L'abbé Nicolas Betticher est engagé dans la pastorale dans le canton de Berne | © Raphael Rauch
Dossier

Les victimes d’abus sexuels face à la jungle du droit de l’Eglise 2/3

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Depuis un certain nombres d’années, l’Église s’est donnée des règles de procédure assez complètes concernant le traitement des abus sexuels. Décryptage avec l’abbé Nicolas Betticher, spécialiste du droit canon et juge ecclésiastique. (2e partie)  

Parfois les victimes d’abus sont baladées d’une instance ou d’un évêque à l’autre, chacun expliquant qu’il n’est pas compétent en la matière.
Nicolas Betticher: C’est un grave problème, mais il faut considérer que l’évêque de l’endroit où les abus ont été perpétrés porte une responsabilité envers les victimes. Il doit donc prendre les mesures de prudence qui s’imposent, même s’il transmet ensuite le dossier à l’évêque d’origine. Ce principe de territorialité existe aussi dans le droit civil.

Comment l’enquête préliminaire canonique se déroule-t-elle?
L’évêque confie l’enquête préliminaire à un enquêteur mandaté ad hoc. On peut noter au passage que cet enquêteur ne pourra pas être juge lors d’un éventuel procès. L’évêque choisira généralement un vicaire général, un official ou un autre prêtre idoine. On considère que si l’abuseur est un prêtre, il faut aussi un prêtre pour mener l’enquête. Il va écouter la victime, auditionner les témoins et rassembler tous les éléments utiles à l’établissement des faits.
Au terme de l’enquête préliminaire et quel qu’en soit le résultat, l’évêque doit transmettre le dossier à la section disciplinaire du Dicastère pour la doctrine de la foi, à Rome, accompagné de son avis sur le cas. 

«Le dicastère romain ne dispose que de ressources personnelles limitées pour traiter les abus du monde entier.»

C’est donc Rome qui décide de l’ouverture d’un procès canonique.
Dans les cas les plus graves, Rome peut mener elle-même un procès, mais dans l’immense majorité des affaires, le dicastère va renvoyer la cause à l’évêque, à charge pour lui de conduire le procès pénal. Le problème est que le dicastère romain ne dispose que de ressources personnelles limitées pour traiter les abus du monde entier.

De nouvelles révélations d’abus sexuels assombrissent l’Eglise | © James/Unsplash

Le droit canonique prévoit deux types de procès: ordinaire ou extrajudiciaire.
L’évêque va d’abord nommer un tribunal formé d’un juge et de deux assesseurs et décider s’il veut un procès ordinaire ou extrajudiciaire. Le plus souvent, on se contente d’un procès extrajudiciaire ou administratif. C’est une procédure simplifiée où les juges travaillent essentiellement sur dossier. Il n’y a pas d’audience, ni procureur, ni partie civile. On n’entend que le prêtre incriminé et pas les victimes. Cette situation donne aux victimes l’impression d’une justice peu sérieuse et établie dans un entre-soi ecclésial.
Je plaide pour la tenue de procès ordinaires c’est-à-dire avec des audiences des victimes présumées, de l’abuseur présumé, des témoins, des avocats, des médecins, des experts psychiatres pour arriver à une sentence étayée. La sentence prononcée par les juges est ensuite ratifiée par l’évêque qui normalement n’a pas lui-même participé au procès. Cette sentence est susceptible de recours à Rome.

«La sanction la plus élevée est le renvoi de l’état clérical qui est la seule peine définitive.»

Quelles sont les sanctions possibles?
Elles sont différenciées. Ce sont des sanctions que la justice civile ne peut pas prendre. Elles concernent des restrictions de ministère plus ou moins importantes: interdiction de célébrations publiques, de recevoir les personnes en confession, de donner la catéchèse, d’être en contact d’enfants ou d’adolescents, de participer à des célébrations ou des manifestations d’Eglise, obligation de dédommager les victimes. Il peut y avoir des temps de pénitence dans un monastère ou une autre institution etc. La sanction la plus élevée étant le renvoi de l’état clérical qui est la seule peine définitive. Il faut rester conscients que l’Eglise ne dispose pas des moyens de contrainte de l’Etat comme la privation de la liberté.

