Marc-Henri Jobin: «Comme un artisan, le journaliste tisse des récits»
Le journalisme comme art de tisser des récits. La comparaison plaît bien à Marc-Henri Jobin, directeur du Centre de formation au journalisme et aux médias (CFJM), à Lausanne. Il revient pour cath.ch sur quelques unes des thèses du message du pape François pour la 54e Journée mondiale des communications sociales célébrée en Suisse le 24 mai 2020.
Maurice Page
Le pape François parle du rôle des médias comme l’art de tisser des récits, de révéler l’entrelacement des fils par lesquels nous sommes rattachés les uns aux autres. Qu’en dites-vous?
Marc-Henri Jobin:L’image est excellente et je la reprendrai volontiers à mon compte avec les étudiants du CFJM. On tisse les fils pour faire une toile ou un tapis de diverses couleurs ou motifs. Dans ce sens, le journaliste fait un travail d’artisan. Fil à fil se forme une image concrète qui exprime un sentiment, une émotion. Le récit du journaliste est cependant différent du récit de fiction dans le sens qu’il doit rendre des comptes à la réalité telle qu’elle est. Il ne suffit donc pas de savoir bien écrire et bien raconter pour faire du bon journalisme. Il faut une démarche de questionnement.
«L’objectivité n’existe pas. Je préfère m’en tenir à la recherche de la vérité»
Le pape invite à «remettre en lumière la vérité de ce que nous sommes»
Dans la Déclaration des devoirs et des droits du journalisme qui régit la profession, le premier est la recherche de la vérité. La qualité du travail d’un journaliste va se mesurer d’abord au fait qu’il révèle quelque chose, qu’il permet de progresser dans la compréhension de la réalité, même si ce n’est pas un scoop. Si le récit est attrayant et la forme aboutie, c’est parfait, mais cela vient en second.
Pour assurer la qualité de la narration, il faut que la trame soit bonne. Le fil doit être à la fois suffisamment fin et solide. Il peut être de laine, de coton ou de soie, mais il ne doit pas comporter d’impuretés ou d’éléments étrangers. Il y aura donc toujours une vérification et un choix. On ne peut pas raconter chaque jour le monde entier dans un seul article.
La tradition journalistique surtout anglo-saxonne met en avant l’objectivité. Devrait-on revoir ce paradigme?
L’objectivité n’existe pas. Je préfère m’en tenir à la recherche de la vérité. Le journaliste François Gross disait qu’elle était comme la sainteté que l’on recherche même si on ne l’atteint jamais. Ce qui compte c’est de vouloir l’atteindre. L’essentiel est la transparence dans son travail et la loyauté. Il s’agit de dire ce que l’on veut et ce que l’on cherche, sans se cacher, et toujours en respectant les faits et les déclarations. Il faut être comme on dit ‘droit dans ses bottes’.
Le plus difficile est ainsi d’interroger ses amis, car il y a fort à parier que je serai moins exigeant avec eux qu’avec mes ennemis. Pour utiliser une image, je suis le ‘sparring partner’ d’un boxeur ou l’avocat du diable qui questionne la démarche. Il faut être capable de déranger, même lorsqu’on est d’accord en son âme et conscience. C’est aussi souvent de cette manière que nous provoquerons l’émotion capable de déclencher une parole vraie, spontanée.
«Nous avons faim de récits, comme nous avons faim de nourriture», relève le pape François. Quelle doit-être à vos yeux la place de l’émotion dans le récit journalistique?
Pour moi, la vérité précède l’émotion pour que le texte journalistique soit crédible. C’est sur cela que le public nous fait confiance. C’est ce qui prime. Cela dit, comme un tissu, la vérité se construit peu à peu grâce à des fils de couleurs différentes. Ce qui justifie la multiplicité des médias qui défendent diverses visions du monde.
Il s’agit ensuite d’un travail d’artisan pour construire un texte ou une émission capable de capter et de retenir le lecteur ou le spectateur. C’est là que l’émotion entre en jeu avec le «il était une fois…». Retenir l’attention passe souvent par les témoignages des personnes que le journaliste a récoltés. L’auteur qui se met au service de son récit mais aussi de celui des autres accomplit sa mission. Il y a quelques plumes ou quelques personnalités pour lesquelles on est capable d’acheter le journal ou d’enclencher son poste de radio ou de télévision. Mais il y a aussi toute la cohorte des journalistes plus anonymes qui font un énorme travail de fond tout aussi essentiel.
Les journalistes sont toujours plus confrontés aux ‘Fake-news’, littéralement aux nouvelles de contrefaçon.
Autrefois, on prenait le temps de contrôler les tuyaux de l’information, de croiser les sources. Aujourd’hui tout est à disposition de tout le monde immédiatement, avant même que le moindre contrôle soit possible. Cela devient de plus en plus difficile de travailler et de conditionner l’information.
«La patience n’est juste plus possible. Nous fonctionnons à rebours. Nous sommes face à un océan d’infos que nous ne pouvons pas canaliser»
Le pape dénonce aussi les discours insignifiants et faussement persuasifs, qui se servent du storytelling pour instrumentaliser.
