Les victimes d’abus sexuels face à la jungle du droit de l’Eglise 1/3
Les nombreuses interrogations et polémiques autour du traitement des affaires d’abus sexuels dans l’Eglise en Suisse donnent à penser que les responsables d’Eglise naviguent à vue, poussés par le vent des médias ou pire: manipulés par les auteurs d’abus. Avec une communication souvent hasardeuse et à contretemps.
Depuis un certain nombres d’années pourtant, l’Eglise s’est donnée des règles de procédure assez complètes. Décryptage avec l’abbé Nicolas Betticher, spécialiste du droit canon et juge ecclésiastique.
Deux documents principaux font aujourd’hui référence: Le Vademecum sur quelques points de procédure dans le traitement des cas d’abus sexuels sur mineurs commis par des clercs, publié par le Vatican en 2020 et révisé en 2022, offre des repères précis sur la marche à suivre.
Les Directives de la Conférence des Evêques suisses et de l’Union des Supérieurs Majeurs religieux de Suisse sur les abus sexuels dans le contexte ecclésial, dont la dernière version date de mars 2019, sont applicables en Suisse. Les divers diocèses possèdent en outre des règlements notamment sur le fonctionnement des commissions d’experts diocésaines en matière d’abus.
En cas d’abus la première question est celle du signalement.
Nicolas Betticher: Aujourd’hui, nous avons de nombreuses portes d’entrée pour les victimes: les commissions diocésaines, les associations de victimes, les autorités civiles, la presse etc. Je pense que l’on ne doit pas l’empêcher. Les victimes doivent être libres de choisir l’instance qui leur convient, avec des degrés de distance différents avec l’Eglise.
Selon le Vademecum de l’Eglise catholique, aucune forme n’est prescrite pour la dénonciation d’abus sexuels sur mineurs.
Je me rappelle avoir reçu plusieurs victimes à l’évêché comme official. Elle réagissent très différemment: Certaines ne peuvent même pas parler, d’autres sont accompagnées, d’autres écrivent une lettre… On ne peut pas figer la procédure au risque de passer à côté d’une réalité.
La parole des victimes est parfois confuse.
Pour les cas anciens c’est une chose. Pour les cas récents, il peut y avoir un blocage psychologique. C’est pourquoi j’ai toujours recommandé de passer par les instances de l’Etat. La police a les moyens d’interrogatoire et d’enquête que l’Eglise n’a pas. Il faut laisser la police ou le procureur travailler.
En parallèle et au cas par cas, l’Eglise peut néanmoins mettre en route une procédure canonique Je suis un peu surpris d’entendre parfois des évêques dire: «la police dit qu’il n’y a rien, donc il n’y a rien». Même si nous sommes dans une situation de ›parole contre parole’, ce n’est pas rien. Si la police n’arrive pas à établir des faits et clôt le dossier, cela ne doit pas empêcher l’Eglise de poursuivre l’enquête et d’aller creuser ailleurs. Elle peut par exemple interroger d’autres prêtres, qui, même s’ils sont liés par le secret de la confession, doivent inciter leurs pénitents à signaler les faits.
«Il s’agit d’une part de permettre à l’évêque de garder la distance nécessaire et d’autre part de traiter l’affaire de manière professionnelle»
Dès qu’un cas est signalé, il est en principe remis à la commission d’experts diocésaine.
C’est le but de l’opération. Il s’agit d’une part de permettre à l’évêque de garder la distance nécessaire et d’autre part de traiter l’affaire de manière professionnelle par des personnes formées et indépendantes. La victime peut ainsi s’exprimer devant un collège de personnes pas directement liées à l’évêque.
La commission va d’abord étudier la plausibilité du cas.
Il s›agit d’examiner si les circonstances de lieu, de temps, d’âge de la victime concordent. Outre l’audition de la victime, la commission peut faire les recherches nécessaires, notamment administratives, ou interroger des témoins ou des responsables. Il s’agit de rassembler les éléments pour déterminer s’il faut ouvrir une enquête canonique préliminaire. La commission fait son rapport à l’évêque qui décide.
