Les Irakiens veulent dépasser les «années noires»
Face à la situation socio-économique difficile en Irak, des citoyens de diverses communautés s’organisent pour l’avenir du pays et le vivre-ensemble. Des chrétiens s’engagent notamment pour la résilience de la population blessée par les «années noires» de l’occupation djihadiste.
Sara* n’a jamais pu oublier le bombardement de sa maison. Lors de cet événement de la guerre qui a opposé le groupe Etat islamique (EI) à l’armée irakienne, entre 2014 et 2017, elle et sa famille n’ont pas été atteints physiquement. Mais les blessures psychiques étaient profondes. La musulmane d’une soixantaine d’années s’est réfugiée avec sa famille à Souleimaniyé, dans le Kurdistan irakien. Elle s’y est inscrite au programme de traitement des personnes traumatisées proposée par la Communauté Al-Khalil, fondée par l’Église chaldéenne locale. «Maintenant, Sara* se sent pleinement en phase avec sa vie», assure Sœur Yosé Höhne Sparborth, responsable du programme. La religieuse néerlandaise voit dans le cas de la sexagénaire l’une de ses principales «happy ending stories».
Refuge de chrétiens
Elle explique à cath.ch, en visite à Souleimaniyé avec une délégation suisse, comment «beaucoup de personnes se sont reconstruites», dans la salle en sous-bassement du monastère de Deir Maryam (Vierge Marie) Al-Adhra, où se déroulent les séances.
La participation est majoritairement féminine. «Ici, les hommes sont réticents face aux approches psychologiques», assure Sœur Yosé. Les personnes accueillies sont notamment des réfugiés chrétiens ayant fui la Plaine de Ninive face à l’avancée des djihadistes, en 2014. Ils sont souvent marqués par le déracinement et les angoisses liées au départ précipité. Certains étaient encore en pyjama quand ils ont dû quitter leur maison.
Des dizaines de milliers de chrétiens sont arrivés dans un temps très court à Souleimaniyé. Les habitants, et en particulier la communauté chrétienne locale, s’est mobilisée pour les héberger. Près de 350 personnes ont vécu pendant environ un an, avec quelques mètres carrés d’espace, dans la maison de paroisse locale. Le prêtre suisse Jens Petzold, responsable de la paroisse et de la communauté Al-Khalil, se souvient d’une période très intense. «Pendant des jours, nous avons travaillé 24 heures sur 24», assure le religieux lié au monastère de Mar Moussa, en Syrie. Beaucoup de réfugiés chrétiens sont encore aujourd’hui à Souleimaniyé.
Sortir de la violence
La constatation des nombreux traumatismes chez les arrivants avait décidé l’évêque de Kirkouk, Mgr Yousef Thomas Mirkis, à mettre en place un programme d’aide psychologique. Sœur Yosé l’a élaboré avec des connaissances acquises dans d’autres parties du monde au contexte difficile, notamment en Amérique Centrale. La méthode se base principalement sur la localisation physique de la souffrance psychique, son évacuation, et la reconnexion à son identité profonde, grâce à des techniques de visualisation.
Le complexe de Deir Maryam Al-Adhra, dans la vieille ville de Souleimaniyé, accueille ainsi toutes les religions et communautés locales. Les traumatismes liés aux violences armées ne sont cependant pas la majorité des cas. Beaucoup de femmes viennent dans le cadre de violences domestiques, un fléau qui touche tout l’Irak, et qui a encore augmenté depuis la pandémie de coronavirus. Sœur Yosé a aussi accompagné quelques femmes yézidies. Même si, contrairement à beaucoup d’autres femmes de ce peuple, elles ont pu éviter d’être prises par Daech, elles portaient tout de même en elles de profonds traumatismes. «Les Yézidis souffrent depuis des siècles, tout le monde souffre en Irak», note la religieuse néerlandaise.
