L’enfer vide, une idée suisse?
Le pape François a récemment affirmé que la pensée selon laquelle «l’enfer est vide» lui plaisait. Une idée qui a animé quelques querelles théologiques dans l’histoire de l’Église, et qui a notamment été explorée par le célèbre théologien suisse Hans Urs von Balthasar (1905-1988).
«Il me plaît de penser l’enfer vide (…) Et j’espère que cela est la réalité.» Ainsi s’est exprimé le pape François dans le talk-show de la télévision italienne Che tempo che fa, le 14 janvier 2024. Le Saint-Père a précisé que sa réponse était d’ordre personnelle et qu’elle ne constituait pas un «dogme de la foi».
Ce ne serait pas la première fois que le pontife émettrait des doutes sur le concept de damnation éternelle. Une telle idée avait pour la première fois émergé au détour d’une conversation entre le journaliste Eugenio Scalfari, fondateur de La Repubblica et le pontife, à la résidence Ste-Marthe en 2018, rapporte le média italien Il Messagero, le 15 janvier 2024.
«Pour Hans Urs von Balthasar, il était difficile de concevoir qu’un Dieu bon et miséricordieux puisse condamner tant d’âmes au feu éternel»
Eugenio Scalfari avait relaté dans son journal l’hypothèse émise par François d’un «enfer vide». Assumant que la bonté, la grandeur et la miséricorde de Dieu envers l’humanité étaient immenses, Jorge Bergoglio aurait assuré que les pécheurs «n’étaient pas punis». «Ceux qui se repentent obtiennent le pardon de Dieu et rejoignent les rangs des âmes qui le contemplent, mais ceux qui ne se repentent pas et ne peuvent donc pas être pardonnés disparaissent. Il n’y a pas d’enfer, il y a la disparition des âmes pécheresses,» aurait déclaré le pape selon La Repubblica.
La conversation était cependant de nature privée et les propos du pape pas censés se retrouver dans la presse. En outre, Eugenio Scalfari avait admis n’avoir pas enregistré les propos du pape mais les avoir transcrits uniquement de mémoire. Le Vatican avait immédiatement diffusé un démenti, assurant que les paroles rapportées ne pouvaient aucunement être considérées comme venant du pontife.
Une vieille polémique théologique
La réaction du Vatican n’aurait peut-être pas été si immédiate s’il s’était agi d’un thème moins sensible. Mais la réalité du diable et de l’enfer attise depuis longtemps les flammes du désaccord au sein de la chrétienté. Le Père de l’Église Origène (185-253) est sans doute le premier à s’y être brûlé. Le théologien mort à Tyr (actuel Liban) professait en effet la doctrine de l’apocatastase. Il pensait qu’à la fin des temps, tout serait restauré «dans son ordre originel», ce qui signifie notamment que les démons et les damnés seront pardonnés et participeront à la gloire des bienheureux, note le site Religion catholique. Cette thèse lui valut d’être anathématisé par le Magistère de l’Église catholique, dans le 11e canon du IIe concile de Constantinople (553) et par le pape Vigile (537-555).
Un Dieu bon qui damne éternellement?
Mais l’idée a retrouvé en popularité au sortir de Vatican II (1962-1965), notamment avec les écrits d’Hans Urs von Balthasar. Pour l’éminent théologien lucernois, il était en effet difficile de concevoir qu’un Dieu bon et miséricordieux puisse condamner tant d’âmes au feu éternel. «Nous ne savons pas, écrit Hans Urs von Balthasar dans la dernière page d’Épilogue (1997), si une liberté humaine est capable de se refuser jusqu’au bout à l’offre que lui fait l’Esprit de lui donner sa liberté propre et véritable», autrement dit de pécher sans rémission.