Pour moi, le peu de consistance résulte aussi souvent du manque de concurrence. Lorsqu’on domine un marché, il n’y a plus d’incitation à être meilleur que l’autre.
Il faut considérer aussi qu’il n’y pas une seule qualité de journalisme. Comme pour la restauration, il y a le fast-food, le bistro et le restaurant gastronomique. On ne peut pas exiger qu’une info gratuite ait la même qualité que celle d’un magazine payant sur abonnement. Un lecteur peut choisir tantôt une info basique, tantôt quelque chose de plus fin. Un média dépend d’une zone, d’une ligne éditorial et d’un public cible. C’est la cohérence de ces trois éléments qui assurera sa pérennité.
A l’heure de la falsification, le pape François appelle à la patience et au discernement.
La patience n’est juste plus possible. Nous fonctionnons à rebours. Nous sommes face à un océan d’infos que nous ne pouvons pas canaliser. Il faut alors essayer de donner des points de repère, de planter des balises, de filtrer dans la masse ce qui est pertinent pour un public donné, dans un endroit donné et à un tel moment.
En tissant un récit, le journaliste tisse des liens de cohabitation. Le pape parle de «récits constructifs qui sont un vecteur de liens sociaux et de tissu culturel».
Oui, je pense qu’il s’agit du rôle essentiel des journalistes. Il s’agit d’offrir aux lecteurs ou aux spectateurs, une piste ou une base de réflexion sur une question familiale, sociale, politique religieuse etc. Le niveau de l’échange sera plus élevé lorsqu’on aura lu le même article ou vu la même émission. Par cela, nous contribuons au vivre-ensemble. Nous trimbalons nos valeurs avec nous, ce qui fait que le tapis ou le tissu n’aura peut-être pas les mêmes couleurs et les mêmes motifs. Mais cette diversité est plus une richesse qu’un problème.
«Ce n’est pas le média qui doit dire ce qui est bien ou mal, mais il doit offrir des clefs pour l’interprétation»
«Même lorsque nous racontons le mal, […] nous pouvons aussi reconnaître le dynamisme du bien et lui faire de la place», note encore le texte du pape.
Certes, mais est-on toujours très sûr de la notion de bien et de mal? Notamment sur les questions politiques. Cela dépend aussi de notre vision du monde, de notre culture, de nos références. Le journaliste doit rendre compte du bien et du mal. Par exemple, il ne s’interdira pas de questionner le criminel s’il en a la possibilité et de lui donner la parole de manière loyale et honnête. La question se pose de manière aiguë par exemple dans des affaires d’abus sexuels.
C’est ici qu’intervient aussi la distinction entre le fait et le commentaire, si chère à la presse anglo-saxonne. Si le commentaire est libre, les faits sont sacrés. A mon sens, une des qualités du journaliste est l’humilité, c’est-à-dire de considérer que la vérité n’est pas définitivement écrite, qu’il est capable de se tromper, de faire des erreurs. Le Roumain Nicolae Ceaucescu avait beau être un dictateur détestable, le ‘charnier’ de Timisoara, en 1989, n’en était pas moins une ‘fake-news’ montée de toutes pièces. Ce n’est pas le média qui doit dire ce qui est bien ou mal, mais il doit offrir des clefs pour l’interprétation.
Le dimanche des médias arrive en pleine période de confinement à cause de la crise du coronavirus qui impacte également gravement la presse.
Le problème n’est pas le public, c’est celui de la perte de la publicité qui finançait naguère une grande partie des médias. J’espère que les mesures décidées par le politique permettront de sauver les médias. Je constate avec satisfaction que l’idée d’une aide publique à la presse privée semble aujourd’hui admise, dans le sens où les médias privés, en particulier locaux, font aussi œuvre de service public. Il me semble essentiel aussi de préserver la diversité des lignes éditoriales et des supports. (cath.ch/mp)
Marc-Henri Jobin
Après une formation en économie à Neuchâtel, le Jurassien Marc-Henri Jobin a débuté dans le journalisme comme correspondant à Zurich pour l’ats (1984-86) puis pour L’AGEFI (1986-92). Il ouvre ensuite une parenthèse hors médias auprès de la BPS/Credit Suisse (1992-96). Il fait son retour à l’ats comme chef de la rubrique économique francophone (1994-98), rédacteur en chef adjoint responsable de la rédaction française (1998-2009), puis membre de la direction (2009-2011).
A fin 2011, il devient correspondant et coordinateur à Zurich du Newsnet de Tamedia Publications romandes.
Il intervient parallèlement depuis 1999 comme formateur au Centre romand de formation des journalistes et à l’Université de Genève. Il est depuis juillet 2013, directeur du Centre de formations au journalisme et aux médias à Lausanne (CFJM).
La campagne du Dimanche des médias prend place à la date prévue, autour du dimanche 24 mai 2020, malgré l’absence de célébrations publiques. Le site cath.ch participe activement à cette campagne, en lien avec le message du pape François pour la Journée mondiale des communications sociales.