Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #32
Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).
Alors que la ligne de front entre Ukrainiens et Russes semble à nouveau s’être stabilisés, les combats et les bombardements continuent. Les tirs russes visent en particulier les infrastructures énergétiques, privant d’électricité des millions d’Ukrainiens. Les besoins d’aide restent très importants.
Chères Sœurs, chers Frères,
Je n’aurais jamais cru que l’on puisse avoir la nostalgie des lumières. Lorsque je suis descendu du train de Kiev à Varsovie, j’ai été surpris par le festival de rues et de bâtiments illuminés et, surtout, par les décorations de Noël colorées. Si l’on ajoute à cela la neige qui vient de tomber en abondance en Pologne, tout ressemblait à un conte de fées du Nouvel An. En Ukraine, ces deux derniers mois ont été de plus en plus froids et sombres. Plus cela dure, plus je plisse les yeux d’incrédulité en regardant les rues et les vitrines lumineuses ainsi qu’en entrant dans les maisons et les couvents chaleureux à l’étranger.
Pas de marché de Noël
Le jour de la Saint-Nicolas – qui, en Ukraine, est célébré le 19 décembre selon le calendrier oriental – un nouveau sapin de Noël a été officiellement inauguré dans le centre de Kiev. Il a été placé, comme les années précédentes, sur la place devant la cathédrale Sainte-Sophie, la plus ancienne et la plus importante église chrétienne d’Ukraine. L’arbre de Noël est beaucoup plus modeste et mesure 19 mètres de moins que l’année dernière. Il n’y a pas de place de marché autour de lui, ce qui, en Ukraine, était autrefois un élément indispensable des «vacances du Nouvel An», comme on appelle fréquemment Noël ici.
Ces deux dernières semaines, une grande discussion a eu lieu en Ukraine sur la question de savoir si les décorations et les arbres de Noël devaient être exposés dans les lieux publics alors que des millions de personnes souffrent quotidiennement de la guerre et du manque d’électricité. L’opinion est divisée. Le maire de Chortkiv, une petite ville de l’ouest de l’Ukraine où les Dominicains sont présents depuis plus de 400 ans, avait déjà annoncé à la mi-novembre que: «Cette année, la célébration de l’arbre de Noël et du Nouvel An dans le centre ville sera annulée!». Pour éviter tout malentendu, il avait immédiatement ajouté que le plus important était la célébration de la naissance de Jésus-Christ, et que les décorations et les festivités tapageuses pouvaient attendre la fin de la guerre. Beaucoup de gens pensent de même.
Un sapin de Noël à Kiev
La capitale en a décidé autrement. «Nous devons avoir le sapin de Noël !» a déclaré le maire de Kiev, Vitali Klitschko. «Nos enfants doivent pouvoir faire la fête! Malgré le fait que les barbares russes essaient de priver les Ukrainiens de la joie de Noël et du Nouvel An.» Je comprends les opposants aux arbres de Noël, mais ma position est résolument plus proche de l’attitude du maire de Kiev. J’ai entendu l’opinion d’un soldat de première ligne qui était mécontent que ses enfants soient privés de Noël. «C’est exactement pour cela que nous nous battons, pour une vie normale pour nos familles!» a-t-il argumenté.
Près de l’arbre de Noël de Kiev, j’ai repéré une étrange chose. Des blocs de ciment qui, jusqu’à récemment, étaient positionnés en travers de la rue comme une barricade, étaient maintenant peints en rouge, et de grands yeux y étaient attachés. Cela fait partie d’un projet artistique intitulé «Les enfants ne devraient pas voir la guerre». Ses auteurs veulent épargner aux plus jeunes habitants de la ville l’expérience douloureuse de voir un paysage de guerre pendant les vacances. C’est important car Kiev accueille aujourd’hui quelques centaines de milliers de personnes qui ont fui les villes et villages détruits. Les initiateurs de ce projet veulent collecter des fonds pour aider les enfants qui ont perdu un ou deux parents à cause de la guerre. Malheureusement, leur nombre augmente chaque jour.
