Les interdits alimentaires existaient dès avant les grandes religions
L’existence d’interdits alimentaires – la consommation de viande bovine chez les hindouistes, du porc chez les juifs et chez les musulmans, de la viande de cheval chez les catholiques (*) jusqu’au XIXème siècle – n’est pas confinée aux grandes religions. Les tabous alimentaires sont présents depuis la nuit des temps.
Jacques Berset
Les premiers hommes, des chasseurs-cueilleurs nomades, se déplaçaient au gré des saisons en fonction des ressources alimentaires disponibles, végétales ou animales. Il leur était interdit de tuer et de manger l’animal fétiche de la tribu, celui qui était l’emblème du peuple lui-même. Tuer l’animal sacré d’une tribu était considéré comme tuer des membres de cette tribu. Ainsi, assez rapidement, dans le cours de l’histoire, se sont installés des tabous concernant l’alimentation, des pratiques que l’on retrouve aujourd’hui fortement implantées dans divers continents.
Interdit de manger les animaux totems
Ainsi dans certaines cultures d’Afrique noire, l’adoption d’un interdit alimentaire peut correspondre à une attitude de reconnaissance envers certains animaux ou parfois des plantes. Ils sont considérés, d’après les mythes d’origine, comme ayant, par exemple, rendu un service appréciable à un ancêtre en difficulté. C’est le cas chez les Nyabwa.
Dans ce petit groupe ethnique de l’ouest de la Côte d’Ivoire, parmi les nombreux interdits concernant un large éventail d’animaux et de plantes, c’est la panthère qui vient au premier rang. Elle est accompagnée de toute une gamme de mammifères, de poissons, d’oiseaux, de reptiles, d’insectes, sans compter une liste de plantes comestibles, légumes secs et tubercules.
L’animisme ancestral comporte, ailleurs aussi, des tabous alimentaires. Ainsi les Aborigènes d’Australie, qui ne peuvent manger les animaux de leurs totems, tout comme dans la sagesse amérindienne. Les peuples indiens de la plaine américaine fournissent de multiples exemples de tels tabous alimentaires.
Aucune société humaine sans interdits alimentaires
De fait, il n’existe aucune société humaine qui n’ait pas d’interdits alimentaires, qu’ils soient religieux, comme l’interdiction de manger du porc, ou culturels, comme ceux qui consistent à ne pas manger d’insectes, de serpents ou encore de chiens.
«Chaque culture fait des choix parmi l’ensemble de ce qui est comestible, qu’elle tient pour moralement bons. Dès lors, la tentation est grande de réprouver les habitudes alimentaires d’autrui et de les tenir pour absurdes, inefficaces, voire de les rejeter du côté de la sauvagerie», écrit Isabelle Bouard dans Regard anthropologique sur les interdits alimentaires. Pour l’ethnographe, ce ne sont pas les qualités intrinsèques, réelles ou supposées de l’aliment, qui justifient son interdiction, «mais la nécessité pour toute culture d’établir des catégories et de classer de ce qui est bon ou mauvais, pur ou impur».
Dès les premiers pas de l’homme
Les prescriptions alimentaires font leur apparition dès les premiers pas de l’homme, dès les premières pages de la Bible. A la fin de la Création, Dieu dit à l’homme qu’il vient de créer: «Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence: telle sera votre nourriture». (Genèse 1, 29)
Mais c’est avec Noé, après le Déluge, qu’intervient le premier commandement alimentaire de la Bible: l’interdiction de manger un animal encore vivant. «Alors qu’à la fin de la Création, l’homme ne semble devoir être que végétarien et frugivore, il lui est permis, après le Déluge et sous condition, de manger de la viande».
«Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es!»
L’existence de prescriptions alimentaires d’origine religieuse est un fait universel et constant. Plus encore que la façon de s’habiller, les interdits alimentaires sont un fort marqueur social et culturel auquel les sociétés se réfèrent pour identifier les croyances et distinguer les croyants: «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es!»
Ainsi, se détachant de la tradition hébraïque, le christianisme, pour naître et se développer, va rompre les structures qui isolaient les Hébreux des autres peuples. L’une des ruptures décisives porte sur la nourriture. Dans l’Evangile selon saint Matthieu (XV, 11), on lit que «ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur; mais ce qui sort de la bouche, voilà ce qui rend l’homme impur».
