Le cardinal Krajewski devant un abri à Fastiv (Ukraine) avec des participants à la fête de Noël | © DR
Dossier

Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la Guerre #43

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Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

La situation en Ukraine reste tendue, marquée par des attaques continues et des tensions accrues. Le jour de Noël, le 25 décembre 2024, la Russie a lancé une attaque massive sur l’Ukraine, ciblant principalement les infrastructures énergétiques. Selon l’armée de l’air ukrainienne, 78 missiles et 106 drones ont été détectés, dont respectivement 59 et 54 ont été abattus. Ces frappes ont provoqué des coupures de courant significatives, laissant de nombreux habitants sans chauffage ni électricité, malgré des températures proches de zéro.

«Si nous avons vraiment confiance dans le Seigneur Dieu, cette guerre, qui est la plus insensée au monde, peut prendre fin. Je suis venu parce que le pape voulait que je sois avec vous pour Noël», a déclaré le cardinal Konrad Krajewski, l’aumônier du pape, à Fastiv, la veille de Noël. C’était sa deuxième visite à Fastiv depuis le début de la guerre. Cette fois-ci, nous avons fêté Noël avec les résidents du foyer de réfugiés, la famille dominicaine et les bénévoles et amis du Centre St Martin de Porres. «Je veux partager avec vous la joie que Dieu soit né et ait apporté la paix. Espérons que ce soit notre dernier Noël de guerre.»

Le dominicain Jaroslaw Krawiec au cimetière de Kharkiv (Ukraine) | © Radosław Więcławek OP

Nous le souhaitons tous! La nuit de Noël, je reçois les vœux de Vira, de Fastiv, qui est allée rendre visite à ses parents à Kryvyï Rih [au sud-est de l’Ukraine, près de Dnipro]. Quelques minutes plus tôt, une roquette russe tirée depuis la Crimée était tombée à côté de chez eux. Lorsque cela arrive, Vira et ses parents vont se réfugier dans le couloir de leur immeuble. C’est ce que font beaucoup de gens, surtout dans les villes proches de la ligne de front. Les salles de bains, les couloirs et les cages d’escalier deviennent des lieux de fuite et de sécurité en cas d’alerte aux missiles. La nuit et le matin de Noël, l’Ukraine a subi une nouvelle attaque massive de missiles et de drones. Uliana, qui vit dans l’ouest du pays, a entendu une roquette voler au-dessus de Chortkov alors qu’elle préparait le petit-déjeuner pour sa famille. «Je remercie le Seigneur pour tout. Je veux croire les paroles du cardinal qui dit que c’est le dernier Noël de guerre», écrit Vira suite au bombardement de Kryvyï Rih.

Buanderies collectives

Le préfet du dicastère pour le Service de la charité [Konrad Krajewski] a béni une cantine installée dans l’enceinte du centre Saint-Martin. L’endroit est destiné aux personnes qui n’ont pas les moyens de s’offrir un repas chaud quotidien, en particulier les personnes âgées et isolées. Bien que les prix des denrées alimentaires de base ne cessent d’augmenter, les salaires d’un grand nombre d’Ukrainiens ne dépassent toujours pas les 100 dollars. Selon la Banque mondiale, environ un tiers de la population ukrainienne vit actuellement sous le seuil de pauvreté. Mer, de Fastiv, qui assiste à l’inauguration de la cantine, assure même que ce nombre est plus important. Une situation qui a accéléré la décision de créer la cantine. «Bientôt, nous ouvrirons également ici une blanchisserie pour les nécessiteux», explique le Père Misha. Beaucoup de gens n’ont pas de machine à laver à la maison. En outre, les coupures d’électricité posent problème. «Nous nous efforçons d’aider les gens pour cela. A Kherson, une buanderie collective fonctionne depuis plusieurs mois, ainsi qu’à Fastovo», ajoute le directeur de la Maison Saint-Martin. En bénissant les lieux, le cardinal Krajewski a souligné que nous nous trouvions au cœur de l’Évangile, lorsque, par notre intermédiaire et grâce à de nombreux donateurs, une multiplication des pains, semblable à celle dont il est question dans l’Évangile, a lieu.

