L’Erythrée, un Etat saigné de ses forces vives
L’Erythrée est un pays en complète déliquescence, marqué par une pauvreté endémique et une crise économique qui ne fait que s’aggraver. Une situation principalement due à un régime dictatorial militaire qui, pour se maintenir, détruit les forces vives de la nation.
Raphaël Zbinden
«Mon frère a fait 20 ans de service militaire», souligne Mussie Zerai. Le prêtre catholique érythréen vit depuis longtemps en Europe, mais a encore une grande partie de sa famille sur place. Il est très bien renseigné sur la situation qui prévaut dans ce petit pays d’Afrique de l’Est.
C’est pour une bonne raison qu’il aborde avec cath.ch le sujet du service militaire. Il s’agit en effet de l’un des principaux fléaux qui touchent le pays. Le prêtre, engagé depuis plus de 20 ans dans l’aide aux migrants, avec des activités également en Suisse, explique que son frère n’a jamais réellement pu subvenir aux besoins de sa famille. A cause de son enrôlement à durée indéterminée dans l’armée, il n’a pas pu poursuivre d’études, ni apprendre un métier. Le salaire ridicule que perçoivent les soldats ne permet pas non plus de faire vivre une famille.
«Un soldat érythréen est en état d’esclavage total»
Loin d’être un cas isolé, son sort est partagé par une grande partie de la population. Le service militaire obligatoire, qui touche les jeunes hommes et les jeunes femmes, à partir de 16 ans, a des effets destructeurs sur le tissu social et économique.
Climat de guerre
Mussie Zerai explique que la situation est spécialement tendue dans le sud de l’Erythrée, proche de l’Ethiopie. La région a longtemps été le théâtre d’âpres affrontements entre les deux Etats. Ils ont pris fin avec un accord de paix signé en 2018. Mais les deux pays se sont ensuite alliés pour contrer le mouvement séparatiste au Tigré (province du nord de l’Ethiopie), à partir de 2020. L’implication des troupes érythréennes a attisé la conscription forcée, encore plus durement au sud du pays, proche des zones de combat.
Aujourd’hui, à la faveur d’un accord de cessation des hostilités (novembre 2022), les violences se sont effectivement grandement réduites. Le président érythréen Isaias Afwerki, au pouvoir depuis 1991, a assuré que ses troupes s’étaient retirées du nord de l’Ethiopie. Une affirmation dont doute Mussie Zerai. «Il est possible que le président joue sur les mots et que des troupes soient toujours stationnées dans les zones frontières, dans des territoires que le régime considère comme lui appartenant.»
Recrutement brutal
Quoiqu’il en soit, le prêtre estime que l’accalmie ne va pas faire baisser les activités de recrutement forcé. Le régime en a en effet besoin pour maintenir le contrôle sur la catégorie de la population (les jeunes adultes) la plus potentiellement capable de se révolter. D’autant plus que le service dans l’armée fait la part belle à l’endoctrinement et au bridage de la personnalité. «Un soldat de l’armée érythréenne n’a aucun droit, aucune voix, il est dans une situation d’esclavage complète», relève Mussie Zerai.
«Les campagnes de recrutement privent l’économie de ses principales forces vives»
Les méthodes de recrutement sont, de plus, particulièrement brutales. «Ils vont chercher les jeunes partout, dans leurs maisons, à l’école, à l’église…». Lorsqu’un jeune est introuvable, les officiers ont l’habitude de confisquer les biens des familles, notamment les maisons, desquelles ils expulsent les résidents. Ils font ainsi pression pour que les parents livrent leurs enfants à l’armée. «Mais, il arrive que ceux-ci soient adultes, vivent ailleurs, et leur parents n’ont pas d’influence sur eux. Ou même ils sont partis à l’étranger.»
Les familles ainsi traitées tombent dans une pauvreté extrême. Elles n’ont plus pour vivre que l’aide de leurs proches ou des Eglises. C’est aussi une façon pour le régime de montrer sa capacité de nuisance et de terroriser la population pour mieux la maîtriser.
Le cauchemar du service militaire
Les campagnes de recrutement ont également l’effet pervers de priver l’économie de ses principales forces vives. «Alors qu’une grande partie de la population vit encore de l’agriculture, il ne reste que des personnes âgées pour travailler aux champs. Souvent, elles n’en ont pas la force. De larges pans de terre cultivable sont ainsi laissés à l’abandon», note le prêtre.
Les jeunes enrôlés vivent un cauchemar. Outre la possibilité de laisser sa vie dans des combats, ils sont constamment mis sous pression et humiliés. Des cas de violences, notamment sexuelles ont été relevés par l’ONG Human Rights Watch, surtout contre les conscrites.
