Marion Muller-Colard est auteure d’une dizaine d’ouvrages, dont "Croire, qu’est-ce que ça change?" | © Tiphanie Birotheau
Suisse

Marion Muller-Colard: il n’y a pas de rôles propres aux femmes en Églises

«Il faut le plus souvent des femmes pour porter des projets qui parlent des femmes.» Directrice des éditions Labor et Fides depuis 2022, Marion Muller-Colard s’exprime en connaissance de cause. Quel regard porte-t-elle sur les questions de genre dans les Églises? Rencontre à Genève, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars 2025.

Marion Muller-Colard a bien des cordes à son arc. Auteure d’une dizaine d’ouvrages, dont Croire, qu’est-ce que ça change? qui sort le 11 mars en Suisse (voir encadré), la théologienne protestante a été pasteure en paroisse, aumônière d’hôpital, membre en France du Comité consultatif national d’éthique de 2017 à 2023 et de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase ou commission Sauvé). cath.ch l’a rencontrée à Genève, dans les bureaux de Labor et Fides, maison d’édition protestante, centenaire depuis 2024.

Le pape François évoque des charismes qui seraient propres aux femmes. Vous êtes épouse et mère de trois enfants, mais aussi une intellectuelle, une gestionnaire, une créatrice et une personne attachée à l’accueil de l’autre, au «care». Comment ces catégorisations résonnent-elles en vous?
Marion Muller-Colard
: Je ne voudrais pas retomber dans une forme d’essentialisme rattaché au corpus paulinien. Évoquer des charismes particuliers, c’est supposer qu’il y a des donnés spécifiques aux femmes ou aux hommes. Que l’on flatte les femmes, après les avoir maltraitées, en mettant en avant des compétences où elles se révèleraient supérieures me séduit très peu.

Ma propre éducation ne présupposait pas de champs de compétences propres aux filles. J’ai fait de longues études supérieures, et ma sœur non. Mes deux parents travaillaient dans le «care» et ce appel n’était pas plus fort chez ma mère que chez mon père. Mais je réagis sans doute aussi en tant que protestante. Un des combats des femmes chez les réformés a été de dépasser ces séparations, ces dites spécificités, plus construites que naturelles.

Les femmes ne seraient donc pas plus disposées à l’écoute?
Pas de mon point de vue. Je suis habituée à voir autant de femmes que d’hommes prêcher dans l’Église réformée de France, et autant de femmes que d’hommes faire des visites pastorales, avec un appétit individuel plus particulier pour le pastoral ou pour la prédication. Je serais incapable de donner une définition genrée de la façon d’être pasteur. Ce que je vois, ce sont des individus différents.

Depuis quelques années, Labor et Fides s’intéresse aux genres avec, par exemple, La bible des femmes de 2018 ou à Réformatrices, sorti en 2024. Leurs autrices sont souvent liées à  la Faculté de théologie de Genève. Pour que les choses changent dans les domaines du savoir, les femmes doivent absolument occuper des postes de responsabilité?  Je pense à Élisabeth Parmentier, première doyenne de cette Faculté.
Effectivement, il faut le plus souvent des femmes pour porter des projets qui parlent des femmes. Mon prédécesseur, Matthieu Megevand, s’intéressait néanmoins aux questions de genre. La bible des femmes a été un très grand succès de librairie. Quant à moi, mon premier ›oui’ d’éditrice a été pour le projet de l’historienne et théologienne Lauriane Savoy, qui est devenu le livre PionnièresComment les femmes sont devenues pasteures. En ce qui concerne Réformatrices (qui rassemble des portraits et des écrits de théologiennes protestantes méconnues: ndlr), les auteurs masculins n’étaient pas du tout exclus de l’équation, mais ils ne se sont pas bousculés au portillon… Le chemin est amorcé, mais de loin pas terminé.

Marion Muller-Colard. est directrice des éditions Labor et Fides depuis 2022 | © Thiphaine Birotheau

Des femmes à la Faculté de théologie, c’est aussi une nouvelle lecture de l’histoire?
Oui, c’est surtout ça. L’immense chantier qui nous attend en tant que femmes, c’est de sortir de l’oubli. C’est ce qu’on a voulu avec Réformatrices. Des femmes ont porté la Réforme, y compris dans le monde intellectuel, mais leurs voix n’ont pas bénéficié du parlophone connecté tout naturellement aux hommes. Ce n’est peut-être pas tant qu’on a une voix qui porte naturellement peu, mais plutôt qu’on ne nous tend pas toujours le micro. Comme le remarque Lauriane Savoy dans Pionnières, parmi tous les arguments contre le ministère féminin, et il y en a d’ordre essentialiste. Par exemple, justement, qu’on les entendrait mal quand elles parlent en chair!

«L’immense chantier qui nous attend en tant que femmes, c’est de sortir de l’oubli.»

Le pape François a lancé une entreprise de nominations de femmes à des postes de responsabilité. Son idée, selon toute probabilité, est de transformer de l’intérieur la culture de la Curie à l’égard des femmes. Cette technique fait-elle sens à vos yeux?
Ce n’est pas mon Église, ni ma culture, je ne me sens pas légitime à l’évaluer… Je suis solidaire avec les femmes catholiques mais en même temps extérieure. Je ne connais pas cette nécessité dans mon Église. Je vais donc plutôt citer la journaliste Anne Soupa, cofondatrice du Comité de la Jupe.