Dix mois de guerre
Cette année, la veille de Noël marquera exactement le dixième mois de guerre. Le 24 février, nous nous sommes tous réveillés en Ukraine tôt le matin au son des sirènes de raid aérien, des explosions, des SMS et des appels téléphoniques d’amis et de membres de la famille terrifiés qui tentaient de savoir si nous allions bien.
Le soir du 24 décembre, des milliards de chrétiens à travers le monde commenceront à célébrer la naissance du Christ. Ce nombre comprendra une poignée de catholiques-romains en Ukraine, puisque la majorité des citoyens du pays sont des chrétiens de tradition orientale et célébreront Noël deux semaines plus tard. La guerre pousse cependant nombre d’entre eux à réclamer avec une intensité croissante le passage au «calendrier grégorien», et les évêques de l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine, indépendante de Moscou et dirigée par le métropolite Epiphane, ont autorisé certaines paroisses à célébrer Noël en même temps que le monde occidental.
Un Noël dans l’obscurité
Ce Noël sera différent, plus calme et enveloppé d’obscurité. Même si nous essayons d’oublier un instant les temps difficiles et de nous perdre dans les achats de Noël, les visites et les décorations, nous ne pouvons pas le faire. De nombreuses personnes ont perdu leur emploi et se trouvent dans une situation économique très difficile. Ils ne pourront pas s’offrir une table et des cadeaux de Noël abondants. En outre, depuis deux mois, il y a une pénurie d’électricité et de lumière. Certaines personnes n’ont de l’électricité que périodiquement, d’autres, comme les habitants d’Antonivka, n’en ont pas du tout.
Antonivka sous les bombes russes
Antonivka est un village situé à l’extérieur de Kherson, avec un énorme pont reliant les rives du Dniepr, d’abord attaqué par l’armée ukrainienne, puis par les Russes. Nous y avons livré des fournitures humanitaires il y a deux semaines. Le bus avec les caisses de nourriture a été déchargé très rapidement. Le village est situé juste sur la rive du fleuve, et de l’autre côté se trouve l’armée russe. «Mes amis, ne restez pas en groupe. Ne créez pas de rassemblement, afin que les drones ne nous détectent pas et ne commencent pas à tirer», crient les dames qui coordonnent la distribution de l’aide humanitaire. Quelques heures plus tôt, l’artillerie avait détruit une maison voisine, et nous avons aidé une femme âgée à sortir de son sous-sol et l’avons transportée dans un endroit plus sûr.
La chaleur d’une présence
Pendant que le Père Misha parlait avec les habitants d’Antonivka, j’ai vu des larmes dans leurs yeux. Ils pleuraient d’incrédulité à l’idée que quelqu’un soit venu à eux. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que l’une des pires choses de la guerre est le sentiment d’être abandonné. Je me souviens des premiers jours de combat autour de Kiev, lorsque Maryna m’avait demandé d’apporter des fournitures à une mère célibataire d’un fils. Au moment de partir, la femme avait demandé: «Quand ça ira vraiment mal, est-ce que tu m’aideras ? Est-ce que je serai seule?»
La guerre m’a appris que la meilleure chose que je puisse donner à mes voisins n’est pas du matériel, de l’argent, un abri, des homélies sages ou des paroles réconfortantes, mais ma présence. Il n’est cependant pas nécessaire d’avoir fait la guerre pour savoir combien le goût de la solitude est amer et combien il est important de se donner en cadeau. Beaucoup de gens n’ont besoin de rien de notre part, mais ils ont besoin de nous, de notre présence.
David a survécu à une grave opération
David a quatorze ans. Depuis un an et demi, il vit avec son frère aîné Roland à la Maison Saint-Martin. Il est arrivé ici lorsque sa santé s’est détériorée et que les médecins ne lui ont pas donné de grandes chances de survie. Mais les plans de Dieu étaient différents. À Fastiv, il a pu se rétablir suffisamment pour être admis dans l’un des meilleurs hôpitaux pour enfants d’Ukraine et survivre à une grave opération de plusieurs heures. Il est récemment revenu à Fastiv. Je sais combien de cœur, de soins et de persévérance Vira a mis dans la lutte pour sa vie et sa santé. Je n’ai pas été surpris de voir sa joie après une opération réussie. «C’est un vrai miracle». C’est le plus beau cadeau de Noël pour nous tous.
