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Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #19

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Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Au 44e jour du conflit, les attaques russes se concentrent désormais dans l’est de l’Ukraine. La gare de Kramatorsk, une ville située dans le Donbass, a été la cible d’une attaque russe qui a fait au moins cinquante morts. Les autorités ukrainiennes redoutent par ailleurs une «attaque massive» dans la région de Louhansk, dans l’est du pays. Les Etats-Unis, eux, s’attendent à ce que le conflit dure «des mois ou plus».

Chères Sœurs, chers frères,

Le petit Romek a fêté hier son sixième anniversaire. Lorsque j’ai rendu visite aux frères à Chortkiv il y a deux jours, il était assis avec son père dans le bureau paroissial de notre prieuré, qui fait également office de chambre d’amis. Ils regardaient quelque chose sur son ordinateur. Nous avons jeté un coup d’œil, et il a immédiatement couru vers nous, embrassé le Père Svorad, et annoncé à tout le monde: «Je vais avoir un anniversaire dans deux jours!».

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Il a été un peu gêné lorsque j’ai dit que si c’était le cas, nous devrions lui trouver un cadeau quelconque. Son père a immédiatement répondu que le plus beau cadeau pour eux était de pouvoir s’abriter chez nous. Ils étaient arrivés de Kiev avec toute leur famille au début de la guerre et ont été très gracieusement accueillis par le Père Svorad et le Père Julian. Les frères sont déjà habitués au fait que leur petite maison est un peu plus bruyante et beaucoup plus joyeuse. La mère de Romek est une excellente cuisinière. Et c’est le meilleur moyen de faire battre les cœurs dominicains. Sur le chemin du retour de l’église, qui se trouve à environ un kilomètre du prieuré, je me suis arrêté dans un magasin de jouets. J’espérais que Romek aimerait un camion de pompiers Lego.

Des dominicains spoliés par le passé

Chortkiv est très importante pour les Dominicains. Notre église est considérée comme l’un des plus beaux bâtiments catholiques d’Ukraine. C’est aussi un sanctuaire de Notre-Dame du Rosaire. Ici, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques ont assassiné nos frères. Nous espérons tous que les procédures de béatification qui ont débuté il y a des années les élèveront un jour à l’autel. Les autorités de l’État ont rendu à l’Ordre le bâtiment du prieuré qui est adjacent à l’église. Malheureusement, de nombreux bâtiments en Ukraine, des églises et en particulier les prieurés, n’ont pas été rendus à leurs propriétaires d’origine. D’une manière ou d’une autre, nous avons réussi à obtenir le nôtre. Depuis quelque temps déjà, nous prévoyons que le prieuré servira, après rénovation, non seulement de maison pour les frères mais aussi de centre d’aide, un peu comme la maison de Saint-Martin à Fastiv. Dans la situation actuelle en Ukraine, la finalisation de ces plans semble non seulement appropriée mais urgente.

Comme presque toutes les villes d’Ukraine occidentale, Chortkiv a accueilli de nombreux réfugiés. On peut clairement voir que les petites rues de cette charmante petite ville sont remplies de familles et de mères avec enfants. Dans le bâtiment du conseil municipal, des tentes sont installées avec de l’aide humanitaire. De l’aide est également proposée à la cathédrale des catholiques de rite oriental. Ce n’est pas la seule église d’Ukraine où j’ai vu, à côté de l’espace liturgique et d’un espace pour les personnes venant prier, des boîtes de nourriture, des produits de nettoyage et des monticules de couches pour bébés. J’ai pensé aux paroles du Christ: «Ils n’ont pas besoin de s’en aller, tu leur donnes à manger».

Le pain des anges

De nombreuses églises contiennent désormais à la fois le pain des anges, la Sainte Eucharistie, et le pain des anges gardiens humains du monde entier qui n’ont pas oublié leurs frères et sœurs exilés de chez eux par la guerre. Le père Svorad, qui vient de Slovaquie, m’a dit qu’il rencontre souvent des réfugiés en prière dans notre église.

