Martin Werlen, ancien Abbé d'Einsiedeln, lance une nouvelle «provocation pour l’Eglise»
Trop tard ! – Une provocation pour l’Eglise – Une espérance pour tous, le dernier ouvrage du Père Martin Werlen, ancien abbé d’Einsiedeln, vient de sortir de presse dans sa version française aux Editions Saint-Augustin, à Saint-Maurice. Comme à l’accoutumée, le moine bénédictin ne mâche pas ses mots: il porte un regard sans fard sur la grave crise qui secoue l’Eglise, même s’il nous montre que l’espérance chrétienne est au bout du chemin.
Ce livre stimulant a redonné de l’espoir à certains qui s’étaient éloignés de l’Eglise, des cercles de discussion l’utilisent pour mener leurs réflexions, relève le Père Martin Werlen qui reçoit cath.ch dans les bâtiments conventuels de style baroque du monastère de Notre-Dame des Ermites recouverts d’une épaisse couche de neige. Il l’admet bien volontiers: son ouvrage peut déranger, et même son éditeur, Herder, à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), trouvait le titre au départ trop négatif, d’où les deux sous-titres.
Pour le moine bénédictin, qui fut de 2001 à 2013 le 58e abbé d’Einsiedeln, et à ce titre membre de la Conférence des évêques suisses (CES), le temps du déni est terminé. Car trop souvent encore, en Eglise, on caresse l’unique brebis restante, tout en s’irritant de l’absence des 99 autres: surtout ne rien dire qui puisse fâcher le petit nombre de ceux qui croient encore. Autrement, ils cesseront de venir eux aussi ! La foi n’est pas, à ses yeux, à défendre anxieusement, mais à vivre avec joie.
Nécessité de réformes dans l’Eglise
Un autre de ses livres à succès, Découvrir la braise sous la cendre !, publié en novembre 2012, a suscité un vif intérêt. Traduit en huit langues, il figure parmi les meilleures ventes de la Librairie du Vatican. Le Père Werlen y prône un certain nombre de réformes dans l’Eglise, mais les choses n’ont visiblement pas beaucoup changé au sein de l’institution depuis sa parution. Le moine poursuit néanmoins son travail de bénédictin pour secouer la poussière des traditions, qui sont pour lui le simple produit de conditions historiques, afin de retrouver «la Tradition» et rendre l’Eglise à nouveau pertinente pour la société contemporaine.
Son dernier livre, publié en allemand en février 2018 (Zu spät. Eine Provokation für die Kirche. Hoffnung für alle. Herder 2018) suscite l’attention des lecteurs: Martin Werlen reçoit toutes les semaines du courrier venant de Suisse, d’Allemagne et d’Autriche, dont seulement deux réactions négatives (et sur ces deux, une seule personne avait lu le livre!) Les premières réactions des lecteurs de la version francophone commencent à arriver à l’Abbaye d’Einsiedeln.
Est-ce parce que les réformes indispensables ne viennent pas que vous intitulez votre livre Trop tard!? Votre diagnostic de l’Eglise n’est pas vraiment réjouissant…
Père Martin: Avant, en regardant la crise que traverse l’Eglise, je me disais qu’il était ‘minuit moins cinq’, mais maintenant, je dis que c’est déjà cinq minutes après minuit: c’est ‘trop tard !’ Les belles paroles n’aident plus… Si nous, comme Eglise, n’avons pas le courage de dire ‘c’est trop tard !’, nous ne sommes pas partenaires des gens qui font cette expérience. Et faire cette expérience n’est pas un scandale.
Cela ne sert à rien si l’Eglise ne change que des détails, sur les marges, et pas sur le fond, cela ne suffit pas. Si nous refusons des changements fondamentaux, c’est que nous ne sommes pas à l’écoute de ce que Dieu veut nous dire dans cette situation!
«Beaucoup de baptisés ont tout simplement laissé tomber»
Beaucoup de baptisés ont tout simplement laissé tomber. Enthousiasmés par le Concile Vatican II et le Synode 72, qui présentaient bien des propositions prophétiques, ils vivaient dans l’esprit des changements nécessaires mais ont été profondément déçus. Tout fut rangé dans les tiroirs sur ordre supérieur. Des personnes alors très engagées, si elles ne sont pas devenues hostiles, sont devenues indifférentes. Si nous sommes vraiment prêts au changement, alors ces personnes pourraient revenir.