Lorsque Vira, Marzena, Roland et moi avons emmené David dans la salle pré-opératoire, nous avons croisé Scott Kelly à plusieurs reprises dans le couloir de l’hôpital; c’est un astronaute américain qui aide à collecter des fonds pour les victimes de la guerre. Il est le détenteur du record du plus long séjour dans l’espace. Dieu a le sens de l’humour, alors peut-être que ce dimanche soir à Ochmatyd, l’hôpital de Kiev, il nous a donné un signe du ciel et que David ira bien?
Lorsque nous nous asseyons pour le repas traditionnel de la veille de Noël après l’apparition de la première étoile dans le ciel, il est parfois bon de regarder autour de soi car cette étoile du salut peut apparaître dans un autre homme. Mais pour la voir, il faut sans doute avoir un peu de la sensibilité et de l’espérance d’un enfant. «L’amour est très féminin, la foi est très virile, seule l’espérance est encore comme un enfant. Ce n’est que grâce à cette espérance que le commandement chrétien commencera à s’accomplir: Vous devez devenir comme des enfants.» (Franz Rosenzweig)
Laisser une place pour l’hôte inattendu
La veille de Noël, en Ukraine, les gens s’assoient pour un dîner de fête. La soirée sainte, qu’on appelle ici la veille de Noël, réunit toute la famille autour de la table. L’une des coutumes encore pratiquées ici consiste à laisser une place vide à table pour un invité inattendu. Je suis convaincu que cette année, il y aura de nombreuses places vides à table. Dans de nombreuses familles, les hommes et les femmes qui se battent sur le front, qui servent comme médecins ou membres du personnel militaire manqueront à l’appel. Il y aura des larmes de douleur en souvenir des morts, des disparus et des prisonniers. Il y aura aussi des appels téléphoniques à ceux qui ont dû quitter leur maison et qui sont loin de leurs proches. Ce sera un Noël très difficile.
Une nation qui chante
Les Ukrainiens sont une nation qui chante. Ils chantent dans les églises et à la maison. Je suis sûr que les chants de Noël ne manqueront pas cette année. Le Père Misha m’a raconté qu’ils avaient l’habitude de chanter chez lui un chant de Noël qui était officiellement interdit en Union soviétique, intitulé «Triste soirée sainte de 1946». Il raconte l’histoire des temps tragiques qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, lorsque les communistes procédaient à des arrestations et à des déportations massives d’Ukrainiens en Sibérie. Le chant se termine par un appel à Dieu :
Jésus notre Dieu,
descends vers nous.
Laisse-nous voir
tous ceux que nous aimons,
autour de la table des fêtes.À ceux qui sont morts au combat,
nos héros,
accorde, Dieu miséricordieux,
l’éternité dans ton royaume.Triste soirée sainte,
en mille neuf cent quarante-six
à travers notre Ukraine
pleurant partout.
Chères sœurs, chers frères, j’ai l’impression que grâce à ces lettres décrivant la vie dominicaine quotidienne en Ukraine, nous sommes devenus proches les uns des autres. Vous avez appris à connaître nos noms et les lieux où nous servons. Nous vous portons également dans nos cœurs, dans nos esprits et dans nos prières. Nous sommes reconnaissants que vous soyez avec nous, que vous nous souteniez, nous et ceux que nous servons.
De manière symbolique, je voudrais suivre avec vous les traditions ukrainienne et polonaise, rompre l’hostie et partager la kutya, en se souhaitant mutuellement une paix véritable. Récemment, Sœur Damian a apporté un grand gâteau pour les enfants de la catéchèse. Après tout, Noël est le mémorial de l’anniversaire de notre Sauveur! Ne soyons pas tristes et déçus, mais toujours remplis de «l’espérance qui ne peut faillir» (Rm 5,5). Célébrons avec joie la venue du Seigneur.
Avec nos salutations, nos prières et notre gratitude,
Jarosław Krawiec OP,
Kyiv, 22 décembre 2022
Un dominicain
au cœur de la guerre
Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.