«Jésus déclare purs tous les aliments»
Dans l’Evangile de Marc (VII, 19), on découvre que «c’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments». Au début, l’apôtre Pierre était persuadé qu’il fallait suivre les règles alimentaires des juifs, mais il comprit ensuite que la réforme amenée par Jésus ne s’adressait pas qu’aux seuls juifs, mais aussi bien aux païens, à tous les autres peuples. Il partagera ainsi à Césarée le repas d’un non-juif, celui du centurion romain Corneille, qui sera le premier non-juif converti au christianisme.
Cette abolition de la distinction entre aliments «purs» et «impurs» signifiait, pour les premiers chrétiens, l’abolition de la distinction entre juifs et non-juifs. Mais après Jésus, les juifs ont continué à respecter leurs lois et leurs coutumes concernant les interdits alimentaires, et faisaient de durs reproches aux premiers chrétiens convertis du judaïsme.
Chez les Hébreux, aliments «purs» et «impurs»
Chez les Hébreux, le code alimentaire prescrit aux enfants d’Israël est la «cacherout», qui désigne l’ensemble des règles alimentaires juives, dont la source se trouve dans la Torah. Elle constitue l’un des principaux fondements de la Loi, de la pensée et de la culture juives. Les aliments en conformité avec ces lois sont dits casher, «aptes» «convenables» à la consommation. Le Lévitique, le troisième des cinq livres de la Torah, définit les aliments selon deux catégories: tahor (pur) et tamè (impur).
Le livre du Deutéronome, au chapitre 14, met en garde les Hébreux: «Tu ne mangeras rien d’abominable !» Les prescriptions sont claires et le texte mentionne toute une liste d’animaux que l’on peut consommer: cela va du bœuf au mouton et au chevreau, à tout animal qui a le sabot fourchu, fendu en deux ongles, et qui rumine. Mais il est interdit de manger le chameau, le lièvre et le daman, car ils ruminent mais n’ont pas le sabot fourchu: ils sont considérés comme «impurs». De même pour le porc, «car il a le sabot fourchu et fendu, mais il ne rumine pas».
Le livre du Deutéronome précise également que l’on peut manger tout ce qui vit dans l’eau et qui possède nageoires et écailles, mais ceux qui en sont dépourvus sont également «impurs». Les «oiseaux purs» peuvent être consommés, mais le livre exclut un grand nombre d’espèces, dont la chauve-souris. Tous les insectes ailés sont également considérés comme impurs.
Les musulmans classent les aliments en halal – licites – et haram – illicites
Pour les musulmans, se référant au Coran, les seuls aliments explicitement interdits sont la viande d’animaux qui meurent d’eux-mêmes, le sang, la viande de porc et toute nourriture dédiée de façon blasphématoire à un autre Dieu.
La jurisprudence islamique, qui se base sur le Coran et les hadiths (recueil des actes et paroles de Mahomet et de ses compagnons) spécifie quels aliments sont halal, c’est-à-dire licites, et ceux qui sont haram (illicites). En islam, la distinction licite/illicite ne concerne que les aliments carnés et jamais les autres, à l’exception des boissons fermentées et des drogues.
Un chrétien peut, a priori, manger de tout
Aujourd’hui, les chrétiens ne sont plus soumis à des interdits alimentaires, mais sont appelés à respecter des recommandations de tempérance et d’abstinence. Elles sont cependant davantage respectées en Orient et dans les couvents d’Occident. Les seules restrictions alimentaires peuvent être liées au jeûne et à l’éthique: par exemple, ne pas manger d’espèces protégées, non pas parce que tel animal ne serait pas mangeable en soi, mais par respect pour la Création. C’est seulement en temps de carême que l’Eglise demande à ses fidèles de jeûner et de s’abstenir de viande le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. On peut aussi jeûner les autres vendredis de carême en s’unissant aux souffrances du Christ. (cath.ch/be)
(*) C’est en 732 que le pape Grégoire III interdit officiellement l’hippophagie, à savoir le fait de manger de la viande de cheval. «Il n’est pas question ici de pureté: il s’agit de distinguer les chrétiens des barbares, ces Mongols et autres peuples cavaliers d’Europe du Nord qui mangent leurs montures», indique le sociologue Jean-Pierre Poulain, directeur de l’ISTHIA, l’Institut Supérieur du Tourisme, de l’Hôtellerie et de l’Alimentationde l’Université de Toulouse.
Série de carême
Nourritures terrestres, nourritures célestes
Le jeûne est l'une des démarches traditionnelles de Carême. Par la privation volontaire de nourriture, le fidèle veut davantage se mettre à l'écoute de Dieu, en remplaçant la nourriture terrestre par la nourriture céleste. Au fil de sept épisodes, cath.ch dévoile sous un angle différent, chaque vendredi du temps de Carême, les liens que nous tissons entre alimentation et spiritualité