«Les Pakistanais ne veulent pas recevoir de leçons de l’Occident»

Pakistan: Les chrétiens, «les plus pauvres des pauvres», affirme le conseiller Paul Bhatti

Paris/Islamabad, 27 mai 2012 (Apic) Au Pakistan, «les plus pauvres des pauvres, les plus faibles des faibles, ce sont les chrétiens», affirme Paul Bhatti, conseiller pour l’Harmonie nationale auprès du Premier ministre pakistanais Youssouf Raza Gilani. Ils sont souvent considérés comme des «espions au service de l’Occident».

Frère de Shahbaz Bhatti, ministre pakistanais des Minorités religieuses assassiné en 2011 par des terroristes islamistes, Paul Bhatti était de passage à Notre-Dame de Paris, vendredi 25 mai 2012. Il était invité à la «Nuit des Témoins», une manifestation mise sur pied par l’œuvre d’entraide catholique internationale «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED). Il a répondu aux questions d’»Eglises d’Asie» (EdA), l’agence d’information des Missions Etrangères de Paris (MEP).

EdA: Le Pakistan a été fondé afin de protéger les droits de la minorité musulmane en butte à de nombreuses discriminations dans le sous-continent indien. Aujourd’hui, dans ce pays où les musulmans forment le 95 % de la population, les minorités religieuses – chrétienne, hindoue, sikh, parsi – ne sont pas protégées.

Paul Bhatti: Lorsque le Pakistan a été créé en 1947, le constat du père fondateur de la nation, Ali Jinnah, était effectivement que la cohabitation dans le sous-continent entre les différentes communautés religieuses n’était plus possible. Selon lui, là où les minorités religieuses sont faibles, elles sont en butte à des discriminations. Avec la création du Pakistan, il souhaitait donc mettre fin à cela, mais son projet était bien entendu que dans le Pakistan nouvellement créé, aucune communauté minoritaire ne se trouverait à son tour discriminée. Il désirait une nation laïque et démocratique, respectueuse des libertés et des droits de tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance religieuse.

Mais Ali Jinnah est mort prématurément, en 1948. Rapidement, des régimes dictatoriaux ont pris le pouvoir, changeant le nom du Pakistan en «République islamique du Pakistan». Pour faire l’unité du pays et des différentes populations qui le composaient, ils n’ont pas hésité à instrumentaliser la religion en renforçant les mouvements fanatiques et extrémistes. La plupart de nos élites de l’époque avaient été formées sous la domination britannique et sa culture imprégnée d’idéaux chrétiens.

Pour combattre les soviétiques en Afghanistan, l’Occident a armé les extrémistes

Au fil du temps, de nouvelles générations sont arrivées aux commandes et celles-ci étaient nettement moins influencées par l’héritage britannique et beaucoup plus sensibles aux idées islamiques. En ce qui concerne la montée considérable de l’extrémisme au Pakistan, la responsabilité de l’Occident n’a pas été négligeable, notamment lors de l’occupation soviétique de l’Afghanistan où, pour lutter contre l’Armée rouge, des groupes extrémistes ont été encouragés et soutenus par des pays occidentaux. Les conséquences pour le Pakistan ont été considérables et les groupes islamistes sont désormais profondément enracinés dans le pays. Le niveau d’intolérance dans le pays et les discriminations auxquelles font face les minorités religieuses sont proportionnelles à cet ancrage des groupes extrémistes dans la société.

EdA: Que fait votre gouvernement pour lutter contre les discriminations dont sont victimes les minorités religieuses ?

Paul Bhatti: Le gouvernement auquel j’appartiens souhaite véritablement – c’est du moins ce que je pense profondément – protéger les minorités, mais il doit par ailleurs faire face à de nombreux problèmes qui mettent en cause sa survie même. Les actes de terrorisme, les difficultés internes, l’état de l’économie, sont autant d’éléments qui l’empêchent de concentrer son attention sur le sort des minorités. L’économie du pays est dans un tel état aujourd’hui que c’est bien l’ensemble de la société qui est menacé.

Plus la pauvreté augmente, plus les conséquences en termes de criminalité et d’augmentation de l’intolérance sont fortes. Et vous pouvez être sûrs qu’en pareille situation, ce sont toujours les plus pauvres et les plus faibles qui paient le prix le plus élevé. Or, au Pakistan, les plus pauvres des pauvres, les plus faibles des faibles, ce sont les chrétiens.

EdA: Quelles solutions apporter pour stabiliser la situation du pays?