«Le pouvoir erythréen a été très efficace à se maintenir»
Si l’on ajoute à cela que le service militaire les prive de toute perspective d’avenir, les jeunes font évidemment tout pour éviter d’être intégrés dans l’armée. L’émigration est donc massive, vers les pays voisins, ainsi que l’Europe et les Etats-Unis. Ce qui aggrave encore le manque de main d’œuvre dans le pays et la crise économique. Selon Mussie Zerai, 99% de la population en Erythrée ne vit que grâce à l’argent envoyé par des proches de l’étranger.
Un évêque en prison
Des lueurs d’espoir dans ces ténèbres? Mussie Zerai en voit très peu. La seule voie d’amélioration serait un changement de régime. Mais le président Afwerki ne paraît pas prêt à laisser la place. Lui et sa clique de militaires ont réussi à poser un carcan de fer sur la population. «Le pouvoir a été très efficace à se maintenir. Il a notamment réussi à écraser toute opposition intérieure, en emprisonnant les responsables des mouvements d’opposition, ils ont très bien su appliquer la devise ‘diviser pour mieux régner’. Aujourd’hui, toute l’opposition est à l’étranger, et elle aussi est divisée. Le régime investit des sommes énormes dans ce but.»
«Les catholiques sont depuis longtemps l’une des principales cibles des forces de sécurité»
Les seules voix discordantes encore entendues sont parfois celles des chrétiens. Ils représentent 45% des 3,6 millions d’habitants, majoritairement musulmans. Des Eglises et des dignitaires, notamment catholiques, ont fait les frais de leurs interventions. Mgr Fikremariam Hagos Tsalim, évêque de Segeneiti, au sud du pays, a ainsi été arrêté par le régime le 15 octobre 2022. Détenu dans la prison d’Adi Abeito, dans la banlieue de la capitale Asmara, connue pour ces conditions de vie atroces, il a été libéré après Noël. Deux autres prêtres catholiques arrêtés en même temps que l’évêque seraient toujours sous les verrous. «Ces personnes n’avaient en fait même pas attaqué le régime. Ils ont juste défendu la dignité humaine, la paix, la liberté», s’insurge le Père Zerai.
Les chrétiens ciblés
Les trois ecclésiastiques catholiques, comme c’est toujours le cas en Erythrée, ont été détenus sans aucune procédure légale ni contrôle judiciaire. Les autres confessions sont aussi touchées. Début 2022, le religieux orthodoxe Abune Antonios, est mort en prison à l’âge de 94 ans après avoir été maintenu à l’isolement pendant 16 ans. A l’instar de Mgr Tsalim, il était considéré comme un ennemi de l’État pour ses critiques du régime Afwerki. Bien que les chiffres précis soient difficiles à obtenir, on estime qu’entre 2’000 et 3’000 chrétiens croupissent actuellement dans les prisons érythréennes en rapport à leurs croyances religieuses. L’Érythrée est considérée comme l’un des pires pays en termes de violations de la liberté de religion.
Ne pas oublier les Erythréens
Bien que les catholiques soient une petite minorité, ils sont depuis longtemps l’une des principales cibles des forces de sécurité. En 2019, le gouvernement a d’abord fermé tous les hôpitaux catholiques d’Érythrée, exigeant que la propriété soit transférée à l’État, puis a également confisqué les écoles catholiques. La mesure est arrivée après que les évêques du pays, dont Mgr Tsalim, ont publié une lettre pastorale appelant à davantage de droits humains et de liberté religieuse. L’évêque de Segeneiti avait également critiqué le rôle de l’Érythrée dans le conflit au Tigré.
Un régime donc particulièrement implacable, dont Mussie Zerai ne voit pas une chute prochaine. Le combat pour l’Erythrée serait-il donc vain? Peut-être pas. La libération de Mgr Tsalim montre tout de même que le gouvernement d’Asmara veut quelque peu soigner son image. En 2006, il avait consenti à la remise en liberté d’une chanteuse de gospel évangélique, après une intense campagne internationale. Le régime compte sur le fait que le pays est petit, sans grand intérêt stratégique ou économique, pour tenter de «passer inaperçu» au regard de la communauté internationale. «Parler de la situation sur place peut certainement aider la population, assure Mussie Zerai. Le pire serait que le ›l’affaire érythréenne’ soit oubliée face à des problèmes considérés comme ›plus graves’». (cath.ch/ag/rz)
Alors que la guerre en Ukraine mobilise les regards, de nombreuses autres tragédies se déroulent dans le monde, plus loin de l’attention médiatique. Le pape François a appelé à plusieurs reprises les journalistes à ne pas oublier les conflits qui suscitent moins d’intérêt en Occident. C’est ce à quoi cath.ch veut en partie remédier avec la série «Conflits oubliés», qui relatera des situations dans plusieurs endroits du monde, où l’humanité est en détresse.