«Les religions peuvent s’entendre si elles se remettent en question»
Comment peut-on représenter Dieu? Comment les religions peuvent-elles s’entendre? Des sujets complexes, scrutés de façon intuitive et facile d’accès par l’historien des religions romand Fabian Pfitzmann et le dessinateur Rémi Farnos, dans le livre illustré Les mystères des croyances (éditions La Joie de lire).
Kinmei ne sauvera pas les Bouddhas de Bamiyan. Cet adolescent japonais de confession bouddhiste, infiltré en Afghanistan, ne parvient pas à convaincre les Talibans d’épargner les monumentales statues de pierre. Pour ces fondamentalistes, les Bouddhas sont des idoles. Ils mettent en outre en défaut leur vision rigoriste de l’islam qui abhorre les représentations humaines.
Les statues de Bamiyan, réalisées entre l’an 300 et 700 de notre ère, sont totalement détruites début mars 2001. Dans Les mystères des croyances, sorti en 2024 aux éditions La joie de lire (Genève), Kinmei tente de sauver des débris de la main d’un des Bouddhas. Sur le chemin de sa quête, il trouve de l’aide de la part de représentants de diverses religions, croyants ou non. L’auteur, le théologien réformé vaudois Fabian Pfitzmann (dit FAP), approfondit pour cath.ch les questions soulevées par l’ouvrage.
L’ouvrage Les mystères des croyances fait partie de la collection «Les mystères de la connaissance», des éditions La Joie de lire, en coopération avec l’Université de Lausanne (UNIL). La collection, plutôt destinée aux jeunes, s’efforce de vulgariser la connaissance scientifique. Le livre comprend, outre des interviews de spécialistes – notamment de l’UNIL – , un dossier didactique sur les thèmes abordés. RZ
Pourquoi Kinmei veut-il sauver les Bouddhas?
Fabian Pfitzmann: Au début, pour des raisons sentimentales. Quand il était petit, son père archéologue lui avait rapporté une petite statue de Bouddha. Mais ses motivations changent au fur et à mesure de l’histoire.
«Le catholicisme en général est une religion de l’incarnation, donc très centrée sur la matérialité»
Kinmei représente une certaine innocence. Il est celui pour lequel tout est encore possible. Il peut tomber autant dans la sagesse que dans le fanatisme. Au départ, il croit à la toute-puissance du divin qui agit dans le monde. Il est sûr que les figures cosmiques que sont les Bouddhas ne se laisseront pas détruire. Mais il constate que c’est faux et revoit son raisonnement. Il tâtonne, il essaye, il est dans un cheminement spirituel. Il est comme nous tous.
Des questions complexes pour un livre apparemment destiné aux jeunes…
Le fait est que les enfants se posent des questions métaphysiques. Je pense que le livre est susceptible d’intéresser tous les âges, notamment parce qu’il passe par une histoire d’action pour poser ses questions. Le dessin de Rémi Farnos, à la fois spontané et très lisible, aide certainement à le rendre accessible au plus grand nombre.
Quel était votre principal objectif en écrivant ce livre?
Je voulais surtout interroger la possibilité du dialogue interreligieux. Dans le livre, des personnes que le hasard a réunies s’entraident dans une même quête. Elles n’ont pas les mêmes conceptions du monde, de la vie, de Dieu, mais parviennent tout de même à collaborer. Peut-être parce qu’elles regardent toutes vers ce même horizon de la recherche de sens. Un thème qui touche tous les humains et qui m’a toujours fasciné.
Les liens qu’entretiennent l’art, l’image et la religion, tiennent une grande place dans l’ouvrage.
Le thème de la représentation du divin, de sa matérialisation, de sa concrétisation dans le réel, est également passionnant. L’ouvrage interroge les visions très diverses qui peuvent exister dans les religions sur ce point. De manière générale, la matérialisation est inévitable, puisqu’elle se fait déjà dans toutes les religions à travers le texte, qui est une représentation. Elle a en outre un rôle social, de réunir, de souder le groupe, notamment à travers la pratique religieuse.
La sœur catholique qui fait partie du groupe considère le morceau de statue que Kinmei veut sauver des Talibans comme une relique. Un objet qui relie au divin. Le catholicisme en général est une religion de l’incarnation, donc très centrée sur la matérialité. Une vision de laquelle le protestantisme s’est éloigné. Dans l’Eucharistie, les catholiques consomment la chair et le sang-mêmes du Christ. Dieu est matériellement présent parmi les hommes.
A l’autre bout du «spectre», l’islam considère que l’on ne peut tout simplement pas représenter Dieu, parce qu’il est trop grand, hors de notre compréhension. Le principal lieu de pèlerinage est d’ailleurs la Kaaba, qui n’est qu’un cube, de surcroit vide. C’est dans l’absence que se manifeste la présence de Dieu.
Et pour le bouddhisme?
Pour le bouddhisme, le sujet est plus complexe. Tout d’abord, Bouddha n’est pas une divinité. Mais dans la pratique, l’on trouve tout de même beaucoup de statues à son effigie, auxquelles ont fait des offrandes, parfois pour obtenir des avantages. Donc, on voit que le matériel est malgré tout important. C’est sans doute là un héritage de l’hindouisme, dans lequel la matérialisation est très présente. Les divinités peuvent s’y incarner autant dans les êtres humains que dans les statues.