Dans sa préface à Pionnières, elle parle d’un énorme rocher qui barre le chemin d’émancipation des femmes dans l’Église catholique. Elle écrit: «Outre le machisme ordinaire, les femmes catholiques se heurtent à l’image négative que le monde clérical porte sur elle.» Dans le milieu ultra-masculin du Vatican, habitué à travailler en vase clos, avec toutes les problématiques qu’on peut connaître et à découvrir encore, la politique du pape me paraît donc plutôt sensée.

Lauriane Savoie, cependant, évoque dans ce même livre le concept de la ›falaise de verre’. Il consiste à nommer des femmes, pour prétendre à l’égalité, à des postes de direction lorsque l’institution est en difficulté. Ces postes étaient enviables il y a quelques décennies, mais ils sont entretemps devenus compliqués, voire «casse-gueule». Je dirige par exemple une maison d’édition, or c’est beaucoup plus compliqué qu’il y a 20 ans. Être prêtre ou pasteur aujourd’hui, ne représente plus le même prestige social que dans les années 1950.

Les éditions Labor et Fides, Genève | DR

On assiste à un déplacement du féminisme du sociétal à l’individuel. Comment le percevez-vous?
Je vais faire un parallèle avec l’Évangile, qui reste mon ancrage. C’est une parole déroutante, qui interroge l’ordre établi et ouvre les horizons. Le féminisme répond aussi à cette capacité d’interroger et d’ouvrir à plus de possibles, mais il doit éviter de tomber, sous prétexte de lutte, dans de nouvelles caricatures, du genre une femme moderne est nécessairement une femme qui travaille et qui dit: «Moi, la maternité, c’est pas mon truc.» Pour moi, toute évolution sociale doit ouvrir le plus de champs possibles.

À ce propos, quelle est votre lecture de la rencontre de Jésus avec Marthe et Marie dans l’évangile de Luc?
Dans ce texte, les postures ne sont pas genrées. Marthe correspond davantage aux normes attendues d’une maîtresse de maison, en l’occurrence être dans l’accueil et vigilante à ce que tout le monde ait ce dont il a besoin. Marie, pour sa part, sort de ces attentes sociales pour se mettre en posture d’accueil, de réception de la parole. On peut faire une très belle lecture féministe de ce texte: est-ce qu’en tant que femme on peut s’autoriser à sortir des attentes sociales qui pèsent sur nous, pour prendre la bonne part que les hommes s’autorisent peut-être plus facilement? Celle de se laisser servir pour vivre jusqu’au bout un moment de communion, et la réception d’une parole qui change nos vies.

«On peut faire une très belle lecture féministe du texte de la rencontre de Jésus avec Marthe et Marie.»

Bien sûr, les compétences des femmes et des hommes sont délimitées dans la Bible, tant dans la petite tribu d’Israël de la Bible hébraïque que dans la communauté qui gravite autour de Jésus pendant son ministère. On en déduit une forme d’inégalité. On oublie la place privilégiée qui leur est attribuée dans certains récits.

Je pense, par exemple, au bras de fer entre Tamar et son beau-père Judas. Les deux premiers maris de Tamar, deux des fils de Judas, meurent sans lui laisser de descendance. Judas veut l’éloigner, mais, suite à une ruse de Tamar qui se déguise en prostituée, il va aller vers elle et lui faire un enfant. Tamar enfreint deux interdits majeurs de la loi hébraïque, la prostitution et l’inceste – les alliances entre un beau-père et sa belle-fille sont considérées comme incestueuses par la loi hébraïque. Quand Judas va se rendre compte qu’il est tombé dans son piège, il va pourtant déclarer que Tamar a été plus juste que lui. C’est une inversion des valeurs.

Je pense aussi à la rencontre entre Jésus et la femme cananéenne qui lui réclame la guérison de sa fille et que Jésus repousse au départ (Matthieu 15,22-28) avant d’être interpellé par sa foi inégalée jusque-là.

Peut-on y voir une conversion de Jésus?
Absolument. Cette femme va le convertir à la portée universelle de son message, Jusque-là, Jésus considère qu’il vient dans le cadre réduit de sa communauté israélienne. Elle va l’enjoindre à dépasser ce cadre, à élargir les possibles. (cath.ch/lb)

Croire, qu’est-ce que ça change?
Dans son dernier ouvrage, Marion Muller-Colard cherche à décloisonner ce verbe de sa seule compréhension religieuse, en proposant une réflexion sur la place qu’occupe les croyances dans nos vies. «Croire, dit-elle, c’est refuser de réduire l’improbable à l’impossible.» C’est formuler une hypothèse, faire un pari. Les Lumières et les progrès des sciences ont masqué le fait que le croire continue à occuper nos vies dans énormément d’aspects et de domaines. «On croit plus qu’on ne croit!» lance-t-elle.
Ce livre fait partie de la collection «Qu’est-ce que ça change?» lancée pour leur centenaire, en 2024, par les éditions Labor et Fides et destinée à un plus large public. L’idée est d’offrir aux lecteurs une occasion de transformation. LB

Marion Muller-Colard est auteure d’une dizaine d’ouvrages, dont «Croire, qu’est-ce que ça change?» | © Tiphanie Birotheau
7 mars 2025 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 7  min.
Partagez!