Une prière œcuménique a été célébrée pour les victimes de la guerre. Des représentants de toutes les confessions de la ville étaient présents | © Jaroslav Krawiec

Certains demandent une conversation ou une prière, d’autres allument un cierge devant la Vierge, d’autres encore demandent une confession. La grande majorité n’est pas catholique et n’avait souvent rien à voir avec l’Église auparavant, qu’elle soit orientale ou occidentale. Il y a des années, lorsque j’étais pasteur à Chortkiv, j’ai placé dans l’église une figure de saint Joseph, le protecteur des émigrants. Je voulais que les habitants de cette ville prient par son intercession pour leurs proches qui ont émigré d’Ukraine. Maintenant, notre saint Joseph doit être très occupé. Il sait ce que cela signifie d’être en route et d’échapper à la colère d’Hérode. Saint Joseph, protecteur attentif de Jésus et de Marie, patron des émigrants et des réfugiés, prie pour nous!

Une prière œcuménique

J’ai passé les deux jours suivants à Lviv. Lorsque je suis arrivé au prieuré, dans la plus grande et aussi la plus belle ville de l’ouest de l’Ukraine, le Père Thomas, vêtu d’un habit blanc et d’une chape noire, partait pour une prière œcuménique aux intentions des victimes de la guerre. Je l’ai rejoint. La Panikhida, un service commémoratif pour les morts dans les églises orientales, a été célébrée dans le centre de la ville au monument du poète ukrainien Taras Shevchenko. Des représentants de toutes les confessions de la ville étaient présents, notamment les évêques des deux rites catholiques, ainsi que le métropolite de l’Église orthodoxe d’Ukraine, Dymytriy.

Face à la tragédie des milliers d’Ukrainiens assassinés ces dernières semaines, qui a été symbolisée par la ville de Bucha, je vois de manière beaucoup plus profonde la nécessité d’une prière commune et d’un appel d’une seule voix à Dieu, implorant la miséricorde. À la fin, les participants ont allumé des bougies bleues et jaunes. Elles ont été déposées sur le trottoir, disposées en forme d’armoiries ukrainiennes. Cette prière a également été suivie par de nombreux réfugiés, dont le nombre dans la ville est très élevé. C’était la première célébration œcuménique de ce type à Lviv depuis le début de la guerre.

Le temps de la guerre est un moment difficile pour nos prieurés, nos paroisses et nos ministères. Tant de personnes ont quitté leurs maisons, et une partie importante d’entre elles sont parties à l’étranger. Reviendront-ils, et quand? Le temps nous le dira. Nous pouvons déjà ressentir le vide car une grande partie de ces personnes étaient activement impliquées dans la vie de nos paroisses et de nos communautés.

Soldats morts au front

Mercredi après-midi, je suis allé me promener. On m’a dit qu’une paroisse militaire de rite oriental allait organiser un service funèbre pour trois soldats. J’ai décidé de me joindre aux prières, dirigées par un évêque. Je ne connaissais pas ces soldats morts au front, mais en participant à leurs funérailles, j’ai eu l’impression qu’ils étaient proches de moi. J’ai prié avec gratitude pour leur service. Ils ont payé le prix le plus élevé pour moi aussi, pour que je puisse être en sécurité à Kiev. Le plus âgé d’entre eux avait 49 ans, et les deux autres n’étaient que de jeunes garçons. En regardant la mère de l’un d’entre eux, peinée et en larmes, j’ai pensé à Marie qui s’est tenue devant la croix de son Fils. Les stations du chemin de croix de l’Ukraine, dans de nombreux endroits du pays, se terminaient par «La mise au tombeau».

Funérailles de soldats morts au front dans une église bondée | © Jaroslav Krawiec

L’église était remplie de gens. Parmi eux se trouvaient de nombreux soldats, qui portaient les cercueils de leurs frères. À côté de moi, dans la longue file d’attente vers l’entrée étroite de l’église, se tenait patiemment le président du Parlement ukrainien. Avant la guerre, nous nous étions brièvement rencontrés à Kiev. Après le début de la guerre, je lui ai écrit un court message, l’assurant de nos prières. Il m’a répondu: «Père, prions pour l’Ukraine.» Nous avons parlé poliment pendant quelques minutes. Les principaux hommes politiques ukrainiens qui dirigent le pays ont passé un examen très difficile de fidélité à leur patrie.

