de ses voisines. Nous avons peur des islamistes, car pour eux, il n’y a pas de place pour des minorités différentes, ils sont exclusivistes!» JB
Encadré
Mgr Jeanbart est né à Alep dans une famille de 13 enfants, dont dix sont partis vivre à l’étranger: Genève, Paris, Montréal, Arabie Saoudite, Liban…»Nos jeunes sont littéralement ’aspirés’ par la diaspora. Pourtant le gouvernement nous protège… La société nous apprécie, les Syriens sont très tolérants».
«Chez nous, la convivialité islamo-chrétienne n’est pas un vain mot. Il n’y a pas de discriminations contre les chrétiens, ni du point de vue de l’Etat ni du point de vue de la loi». Mais aujourd’hui le danger du confessionnalisme, éradiqué il y a près de quatre décennies, ressurgit. Et l’émigration des chrétiens, qui s’était ralentie ces 10 dernières années, risque de reprendre de plus belle. Mgr Jeanbart est pourtant persuadé que la jeunesse chrétienne doit rester au pays, qu’elle doit y remplir une mission: «La Syrie, après Jérusalem, n’est-elle pas le premier berceau du christianisme ?» Siège d’un diocèse depuis la fin du IIIe siècle, Alep connaît une présence chrétienne depuis le temps des apôtres. Mais aujourd’hui, plus de 200’000 grecs catholiques melkites originaires d’Alep vivent à l’étranger. (apic/be)