Aider les jeunes
A Souleimaniyé, la détresse n’est en effet pas moins grande que dans le reste de l’Irak, et le besoin d’aide est immense. Le taux de chômage s’élève à 30%, bien au-dessus chez les jeunes. La communauté Al-Khalil aide ces derniers à optimiser leurs chances sur le marché du travail. Lorsque la délégation visite Deir Maryam, le lieu fourmille effectivement de jeunes occupés à jouer ou à étudier. Sur les terrasses du monastère, des pièces supplémentaires ont été construites pour des cours de langues ou d’informatique. Des formations sont aussi offertes aux Yézidis du camp de déplacés de Kanakawa, à une vingtaine de kilomètres de Souleimaniyé.
Deir Maryam al-Adhra est ainsi également dédié au dialogue interreligieux. Jens Petzold montre au groupe «l’espace culturel» en construction, comprenant une bibliothèque de recherches trans-religieuses et une salle de 200 places pour des rencontres interculturelles. Un petit théâtre multi-ethnique, multilingue et multi-religieux a été lancé, ainsi qu’un groupe de musique. «Il est primordial d’aider ces jeunes, qui représentent l’avenir du pays (ils constituent près de 65% de la population irakienne)», souligne le Père Jens.
Au secours des plus faibles
Mais, le diocèse chaldéen de Kirkouk s’efforce aussi d’aider les plus vulnérables de la société. Parmi eux, les personnes âgées et les enfants handicapés. Le moine originaire du canton de Zurich emmène le groupe vers les hauts de Souleimaniyé, où s’érige un nouvel institut destiné à accueillir les personnes atteintes par Alzheimer et les enfants touchés par l’autisme, notamment.
«Les anciennes mentalités et pratiques n’ont amené que douleur et désespoir»
Mourad*
L’immeuble flambant neuf et bénéficiant d’une infrastructure des plus modernes a accueilli en mars 2022 les premiers patients. «Il nous a semblé important d’avoir un endroit où les personnes autistes puissent être prises en charge, indique Jens Petzold. Ce trouble est encore tabou dans la société et ces enfants ont tendance à être mis à l’écart. Le lieu sera aussi l’occasion de renseigner des familles ayant peu accès à l’éducation sur les meilleures façons de s’occuper des enfants différents.» Les troubles autistiques ont sensiblement augmenté ces dernières années, au Kurdistan. Un phénomène en partie dû aux situations de guerre successives, estime le prêtre suisse.
Retrouver la tradition de coexistence
Si la jeunesse irakienne est partout durement éprouvée, elle est cependant également pleine de ressources et déterminée à prendre en main son destin. Les jeunes du pays ont en particulier été à l’origine du plus grand mouvement social des dernières années, en octobre 2019, quand ils ont manifesté massivement dans les grandes villes du pays contre la corruption des élites et l’impéritie du gouvernement.
Des jeunes se sont organisés depuis quelques années pour tenter de concrétiser ce changement désiré. C’est le cas des membres de l’association Beituna (notre maison), à Mossoul. Ce groupe de jeunes interreligieux a fondé dans la vieille ville un musée présentant le patrimoine culturel de la cité sur le Tigre. L’institution, visitée par le président français Emmanuel Macron en août 2021, est sise dans un bâtiment ancien et pittoresque, typique de la région. Un trou dans le plafond laissé par un obus a été volontairement conservé. Témoignage des destructions subies par la ville lors de sa libération de l’EI, en 2017.
A travers le musée, Beituna promeut la tradition de coexistence pacifique de la cité. Mossoul a en effet abrité en bonne entente pendant des siècles de nombreuses communautés. Les objets et photographies exposées rappellent ce passé que Daech et Al-Qaïda ont tenté d’occulter.
Un combat pour la culture et la mémoire qui a longtemps été très difficile. Saker Zakeriye, le responsable du musée, explique avoir été menacé et avoir dû s’exiler. Aujourd’hui, même si le danger est toujours présent, il confirme que la situation est beaucoup plus sûre et que les habitants prennent de plus en plus conscience de l’impasse que représente l’intransigeance et le fondamentalisme.