Le pape François veut faire ces changements, mais il se heurte à de fortes résistances. Certes, ceux qui s’opposent, dans la curie romaine, ne sont pas les plus nombreux. La plupart des collaborateurs du pape sont dans l’attente de voir ce qui se passe, mais ils ne s’engagent pas avec toutes leurs forces derrière le pontife. Ils ne sont pas dans la dynamique du changement, ne sont pas protagonistes; ils veulent éviter de se mettre en danger.
L’opposition au changement vient d’évêques, voire de cardinaux, mais aussi de personnalités comme Gerhard-Ludwig Müller, préfet émérite de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui provoque des remous avec son «Manifeste pour la foi» publié sur internet ces jours derniers en anglais, allemand et italien.
Ce manifeste crée la confusion, a estimé le cardinal Walter Kasper, car s’il contient de nombreuses déclarations de foi que tout catholique ne peut qu’affirmer de tout cœur, dans d’autres endroits, il ne s’agit pas d’un ‘manifeste pour la foi’, mais d’un manifeste de conviction théologique privée, qui ne peut être universellement contraignant.
Certains dans l’Eglise, jusqu’à des cardinaux – Brandmüller, Burke, Caffarra et Meisner, qui avaient exprimé leurs «dubia» suite à l’exhortation apostolique post-synodale du pape François Amoris lætitia (La joie de l’amour) – pensent que jusqu’à maintenant, tout allait bien dans l’Eglise et que c’est le pape François qui fait problème. C’est totalement faux!
Ainsi du scandale des abus sexuels, par exemple: on a longtemps pensé dans l’Eglise, malheureusement, que ce n’était pas un problème… Il est réjouissant que le pape François ait convoqué au Vatican les présidents des Conférences épiscopales du monde entier pour traiter sérieusement de ce sujet.
Dans nos églises, ici en Occident, les jeunes sont de plus en plus – sinon totalement – absents de la messe du dimanche…
Ils ne sont pas seulement absents de nos liturgies… Ils ne s’intéressent plus à l’Eglise. Dans mes conférences, en Suisse ou à l’étranger, les jeunes ne sont pas là non plus. Pourtant, les jeunes, qui sont la présence et l’avenir de notre société, si ce n’est de l’Eglise, ont des valeurs. Ils ne sont pas désabusés et veulent un monde meilleur. Ils viennent de le montrer en manifestant massivement dans les rues de nos villes pour la protection du climat!
Mais toutes les Conférences épiscopales n’ont pas tiré des orientations pratiques de l’encyclique Laudato sì du pape François. Quelques grands dignitaires s’y opposent même, montrant que tous les évêques ne sont pas conscients des énormes enjeux que représente pour notre avenir la protection de l’environnement. Heureusement que les jeunes sont davantage attentifs à l’avenir de la planète.
Dans mes cours de religion au Collège de l’Abbaye d’Einsiedeln, je vois que l’Evangile est très proche des jeunes, il leur parle! Quand je dialogue avec les jeunes, je peux sentir la joie de l’Evangile! C’est pour moi une grande espérance.
Vous sentez ce «oui» des jeunes à la vie, que veut transmettre le pape François?
Ce sera la matière de mon prochain livre, que j’ai déjà dans la tête: Découvrir ensemble avec les jeunes la foi. Ce ‘oui’ à la vie, que cherche à vivre le pape François, est pour certains milieux dans l’Eglise un véritable affront. Il n’y a qu’à voir les commentaires que l’on peut lire sur le site conservateur kath.net: le ton qu’ils préfèrent, c’est toujours le ‘non’. Ils laissent entendre ‘qu’on est les meilleurs, il n’y a que nous’, comme au XIXe siècle. Les autres sont pour eux les ‘ennemis’.
Mgr Marian Eleganti, évêque auxiliaire de Coire, qui a signé la déclaration des évêques du Kazakhstan opposés à l’accès à la communion des divorcés-remariés, écrit des commentaires pour kath.net. Tout comme le fait le très conservateur Athanasius Schneider, évêque auxiliaire d’Astana, au Kazakhstan, ou le cardinal Müller. Quand je lis kath.net, cela sent la mort. Il n’y a pas d’espérance, tout est clair, on sait où sont les ‘ennemis’. Depuis l’arrivée du pape François, ils n’écrivent plus sur leur fronton ‘fidèle au pape’ ! Georg Gänswein, secrétaire personnel du pape Benoît XVI, invite chaque année les journalistes qui travaillent avec kath.net…
Ce n’est pas une idéologie – qu’elle soit de droite ou de gauche – qu’il faut défendre, mais la vie ! Je suis le chemin et la vérité et la vie, dit Jésus dans l’Evangile de Jean. C’est une parole difficile à entendre pour certains, mais il faut rappeler que Jésus ne rencontre pas les gens dans un palais. C’est ainsi que le pape François est convaincant: c’est un homme, tout ce qu’il fait n’est pas parfait, mais il veut vivre l’Evangile de la vie. Je trouve bien qu’il ne dise pas toujours le mot juste: cela montre qu’il est en route avec nous, que c’est un homme et qu’il doit lui-même aussi apprendre.