«Lorsque toutes les impulsions opposées à l’esprit de lumière sont expulsées de l’âme, alors une libre décision contre lui est devenue infiniment improbable»
Edith Stein
Il Messagero rappelle pourtant qu’il ne s’agissait pas, au final, pour le théologien phare du Concile de nier l’existence de l’enfer. «Le malentendu remonte aux années 1980, écrit le journal, à la suite d’une conférence sur la pensée de sa collaboratrice Adrienne von Speyr [une mystique laïque du 20e siècle] qui reprenait sa réflexion eschatologique. Hans Urs Von Balthasar s’est contenté d’affirmer qu’espérer le salut éternel de tous les hommes n’est pas contraire à la foi».
Il Messagero note qu’il s’agit en fait d’une idée déjà élaborée dans le passé par d’autres Pères de l’Église qu’Origène, notamment Grégoire de Nysse. Elle a été en outre partagée par des théologiens contemporains tels que Romano Guardini (1885-1968), Jean Daniélou (1905-1974), ou encore Henri de Lubac (1896-1991).
Espérance en une rédemption universelle
En fait, Hans Urs von Balthasar se retrouvait d’accord avec le passage d’un texte d’Edith Stein, une carmélite morte à Auschwitz en 1942, selon lequel: «Lorsque toutes les impulsions opposées à l’esprit de lumière sont expulsées de l’âme, alors une libre décision contre lui est devenue infiniment improbable. Alors la foi en l’amour et la grâce illimitées de Dieu justifie aussi l’espérance en une universalité de la Rédemption, bien que la possibilité, demeurant par principe ouverte, de résister à la grâce laisse subsister la possibilité d’une damnation éternelle.» Le libre arbitre infini de l’homme pourrait donc l’amener à rejeter éternellement Dieu. Ce qui n’empêche pas d’espérer que ceci ne se produise pas. Et c’est sans doute ce que le pape François a voulu signifier à la télévision italienne.
Le diable est dans le diable
Mais l’enfer est une chose et son principal occupant en est une autre. Sur ce point, François a toujours été particulièrement clair. Il a à maintes reprises affirmé que le diable était une entité réelle et non mythique ou symbolique. Son livre Le diable existe vraiment, et nous devons le combattre (2018) suffit largement à le démontrer. Cette figure qui pousse l’homme au mal tient une place importante dans la théologie du pape François. Tout en croyant donc fermement au cornu, il garde l’espoir que ce dernier n’ait aucune âme à emmener avec lui dans la Géhenne.
«La Civiltà Cattolica s’est chargée de faire la distinction entre les nombreuses hypothèses théologiques et le Magistère»
Le pape jésuite marque ainsi une différence notable avec le chef de son ordre, le Père Arturo Sosa. Le supérieur général de la Compagnie de Jésus, a en effet estimé en 2019 que Satan n’était qu’une «réalité symbolique». L’Association internationale des exorcistes s’en était émue, rappelant que l’Église enseigne que le diable est une créature bien réelle.
Distinguer les théories théologiques de la doctrine
Pour faire la lumière sur toute cette polémique et aider les fidèles à ne pas s’embrouiller, la revue jésuite italien La Civiltà Cattolica s’était ainsi chargée de clarifier le sujet une fois pour toutes en faisant la distinction entre les nombreuses hypothèses théologiques et le Magistère, rappelle Il Messagero.
La revue avait donc appelé à la rescousse l’estimé prêtre italien Giandomenico Mucci (1938-2020), qui notait: «Le Magistère de l’Église sur l’enfer enseigne trois choses. La première: après la mort terrestre, il existe un état, et non un lieu, qui appartient à ceux qui sont morts en état de péché grave et qui ont perdu la grâce sanctifiante par un acte personnel. C’est ce qu’on appelle le châtiment des impies. Deuxièmement, cet état implique la privation douloureuse de la vision de Dieu (punition du mal). Troisièmement: cet état comporte un élément qui, dans l’expression du Nouveau Testament, est décrit comme le ‘feu’ (peine du sens). Les deux peines, et donc l’enfer, sont éternels». (cath.ch/ilmessagero/ag/arch/rz)