Paul Bhatti: Dans la situation où nous sommes, les trois plus grands problèmes sont l’analphabétisme, la pauvreté et l’intolérance entre les communautés. Quiconque au Pakistan ou au sein de la communauté internationale veut faire disparaître ou diminuer le niveau de l’intolérance religieuse dans notre pays – et c’est là quelque chose d’important pour la paix dans le monde – doit s’attaquer à la question de l’éducation, de la pauvreté et de l’intolérance. C’est mon rôle dans la mesure où je suis en charge de l’harmonie nationale.

En matière d’éducation, il faut cibler l’action sur les secteurs les plus marginalisés de la société de manière à sauver ces jeunes de l’analphabétisme. C’est une action complexe car il ne faut pas seulement de bonnes écoles, il faut les aider à construire un projet professionnel qui leur permettra de sortir de la pauvreté. De même, l’action doit aussi viser les madrasas [écoles coraniques], car les germes les plus profonds de l’intolérance sont semés lorsque vous entendez quelqu’un vous enseigner qu’une seule religion est acceptable et les autres pas.

EdA: Des tentatives, menées dans ce sens, ont échoué…

Paul Bhatti: C’est vrai, le gouvernement n’est pas parvenu à ses fins. Mais il faut comprendre que lorsqu’une politique est imposée de l’extérieur, elle est vouée à l’échec. Ces tentatives étaient dictées par l’Occident. Tant qu’une politique n’est pas décidée de l’intérieur, elle ne pourra jamais porte de fruit. Le changement doit venir des Pakistanais eux-mêmes. L’Occident doit comprendre qu’il ne changera pas la situation en envoyant des bombardiers. Il doit accepter d’entrer en dialogue.

EdA: Vous avez tout de même obtenu des résultats ?

Paul Bhatti: En 1984, mon frère avait créé une organisation, le «Christian Liberation Front». Ce n’était pas un parti politique à proprement parler, mais plutôt une structure pour mener les actions nécessaires lorsque des chrétiens étaient pris à partie pour leur appartenance religieuse, ou qu’ils faisaient face à des discriminations ou à de fausses accusations. Plus tard, des membres d’autres minorités l’ont approché et lui ont dit qu’eux aussi ils étaient discriminés. En 2002, il a donc fondé la «All Pakistan Minorities Alliance» (APMA). C’est ainsi que ces minorités ont pu obtenir que des quotas de 5 % soient mis en place pour qu’ils puissent accéder à la fonction publique et ne plus rester cantonnés tout en bas de l’échelle sociale.

Au Parlement, une représentation des minorités était prévue à la Chambre basse, mais pas au Sénat. Mon frère a obtenu que quatre sièges à la Chambre haute soient réservés aux minorités – et les premiers de ces sénateurs ont été élus l’an dernier. Il a obtenu également que soit mise en place une «hotline» permettant à quiconque était victime ou témoin d’une injustice de contacter un responsable à Islamabad. Il est ainsi possible de changer l’état des choses au Pakistan. Mais ces changements viendront uniquement s’ils sont menés de l’intérieur, par des Pakistanais, sans être soumis à des pressions de l’extérieur.

EdA: Les pressions extérieures sont contreproductives ?

Paul Bhatti: En l’état actuel des choses, il est illusoire de penser que nous pourrons obtenir l’abolition ou même un amendement des lois anti-blasphème. Il faut donc se contenter de limiter au maximum les dégâts provoqués par la mauvaise utilisation de ces lois. Qu’on l’accepte ou non, dans le Pakistan d’aujourd’hui, les gens ne supportent plus les interventions de l’étranger. Ils considèrent cela comme une intrusion inacceptable dans leurs affaires et ne veulent surtout pas recevoir de leçons de l’Occident ou bien se voir dire ce qu’ils doivent faire ou penser.

Dans ce contexte, le prix à payer pour les chrétiens pakistanais est élevé, car ils sont assimilés, du fait de leur appartenance religieuse, à l’Occident. Ils sont considérés comme des espions au service de l’Occident. Pour les chrétiens, il serait pourtant facile d’échapper à cet opprobre en abandonnant leur foi et en se déclarant musulmans, mais ils ne le veulent pas !

EdA: Quelle action pouvez-vous mener sur place ?

Paul Bhatti: Si le monde ne s’occupe pas du Pakistan, les problèmes que connaît notre pays auront des répercussions sur le reste du monde. L’Occident a dépensé tant d’argent, a sacrifié tant de vies pour faire la guerre au terrorisme en Afghanistan et au Pakistan, pour un résultat très loin d’être satisfaisant. C’est pourquoi je pense qu’il est temps de construire la paix au Pakistan. Si vous parvenez à la paix, les problèmes de cohabitation entre les communautés trouveront peu à peu une solution.