Vous plaidez également pour l’accès des femmes aux ministères ordonnés.
En vertu du baptême, il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni esclaves ni personnes libres, ni l’homme ni la femme (Galates 3, 28). Refuser l’ordination sacerdotale aux femmes, sous prétexte que le prêtre représente l’homme Jésus, ne peut se justifier au nom de la foi. Il n’y a qu’un seul baptême dans le credo, pas un baptême pour les hommes et un autre pour les femmes. Il est impossible que tous les baptisés participent au sacerdoce du Christ en vertu de leur baptême si celui-ci est réservé aux seuls mâles.
Les femmes reçoivent le même baptême que les hommes, mais en Eglise, nous contribuons jusqu’à aujourd’hui à considérer les femmes comme des êtres humains de deuxième classe. Dans les synodes à Rome, les femmes n’ont pas le droit de vote, des hommes non ordonnés l’ont. Dans de nombreuses cultures, la discrimination est encore très forte, et dans ces cultures, nous sommes présents comme Eglise…
Mais je suis de plus en plus convaincu qu’exclure les femmes du sacerdoce ministériel n’est qu’une tradition parmi d’autres, qui peuvent et doivent être changées. Je ne défends pas cette position parce qu’elle serait réclamée dans la société contemporaine, mais parce qu’elle m’apparaît de plus en plus nettement sur mon chemin de chercheur de Dieu. L’opposition à l’ordination des femmes n’est le plus souvent pas fondée sur l’Evangile, mais due à une mentalité patriarcale. En réformant le Collège des cardinaux, des femmes pourraient y accéder. D’autre part, j’ai toujours l’espoir que des femmes puissent intégrer le C9, le Conseil des cardinaux qui conseille le pape François sur la réforme de la Curie et le gouvernement de l’Eglise universelle.
J’espère que l’Eglise sera un jour à nouveau perçue comme un lieu où les gens puissent respirer, où ils ne sont pas d’emblée condamnés, un lieu proche des gens, qui leur redonne l’espérance.
Votre nom est parfois cité comme un des favoris à la succession de Mgr Vitus Huonder sur le siège de Coire. Des médias avaient fait de même en 2013 lors de la succession de Mgr Norbert Brunner comme évêque de Sion. Une telle éventualité vous tenterait-elle? L’accepteriez-vous?
Je suis loin de tout cela. Il y a suffisamment de personnes compétentes pour occuper ce poste. Je prie pour que la succession à Coire se passe bien. Je suis intéressé à ce que le successeur de Mgr Huonder soit un bon évêque, car c’est important, tant pour le diocèse que pour la Conférence des évêques suisses. JB
Biographie de l’Abbé Martin Werlen
Né le 28 mars 1962, l’Abbé Martin Werlen est originaire de Geschinen et Obergesteln, dans la vallée de Conches, en Haut-Valais. Depuis 1983, il vit au monastère bénédictin de Notre-Dame des Ermites à Einsiedeln, dans le canton de Schwyz. Après des études de théologie à Coire, Einsiedeln et St. Meinrad/USA (1984-1988), il est ordonné prêtre le 25 juin 1988. De 1989-1992, il étudie la psychologie à Rome, où il obtient une licence. Le 10 novembre 2001, il est élu 58e Abbé du couvent d’Einsiedeln et nommé par le pape Jean Paul II le 17 novembre 2001. Sa consécration abbatiale a lieu le 16 décembre de la même année.
Au sein de la Conférence des évêques suisses (CES), il a participé aux travaux des dicastères «Doctrine», «Eglise et société» et de celui des médias, ainsi qu’aux tâches présidentielles (Conseil des femmes, Commission d’experts «Abus sexuels dans le cadre de la pastorale»). Il fut membre de la Commission «Justice et Paix» et de la Commission d’experts «Abus sexuels dans le cadre de la pastorale». (cath.ch/be)