Il y a aussi le cas fréquent ou l’abuseur est décédé. Or on ne juge pas les morts. Comment agir dans ce cas?
Les instances d’accueil et d’écoute peuvent recevoir les victimes et tenter d’établir les faits. L’évêque doit se forger une opinion sur la base de plusieurs témoignages crédibles. Un jugement trop rapide et mal étayé ne peut que nuire à la personne décédée, à ses descendants et in fine à l’Eglise elle-même. On ne peut obtenir une certitude morale à partir d’un seul témoin! (cath.ch/mp)

Vers un tribunal pénal canonique national?

La création d’un tribunal pénal et disciplinaire canonique est une des promesses des évêques suisses.
Le président de la CES, Mgr Felix Gmür, et le responsable thématique, Mgr Joseph Bonnemain, ont mené fin 2023 des premiers entretiens avec le pape et les autorités compétentes à Rome. L’Église catholique en Allemagne et en Autriche ont effectué des démarches similaires.
Quels changements un tribunal pénal canonique national, tel qu’envisagé en Suisse, pourrait-il apporter ?
Nicolas Betticher: Je suis heureux de constater que cette idée que j’avais suggérée progresse. Mais je ne suis pas associé à sa mise en place.
Du côté des victimes, un tribunal canonique national, doté de ressources suffisantes, peut se pencher sur des cas où la justice civile ne s’est pas prononcée, pour diverses raisons, notamment de prescription, ou dans les cas de ›parole contre parole’. Il y a aussi le cas d’adultes en dépendance spirituelle que le droit canonique assimile aux mineurs. Un tribunal national aurait aussi la compétence de rouvrir d’anciens cas et de demander à Rome la levée de la prescription. Disposant de ses propres moyens d’enquête, il peut fonctionner de manière complémentaire à la justice civile.
Et du point de vue de l’Eglise?
Ce tribunal peut relever les évêques d’une lourde charge pour laquelle ils ne sont souvent pas formés. Un tribunal national peut soulager les officialités diocésaines qui jugent essentiellement des affaires matrimoniales et n’ont pas les compétences en matière d’abus et de justice pénale. Une instance nationale peut rassembler les ressources nécessaires pour traiter les cas de manière vraiment professionnelle. Elle pourrait intervenir dès le stade de l’enquête préliminaire et assurer l’ensemble de la procédure, jusqu’à la sentence définitive.
Comment ce tribunal national pourrait-il être constitué?
Je pense qu’il faudrait sortir du ‘pouvoir ordonné’ en ne désignant que des professionnels laïcs, hommes et femmes.
Il risque d’être difficile de trouver des spécialistes formés en droit canon. 
De fait, des juristes bien formés en droit civil n’auraient pas trop de difficultés à assimiler les principes du droit canon. En outre, le plus compliqué dans les affaires d’abus sexuels est d’établir les faits et les spécialistes dans ce domaine existent. Enfin si les procédures canoniques ne sont pas identiques aux procédures civiles, elles sont tout de même similaires.
Qui devrait nommer ce tribunal?
A mon avis, il doit être indépendant des évêques et ne dépendre que de Rome. Le droit de recours des condamnés restant sauf. Le Vatican reste prudent, car évidemment il ne veut pas créer de précédent. En outre il y a la délicate question de savoir si ce tribunal pourrait juger les évêques pour négligence, dissimulation, voire abus sexuel ou de pouvoir. MP

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L'abbé Nicolas Betticher est engagé dans la pastorale dans le canton de Berne | © Raphael Rauch
28 juin 2024 | 08:00
par Maurice Page

Les nombreuses interrogations et polémiques autour du traitement des affaires d’abus sexuels dans l’Eglise en Suisse donnent à penser que les responsables d’Eglise naviguent à vue, poussés par le vent des médias ou pire: manipulées par les auteurs d’abus. Avec une communication souvent hasardeuse et à contretemps.

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