Manifestations des proches de citoyens ukrainiens détenus par l’armée russe, le 10 novembre 2024 à Kiev | DR

«Seules les personnes libres viennent ici», déclare l’évêque Pavel Goncharuk à propos des visiteurs de Kharkiv, la grande ville de l’est de l’Ukraine, non loin de la frontière avec la Russie. Nous sommes assis autour d’un café dans le bâtiment de la curie diocésaine et écoutons le témoignage de l’évêque, qui considère la réalité de la guerre en cours et les histoires humaines avec courage, mais aussi avec une foi et une confiance vivantes, en particulier dans l’intercession de Marie. Au début du mois de novembre, nous avons visité, avec le Conseiller général de l’Ordre, Fr. Thomas Brogel OP, les frères Andrew et Stanislaw, qui servent dans l’avant-poste dominicain le plus à l’est de l’Ukraine. Thomas étant originaire de Bavière, Andrew suggère qu’en rentrant au couvent, nous nous arrêtions pour acheter de la bière à la brasserie locale. Il est vrai que le district où vivent les dominicains s’appelle la Nouvelle Bavière et que les traditions brassicoles y sont toujours vivantes. Ce jour-là, alors que nous faisons des achats, nous entendons le hurlement des sirènes. Au bout d’un moment, le Père Andrzej est appelé par l’évêque qui est inquiet. Il nous demande si nous allons bien, car il y a peu de temps, non loin de l’endroit où nous sommes passés, des roquettes russes ont détruit un poste de police.

Profondes cicatrices à Kherson

Des nouvelles de plus en plus inquiétantes nous parviennent de Kherson, où se trouve une cuisine pour les nécessiteux gérée par la Maison de St Martin de Porres de Fastiv. Igor est chargé d’évacuer et d’aider les personnes âgées et les malades, dont beaucoup sont restés dans les zones de la ligne de front. Un volontaire montre une vidéo du centre déserté de Kherson. Son collègue de l’organisation «Forts parce que libres» (Silni bo wolni) commente la situation actuelle dans la ville dont ils sont tous deux originaires: Le centre de Kherson, autrefois magnifique, ressemble aujourd’hui à un film d’horreur post-apocalyptique, avec ses habitants qui ressentent quotidiennement tout «l’amour» de la nation russe fraternelle. Le bourdonnement des drones disperse dans différentes directions des volées d’oiseaux importunés par les intrus métalliques. Le monde continue d’attendre les festivités du Nouvel An, et à Kherson, nous vivons dans l’attente de nouveaux bombardements. Aussi brutal que cela puisse paraître, ces bombardements font désormais partie intégrante de notre vie. Les ruines de Kherson sont des cicatrices sur le cœur de tous ceux qui vivent ici.»

Anastasia Panteleeva s’exprime à l’Institut St Thomas sur la situation des civils ukrainiens retenus en captivité | DR

Ces cicatrices profondes sont de plus en plus nombreuses chaque jour. Anna Lodygina, une amie journaliste de Nova Kakhovka, a publié aujourd’hui sur les réseaux sociaux une vidéo d’un bâtiment en flammes, accompagnée d’une note émouvante: «Mon école a brûlé, et j’ai l’impression qu’une partie de ma vie est en train de brûler….Je ne le pardonnerai jamais.»

Anastasia Panteleeva, de l’organisation «The Media Initiative for Human Rights», vient également de Nova Kakhovka. Nous parlons pendant plus d’une heure de la situation des civils ukrainiens arrêtés et enlevés par les Russes dans les régions qui ont été ou sont encore occupées. «Nous avons recensé 1877 cas de ce type, mais ce chiffre est encore en cours de vérification. Nous apprenons de diverses sources qu’une personne a été tuée, ou qu’elle est décédée des suites d’une maladie et d’un manque d’accès aux soins médicaux, ou encore qu’une personne a été libérée.» La situation des civils faits prisonniers est très difficile. Ils sont généralement torturés, privés de contact avec leur famille, forcés d’avouer qu’ils ont agi contre la Russie et détenus pendant de longues périodes sans aucune condamnation judiciaire. Ils se retrouvent souvent dans les mêmes prisons et colonies pénitentiaires russes que les prisonniers de guerre, alors qu’en tant que civils, ils devraient être traités différemment. Contrairement aux prisonniers de guerre, les civils sont très rarement échangés. C’est pourquoi il est fréquent de voir des manifestations sur les places centrales de Kiev et dans d’autres lieux publics, organisées par des personnes, en particulier des épouses, qui réclament la libération de leurs proches en captivité. «Il s’agit également d’une forme de gestion de la situation par les familles des personnes en captivité», souligne Anastasia. Après tout, le plus dur, c’est l’impuissance, la prise de conscience qu’on ne peut pas faire grand-chose pour ses proches en captivité.

