Les 'saints volants’, miracles ou mirages?
«Joseph, comme s’il avait été appelé au ciel, poussa un grand cri, sauta de terre, vola dans les airs, s’agenouilla au sommet d’un olivier et, comme l’ont déclaré des témoins dans son procès de béatification, la branche sur laquelle il s’appuyait s’agita comme si un oiseau y était perché, et il resta là-haut environ une demi-heure.»
La tradition attribue à nombre de saints ou de saintes catholiques des dons de lévitation. Des témoignages qui, au-delà de leur réalité, éclairent une facette de l’histoire de la chrétienté.
Le témoignage ci-dessus est issu de l’ouvrage La vie du bienheureux Joseph de Copertino, par Paolo Agelli, sorti en 1753. Le livre relate encore bien d’autres épisodes dans lesquels le franciscain italien du 17e siècle défie la gravité. Canonisé en 1767, Joseph de Copertino est certainement l’un des saints dont les activités aériennes sont les plus documentées. «Il serait impossible de faire le récit détaillé de tous ses vols (…) les témoignages des contemporains rapportent une centaine de fois ce phénomène», indique le Père Herbert Thurston dans un ouvrage sur les phénomènes mystique, en 1961. Des ‘élévations’ dont certains témoins ont été jugés très fiables, dont un ambassadeur espagnol et le pape Urbain VIII lui-même.
«Marqueurs de sainteté exceptionnelle»
Mais Joseph de Copertino (1603-1663) n’est que le membre le plus éminent d’un «escadron» de personnalités connues pour leur faculté de flotter au-dessus du sol, dont certaines très célèbres. On peut ainsi également mentionner Thomas d’Aquin (1225-1274), François d’Assise (1182-1226), Catherine de Sienne (1347-1380), Thérèse d’Avila (1515-1582), ou encore, plus proche de nous, Padre Pio (1887-1968).
Le phénomène a récemment fait l’objet d’un regain d’intérêt, avec la publication de recherches approfondies sur le sujet par l’historien des religions américain Carlos Eire. Ses conclusions, issues de plus de deux décennies de travail, ont été réunies dans le livre Ils ont volé: une histoire de l’impossible (They flew- a History of the Impossible/Yale University Press, 2023). Le professeur d’histoire et d’études religieuses à l’Université Yale scrute ce qu’il appelle les «marqueurs de sainteté exceptionnelle», notamment la lévitation et la bilocation, en examinant trois cas célèbres: Joseph de Copertino, Thérèse d’Avila et la religieuse espagnole Marie d’Agréda (1602-1665).
«La question de savoir si tel ou tel a réellement volé ne peut bien sûr pas être étudiée», souligne l’historien dans un article paru dans le magazine Commonweal en septembre 2023. Des témoignages visuels, même nombreux, cohérents et fiables, ne peuvent constituer une preuve, a fortiori face à des phénomènes si inexplicables. Les recherches de Carlos Eire ne portent ainsi pas sur la réalité de la lévitation en tant que telle, mais sur sa signification historique.
La lévitation contre la science et la Réforme?
«Le fait le plus étonnant à propos de deux des exemples les plus extrêmes du catholicisme baroque miraculeux (Joseph de Copertino et Marie d’Agréda) est qu’ils ont marché sur la terre – et prétendument flotté au-dessus – en même temps qu’Isaac Newton (1642-1727)», remaque Carlos Eire. Les témoignages de saints volants se sont en effet multipliés au tournant de l’ère moderne, à une époque où l’identité catholique est mise sous pression à la fois par la science et par la Réforme protestante.
Cette dernière, sans nier la réalité des lévitations de saints, les a principalement classées comme des manifestations démoniaques. «(…) Il n’est pas du tout surprenant que les miracles soient devenus un marqueur de différence entre catholiques et protestants, en même temps qu’un point chaud de discorde et une arme polémique, explique Carlos Eire. Pour les catholiques, la sainte lévitation pouvait servir de preuve de la source divine de l’autorité de leur Eglise et de la vérité des enseignements et sacrements». Cela bien que beaucoup de «lévitateurs» aient été longtemps regardés d’un oeil soupçonneux par l’Eglise. Autant Joseph de Copertino que Thérèse d’Avila et Marie d’Agréda ont été ostracisés, voire persécutés à cause de leurs dons, dont on pensait qu’ils pouvaient aussi venir du diable.
Le surnaturel au-dessus du naturel
«La magie, la religion et le démoniaque étaient trop étroitement liés pour que les autorités ecclésiastiques puissent approuver les miracles instantanément. Des distinctions devaient être maintenues, et ces distinctions étaient comprises en termes précis par les gens instruits, en particulier par le clergé chargé de leur discernement», note Carlos Eire. Mais, au niveau des simples fidèles, «la frontière entre religion et magie était tout sauf précise, surtout lorsqu’il s’agissait de la piété populaire et de la manière dont la plupart des chrétiens abordaient ce qu’ils croyaient être surnaturel».
Accepter la possibilité de ces phénomènes implique une certaine conception du réel. «Il faut considérer que le cosmos est constitué de deux dimensions, le naturel et le surnaturel, et que ces deux dimensions, bien que distinctes, sont néanmoins entrelacées de telle sorte que le naturel est toujours subordonné au surnaturel. Dans cette mentalité ou vision du monde, renforcée culturellement par les coutumes sociales et les forces politiques de l’Église et de l’État, l’ordre naturel peut être constamment interrompu et dominé par le surnaturel. Toute irruption du surnaturel était un miracle (miraculum ou prodigium), et le monde naturel vibrait constamment de la possibilité du miraculeux», écrit Carlos Eire dans Commonweal.
Une approche binaire de la réalité s’étendant à l’être humain, considéré comme composé d’un corps matériel mortel et d’une âme spirituelle immortelle. «Les saints pouvaient accéder au surnaturel parce qu’ils étaient ‘saints’, c’est-à-dire plus spirituels que les autres êtres humains (…) Cela les rendait (…) donc plus proches de Dieu, et cette proximité transformait leur corps mortel, leur conférant des capacités surnaturelles.»
Vivifier le passé
Personne ne peut dire au final si Joseph de Copertino allait bien se percher ou non à la pointe des arbres. Mais Carlos Eire renvoie au principe premier de la science qui est de douter en permanence, ne rejetant pas d’emblée ce qui lui paraît impossible. «Ces témoignages, souvent riches en détails, nous apprennent quelque chose sur le passé que notre culture actuelle prédispose beaucoup de gens à ignorer ou à tourner en dérision,» relève l’historien de l’Eglise. Il cite ainsi l’historien français Lucien Febvre, qui disait en 1947: «Comprendre, ce n’est pas clarifier, simplifier, réduire à un schéma logique parfaitement net… ; comprendre, c’est compliquer, augmenter en profondeur (…) vivifier.» Pour Carlos Eire, «les récits des témoins d’événements impossibles, eux-mêmes empreints de complexité et d’ambivalence, vivifient le passé. Ils nous permettent d’entrevoir le monde tel que certains l’ont vu, il y a de cela très longtemps». (cath.ch/commonweal/ncr/arch/rz)
La lévitation est un phénomène présent dans de nombreuses traditions religieuses. Dans l’islam, ce don est prêté au prophète Mahomet lui-même. Dans l’hindouisme et le bouddhisme, les grands mystiques en sont également prétenduments dotés. RZ