Mais notre action ne peut avoir de résultats à court terme. Elle doit s’inscrire dans la durée. Si nous voulons que les enfants des chrétiens ou des autres minorités religieuses fassent des études, il ne suffit pas qu’ils apprennent à lire et à écrire. Parmi eux, il y en a qui peuvent devenir ingénieurs, avocats, professeurs. Une fois dans la place, ils pourront à leur tour contribuer à faire évoluer les mentalités, mais vous comprenez qu’il faut du temps et des moyens pour cela.

Le risque de l’émigration n’existe pas que pour les chrétiens. C’est le cas pour tous les Pakistanais. Bien souvent, une fois formés, ils choisissent d’émigrer. Et, après tout, c’est naturel: lorsque votre pays ne peut vous offrir le cadre dans lequel déployer vos talents, vous partez chercher ailleurs. Des Albanais, des Roumains ou des Marocains viennent bien chercher un sort meilleur en Europe occidentale !

Vous ne devez jamais oublier qu’au Pakistan, les chrétiens sont au plus bas niveau dans la société. Les minorités religieuses sont réduites à un état proche de l’esclavage où leurs droits les plus fondamentaux ne sont pas respectés. Mon objectif, c’est de leur donner l’opportunité de se hisser à un niveau social normal. Ensuite, s’ils souhaitent partir, cela les regarde, c’est leur conscience.

Au Pakistan, les meilleures écoles sont les écoles catholiques, à Islamabad, à Karachi, à Lahore. Or, elles accueillent quasiment que des musulmans, issues des classes supérieures qui ont les moyens financiers et intellectuels d’y envoyer leurs enfants. J’ai approché le nonce, les évêques, les directeurs de ces écoles. Je leur ai dit qu’ils devaient faire quelque chose pour que la part des chrétiens dans ces établissements arrive à 20 ou 30 %. Les directeurs d’école devraient créer des pensionnats à côté de leurs établissements scolaires et y accueillir ces jeunes chrétiens défavorisés. Tout le monde est d’accord, mais, faute de moyens ou de volonté, les choses ne changent pas !

Je voudrais également que l’enseignement professionnel se développe et s’ouvre aux plus pauvres, qui encore une fois viennent le plus souvent des minorités. Les chrétiens ou les autres minorités, faute d’autres possibilités, travaillent pour des familles plus riches, comme ouvriers, journaliers ou domestiques. Dès qu’ils rencontrent un problème, de santé par exemple, ou parce qu’ils doivent marier un de leurs enfants, ils empruntent de l’argent à leur patron. Ne pouvant pas rembourser, ils deviennent peu à peu esclaves, génération après génération.

Pour un peu que leurs filles soient jolies, elles sont abusées. Si elles tombent enceintes, le patron musulman les prend comme troisième ou quatrième épouse. Pour lutter contre cela, il faut des écoles où soient enseignées la couture ou la mécanique, la cuisine ou l’électricité. Il faut ensuite trouver des patrons sérieux qui n’abuseront pas de leurs employés. Pour tout cela, il faut des moyens et un engagement de longue durée sur le terrain. Parler à longueur de rencontre des méfaits des lois anti-blasphème ne suffit certainement pas. Mais j’ai bon espoir que la situation puisse s’améliorer au Pakistan.

Encadré

Paul Bhatti succède à son frère Shahbaz, ministre des Minorités religieuses assassiné

Paul Bhatti vivait en Italie, où il exerçait son métier de chirurgien, quand, le 2 mars 2011, des extrémistes musulmans ont assassiné son frère cadet, Shahbaz Bhatti, qui était ministre des Minorités religieuses dans le gouvernement fédéral. Catholique convaincu, Shahbaz Bhatti est tombé sous les balles de fanatiques hostiles au combat qu’il menait depuis des années en faveur des minorités religieuses, luttant contre les discriminations et les lois anti-blasphème dont elles sont régulièrement victimes.

Agé de 50 ans environ (l’état-civil n’était pas bien établi au moment de sa naissance), Paul Bhatti est retourné au Pakistan pour les funérailles de son frère, bien convaincu d’en repartir aussitôt après, désireux de couper avec un pays décidément hostile aux chrétiens. A la demande du président du Pakistan, il a toutefois reconsidéré sa décision et accepté de reprendre le flambeau politique de son frère, en ayant le titre de conseiller du Premier ministre pour l’Harmonie nationale. En effet, depuis une récente réforme constitutionnelle, les questions relatives aux minorités religieuses ont été dévolues aux provinces, l’échelon fédéral n’assurant plus qu’une fonction de coordination. Malgré son rang de ministre, Paul Bhatti a donc hérité d’un portefeuille à l’intitulé ambitieux mais dénué de réels moyens d’action, constate «Eglises d’Asie». (apic/eda/be)

27 mai 2012 | 12:29
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 9  min.
Pakistan (195)
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