La nuit de Noël, j’ai prié avec les sœurs carmélites et un groupe de personnes qui viennent régulièrement à la chapelle du Carmel. J’ai remis aux religieuses une image de Noël reçue du cardinal Krajewski portant la bénédiction du Saint-Père. Le pape y avait apposé les mots de Saint Léon le Grand «Natalis Domini, Natalis est pacis» (Le Noël du Seigneur est le Noël de la paix). Cette conviction que la naissance du Seigneur est en même temps la naissance de la paix m’a beaucoup ému. C’est pourquoi, au cours de l’homélie, j’ai rappelé que chacun de nous devait être un artisan de paix. Nous avons reçu ce don du Christ de par sa naissance. Il est dans notre cœur et nous devons le partager avec ceux qui nous entourent.

Sauvetage d’animaux

Peinture murale à Kiev | © DR

 Lors du gala de remise du prix littéraire Joseph Conrad-Korzeniowski, décerné par l’Institut polonais de Kiev à de jeunes écrivains et poètes ukrainiens, j’ai eu l’occasion de rencontrer Andriy Lubka, Oleksandr Mykhed et Artem Chekhov. C’est toujours avec une grande curiosité que je me penche sur leurs textes et je suis heureux qu’ils soient traduits dans d’autres langues que le polonais et l’anglais. J’ai également découvert la poésie de Yaryna Chornohuz. Le lendemain matin, j’ai conduit sous une pluie battante jusqu’à une librairie pour acheter un volume de ses poèmes intitulé «[dasein: la défense de la présence]». Les poèmes de Yaryna sont écrits sur la ligne de front, et l’autrice elle-même a été infirmière de combat et éclaireuse pendant de nombreuses années. Le lauréat de cette année, Andriy Lubka, a fait remarquer que le choix moral d’un écrivain aujourd’hui n’est pas seulement de décider de ce dont il faut parler, mais aussi de ce qu’il faut taire. «Nous écrivons beaucoup, mais nous passons également beaucoup de choses sous silence. C’est sans aucun doute un défi et un drame pour les écrivains que de se fixer des limites d’autocensure, car les mots que nous utilisons peuvent donner du pouvoir et inspirer quelqu’un dans les moments difficiles, mais ils peuvent aussi le décourager.» Je suis d’accord avec Lubka. Dans les moments difficiles de la vie, nos mots ont un pouvoir particulier.

Les artistes ukrainiens parlent de l’actualité de diverses manières. Non loin de notre monastère à Kiev, une peinture murale est apparue représentant la volontaire Anastasia Tycha en personnage principal. Pendant l’occupation de Kiev, elle et son mari ont transporté des dizaines d’animaux, y compris des chiens incapables de se déplacer seuls, hors de la ville d’Irpin [est] dévastée par les combats. La fresque a été inspirée par une photo prise le 9 mars 2022 par le photographe américain Christopher Occhicone. Comme d’autres photos illustrant les événements tragiques des premières semaines de l’agression russe, elle a fait le tour du monde, devenant un symbole du courage des Ukrainiens qui ont risqué leur vie pour sauver des animaux.

Amour vulnérable

«La route est lourde lorsque vous portez votre maison et votre passé sur votre dos. Nous avons été privés de notre maison, mais pas de notre cœur. La mort est terrible et l’amour si vulnérable.». Ce ne sont là que quelques-unes des phrases que je retiens de la pièce «Vertep. Est», jouée à Kiev par le théâtre de marionnettes de Kharkiv. Ce spectacle, basé sur la poésie de Serhiy Zhadan, fait référence au ‘vertep’, un théâtre de marionnette traditionnel représentant des scènes de la Nativité. «Cette histoire émouvante de la naissance de Jésus-Christ dans le contexte de la guerre en Ukraine a été la meilleure représentation théâtrale à laquelle j’ai assisté ces dernières années», assure le Père Piotr.

Le cardinal Konrad Krajewski bénit une cantine à Fastiv (Ukraine) | © DR

Dans cette lettre de fin d’année, je voudrais remercier tous ceux qui ne sont pas indifférents au sort des populations des pays déchirés par la guerre. François a qualifié la compassion de ‘langage de Dieu’. «C’est ce qui l’a poussé à nous envoyer son Fils», a déclaré le pape. Je souhaite pour moi-même et pour chacun d’entre vous que nous entrions dans la prochaine année de nos vies, et en même temps dans le Jubilé 2025, pleins de compassion et d’espoir.

Avec toute ma gratitude pour votre aide et en sollicitant vos prières,

Jaroslaw Krawiec OP, Kiev, 28 décembre 2024

Suite
Le cardinal Krajewski devant un abri à Fastiv (Ukraine) avec des participants à la fête de Noël | © DR
2 janvier 2025 | 17:00
par Rédaction

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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