L’image sacrée est-elle vue différemment suivant que l’on pratique sa religion de manière modérée ou rigoriste?
Je ne crois pas. A vrai dire, le fanatisme existe dans toutes les religions, et il peut utiliser aussi bien la matérialisation que la dématérialisation. Lorsque les Talibans détruisent les Bouddhas, ils le font d’après une interprétation extrémiste de l’islam qui prohibe toute représentation.
«Discuter sans se déchirer? Je pense qu’énormément de croyants le font quotidiennement autour du globe»
Ils veulent aussi éliminer toute trace du passé non musulman de l’Afghanistan, forcer ainsi la réalité à correspondre à leur désir. Et donner un message au monde. Chez le fanatique, la représentation du divin est une projection de son propre désir de puissance.
D’une manière générale, il est très difficile de définir le portrait type du «fanatique». Le milieu social, les critères culturels ou religieux varient. Mais un point commun est que le fanatique parle au nom de Dieu. Il abolit la distance entre sa personne et le divin, si bien qu’il prend la place de Dieu.
Dans cette perspective, il ne peut que détenir la vérité…
Bien sûr. Et cela a pour effet d’exclure toute possibilité de dialogue avec quelqu’un qui pense autrement. Mais je ne m’étendrai pas sur le fanatisme, car c’est un sujet en fait secondaire dans le livre. Il faudrait sûrement un autre ouvrage entier pour aborder un thème si complexe. Au cœur du Mystères des croyances, il y a ce petit groupe de personnes qui, malgré leurs différences et leurs limites, parviennent à se remettre en question, à s’écouter les uns les autres et finalement à collaborer dans un même but. Les Talibans sont là, mais c’est à dessein qu’on ne les voit jamais.
A la fin du livre, vous laissez la question «les religions peuvent-elles discuter sans se déchirer?» sans réponse…
Le but du livre n’est pas de donner des réponses mais de susciter des questionnements. Mais si je dois donner mon opinion personnelle, je dirais que les religions sont une chose et les croyants une autre. Discuter sans se déchirer? Je pense qu’énormément de croyants le font quotidiennement autour du globe. Seulement, on ne voit que l’arbre qui tombe et pas ceux qui poussent. Les médias parlent principalement des situations où cela ne marche pas et nous donnent l’impression que c’est une généralité.
«La rencontre doit être faite dans la sincérité, qui est le pendant de l’humilité»
Je me souviens d’un sondage réalisé dans un pays européen où l’on demandait aux gens ce qu’ils pensaient de l’islam. Il y avait alors beaucoup de réponses marquées par la peur, tant que des concepts généraux entraient en jeu. Sitôt que les questions devenaient plus personnelles («que pensez-vous des musulmans, notamment ceux que vous connaissez»), les réponses étaient beaucoup plus positives, parce les personnes faisaient référence à des rencontres concrètes.
Que faut-il donc pour que les religions s’entendent?
Justement, la rencontre. Mais la rencontre physique, charnelle. Par rapport à cela, le fait que de nombreuses rencontres se fassent aujourd’hui sur internet pose, selon moi, problème. Et ce n’est pas un hasard si la toile est le lieu principal du discours de haine. Se rencontrer en chair et en os, c’est se rencontrer en humanité, se rendre compte que l’autre n’est pas un concept, mais qu’il vit bien dans le même monde que nous.
«Nous rassemblons tous d’infimes pièces d’un gigantesque puzzle qui nous dépasse»
La rencontre doit aussi être faite dans la sincérité, qui est le pendant de l’humilité. Discuter, débattre, ce n’est pas prouver que l’on a raison, c’est trouver dans les réflexions de l’autre des éléments pour avancer dans sa propre quête de la vérité. Donc oui, je pense que les religions peuvent s’entendre si elles acceptent de se remettre en question.
Les Mystères des croyances a été écrit avec une ouverture d’espoir. Kinmei n’arrive à sauver des Bouddhas qu’une petite pierre, c’est vrai, et cela peut apparaître comme un résultat très décevant par rapport à ses attentes du début. Mais c’est là où nous en sommes tous. Que nous soyons musulman, chrétien, juif, bouddhiste ou sans religion, nous rassemblons tous d’infimes pièces d’un gigantesque puzzle qui nous dépasse, et auquel nous essayons de donner un sens. Et je crois fermement que si nous faisons cela en étant sincère et respectueux, nous pouvons nous approcher de la vérité. (cath.ch/rz)
Fabian Pfitzmann est né en 1978 à Berne. Après une enfance et une jeunesse passée dans cette ville, il arrive dans la région lémanique. Il fait des études de théologie à Lausanne et à Edimbourg (Écosse) et d’allemand à Lausanne. Sa thèse porte sur l’émergence du monothéisme. Il a également été chercheur universitaire, notamment au Collège de France à Paris et à Berlin. En 2015, il publie sa première bande dessinée, Confession d’un pasteur, en collaboration avec Pochep, dans La Revue Dessinée. Passionné de littérature, il est également l’auteur de cinq livres à l’attention de la jeunesse et a collaboré à des zines.
Aujourd’hui, il enseigne l’allemand et la branche histoire et science des religions à l’école postobligatoire de Nyon. RZ