L’ouverture d’une enquête préliminaire résulte donc d’une décision formelle de l’évêque?
Oui, l’évêque doit alors désigner un enquêteur. En parallèle, selon les directives de la Conférence des évêques suisses, il doit annoncer le cas auprès de la justice civile.
La pratique actuelle courante en Suisse est que l’évêque attende les résultats de l’enquête de la police pour lancer ou pas une enquête canonique préliminaire.
Je trouve cela assez délicat, car on risque de perdre beaucoup de temps. La police ou le procureur travaillent avec des délais qui peuvent être longs. On court le risque que l’abuseur présumé fasse d’autres victimes. Dès qu’on a un signal sérieux, il faut à mon sens maximiser les chances de prévenir d’autres abus en ouvrant parallèlement une enquête canonique préliminaire.
«Si le prêtre n’est plus en poste, ce n’est pas qu’il est parti en vacances ou en congé. Les motifs de son retrait se sauront tôt ou tard.»
Dès ce moment, l’évêque peut prendre de mesures provisionnelles, dites aussi conservatoires, contre le prêtre incriminé.
On entre dans un domaine délicat. C’est pourquoi l’évêque doit s’entourer de personnes compétentes dans sa commission diocésaine. L’évêque peut décider de mesures de restriction de ministère. Mais il doit être très attentif au risque d’arbitraire. Les faits reprochés sont-ils vraisemblables, le risque de récidive existe-t-il? Faut-il lancer un appel à témoins si des soupçons existent? Un tel appel peut être réalisé de manière très prudentielle. Ce sont les questions qu’il faudra trancher au cas par cas. Ces mesures ont une durée déterminée.
Se pose alors la question de la communication de ces mesures à la communauté.
Si on estime que les faits sont probants et qu’une enquête préliminaire est ouverte, il faut évidemment communiquer de manière objective sur les mesures provisionnelles qui ont été ordonnées. Si le prêtre n’est plus en poste, ce n’est pas qu’il est parti en vacances ou en congé. Les motifs de son retrait se sauront tôt ou tard. Il faut faire une communication adaptée qui respecte à la fois la présomption d’innocence et la recherche de la vérité objective. Il faut signaler qu’une enquête à charge ou à décharge est ouverte et que pendant cette période le prêtre se retire de son poste
«Pour tout ce qui est décision canonique il n’y a qu’un seul patron, c’est l’évêque ou le cas échéant le supérieur religieux.»
La question de la compétence pour agir se pose souvent
Pour tout ce qui est décision canonique il n’y a qu’un seul patron, c’est l’évêque ou le cas échéant le supérieur religieux. La situation est parfois complexe, car généralement en Suisse, l’évêque n’est pas l’employeur au plan civil mais donne une mission canonique que l’on interprète comme une autorisation de travail.
Qu’en est-il des prêtres étrangers? Ou des religieux?
En principe pour l’engagement d’un prêtre étranger une convention est établie entre l’évêque du diocèse d’origine et celui du lieu où le prêtre travaille. Cette convention peut prévoir que l’évêque du diocèse où le prêtre est actif est responsable de tout son ministère, donc y compris des éventuels abus. Si cela n’est pas déterminé, c’est l’évêque d’origine qui sera responsable et prendra des sanctions canoniques. (cath.ch.mp)
Fin de la première partie.
Comment l’enquête préliminaire canonique se déroule-t-elle? Est-ce Rome qui décide de l’ouverture d’un procès canonique? Quelles sanctions encourt un prêtre? Autant de réponses à lire dans le deuxième volet de notre enquête le 28 juin dès 8h.
Les nombreuses interrogations et polémiques autour du traitement des affaires d’abus sexuels dans l’Eglise en Suisse donnent à penser que les responsables d’Eglise naviguent à vue, poussés par le vent des médias ou pire: manipulées par les auteurs d’abus. Avec une communication souvent hasardeuse et à contretemps.