Futur partagé
A Qaraqosh, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Mossoul, cath.ch rencontre des responsables du groupe Al-Amal (l’espoir, en arabe), dans un restaurant. Une douzaine de Jeunes filles et de garçons habillés à l’occidentale, souriants et au dynamisme manifeste. L’association rassemble elle aussi des jeunes de plusieurs religions. Ils travaillent sur un projet précis, dénommé «le futur partagé», qui agit dans plusieurs domaines, tels que les droits humains ou la valorisation des femmes. Les projets dans la plaine de Ninive, sont réalisés en communs avec des organisations telles qu’USAID ou Caritas. Il s’agit principalement de donner aux jeunes un pouvoir économique, et de tisser des liens entre les communautés. Des cours de nouvelles technologies, de langues ou encore du coaching personnel sont proposés aux jeunes, notamment aux filles, pour renforcer leur indépendance.
Désir de rester
Des jeunes pleins d’espérance pour leur futur, mais qui restent malgré tout réalistes. Ils sont bien conscients des défis que doit affronter l’Irak. Leur point commun est de ne pas croire en la capacité des élites actuelles à améliorer leur avenir.
Mais si la situation socio-économique en incite beaucoup à l’émigration, la volonté de rester gagne également du terrain. «L’épisode de Daech a eu des effets inattendus, raconte Mourad*, qui habite la campagne, dans la région de Qaraqosh. Quand les chrétiens ont fui, les musulmans se sont rendus compte des avantages de cette diversité perdue. Les chrétiens qui sont revenus ont également un plus grand sentiment d’appartenance à cette terre et un désir de rester».
«L’identité irakienne peut être basée sur la diversité, si celle-ci est acceptée et vécue comme une richesse»
Saker Zakeriye
Ayman Aziz, vicaire dans la paroisse de Souleimaniyé, constate lui-aussi un rapprochement entre jeunes de diverses communautés. Un effet de la visite du pape François dans le pays, l’an passé? «Le pape a certes encouragé le vivre-ensemble, mais le principal moteur de ces mouvements dans la jeunesse est le ras-le-bol, la constatation que les anciennes mentalités et pratiques n’ont amené que douleur et désespoir».
Des racines humaines
Myassar Behnam, prêtre rédemptoriste qui s’occupe des jeunes à Bagdad, fait le même constat de souffrance dans la jeunesse de la capitale. Venu trouver la délégation suisse à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, il relève le manque de perspectives qui jette souvent les jeunes dans la criminalité ou la drogue. L’Eglise chaldéenne locale n’a pas les moyens de les aider matériellement. Elle ne peut que les sensibiliser sur le mal et les sources de malheur. Certains jeunes choisissent aussi de rejoindre les milices des communautés auxquelles ils appartiennent, ce qui renforce le sectarisme. «La mentalité clanique est une autre plaie ouverte de notre société», note le prêtre.
Dans le musée de Mossoul, Saker Zakariye montre une petite menorah, rappelant qu’il y a également eu une présence juive dans la ville. «Les Irakiens n’ont pas besoin d’effacer leurs appartenances, assure-t-il. L’identité irakienne peut être basée sur la diversité, si celle-ci est acceptée et vécue comme une richesse.»
A Souleimaniyé, Sœur Yosé n’accompagne pas des chiites, des sunnites, des Kurdes ou des chrétiens, mais seulement des personnes. Sans nier les appartenances culturelles, elle fonde sa théorie sur le tronc de conscience commun à toute l’humanité. Ce n’est pas un hasard si elle demande aux personnes traumatisées de se représenter en arbres solidement ancrés au sol. «Les personnes ne peuvent se reconstruire complètement qu’ainsi, explique la religieuse, en retrouvant leurs véritables racines». (cath.ch/rz)
*prénoms fictifs
Le voyage du pape François en Irak, en mars 2021, est considéré d’ores et déjà comme l’un des gestes majeurs de son pontificat. Mais un an après, cette visite a-t-elle vraiment changé quelque chose?