Des sœurs merveilleuses et courageuses

Au cours de mon voyage, j’ai réussi à rendre visite aux sœurs dominicaines à Chortkiv et Jovkva. Depuis le début de la guerre, elles sont très impliquées dans l’aide aux nécessiteux et l’organisation de transports humanitaires. Je n’ai pas informé les sœurs à l’avance de ma visite à Chortkiv. Chaque fois que je vais chez elles, elles sont extrêmement hospitalières, ce qui se traduit, entre autres, par une table merveilleusement fournie. En cette période de guerre, je ne voulais pas créer d’ennuis supplémentaires, j’ai donc décidé de frapper à leur porte sans préavis. La porte fut ouverte par Sœur Eugène, la supérieure de la communauté. Les deux autres sœurs étaient parties livrer des fournitures à Yasnyshche, qui se trouve à 125 km de Chortkiv. C’est un endroit important car c’est le lieu de naissance de la fondatrice de la Congrégation des Sœurs Dominicaines, Roza Kolumba Bialecka.

Hier, je suis arrivé à Jovkva. J’ai célébré la messe dans la chapelle de la communauté, dont les murs sont ornés d’icônes de saints dominicains. Comme il est bon de prier en telle compagnie: des icônes saintes et des sœurs merveilleuses et courageuses. Ensuite, nous avons pris le petit-déjeuner, et les sœurs m’ont parlé de leur ministère. Il se passe beaucoup de choses à Jovkva car elle est située près de la frontière polonaise. Dans les premières semaines de la guerre, les sœurs ont énormément aidé des milliers de réfugiés qui attendaient chaque jour aux postes frontières.

Les sœurs dominicaines de Jovka s’activent pour aider les réfugiés ukrainiens, ici avec Liana, une bénévole | © Jaroslav Krawiec

Aujourd’hui, en coopération avec des bénévoles locaux, elles apportent une aide humanitaire dont l’Ukraine a tant besoin. J’ai poursuivi mon voyage avec Liana, une volontaire innatendue de Jovkva. Elle est historienne et travaille au musée de Lviv. Elle m’a beaucoup appris sur l’aide et la vie pendant la guerre. Elle était en route pour recevoir une livraison de matériel médical en provenance des États-Unis, qui servira à sauver la vie de nos soldats sur le front.

Chers lecteurs de mes lettres, j’ai traversé la frontière hier et je suis actuellement en Pologne. Je serai de retour à Kiev dans deux semaines. Si vous habitez à Varsovie ou dans les environs, je voudrais vous inviter à la retraite que je prêcherai dans l’église de Saint Hyacinthe, rue Freta, à partir du dimanche des Rameaux et jusqu’au mercredi de la Semaine sainte. Comme mes lettres ont toujours été le partage de ce que j’ai personnellement vu, entendu ou vécu dans les lieux touchés par la guerre, je ferai une pause dans l’écriture. J’aimerais que les lettres sur l’histoire de la guerre ne soient plus nécessaires dans un avenir proche. Je vous remercie de votre solidarité avec l’Ukraine, de votre aide, de votre argent et, surtout, de votre prière et de vos sacrifices de carême dans l’intention de promouvoir la paix.

Avec des salutations chaleureuses et une demande de prière,

Jarosław Krawiec OP,

Lviv – Jovka – Varsovie – vendredi 8 avril, 20h45

Suite
11 avril 2022 | 12:22
par Bernard Hallet

Un dominicain
au cœur de la guerre

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il a envoyé à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (en fait des lettres) destinées aux dominicains de Pologne qui racontent le quotidien de la communauté et des habitants de la ville. Avec son autorisation, nous publions ce qui est devenu un journal de bord de la situation vécue à Kiev et dans le pays.

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