«L'Église devra continuer à faire face à son histoire»
Lors du voyage du pape François au Canada, le rôle de l’Église catholique dans la colonisation de l’Amérique a de nouveau été mis en avant. Dans une interview accordée à l’agence CIC, Mariano Delgado, professeur à la faculté de théologie de l’Université de Fribourg, revient sur le rôle du magistère pontifical dans l’histoire de la colonisation.
Roland Juchem/CIC – Traduction et adaptation Bernard Hallet
Au Canada, des représentants des peuples autochtones ont demandé que François retire des documents pontificaux antérieurs qui auraient contribué à la «doctrine of discovery». Comment traduire cela en français?
Mariano Delgado: La plupart du temps, on s’en tient à l’anglais. Le terme est apparu ces dernières années dans les pays anglophones dans le cadre d’une critique radicalisée du colonialisme, lorsque des monuments à la gloire des conquérants, explorateurs et missionnaires européens ont été renversés. En ce sens, il fait partie de la «cancel culture», elle-même critiquée, qui veut effacer tout ce qui était illégitime et faux selon les critères actuels.
Que signifie exactement la doctrine de la découverte?
Si l’on se réfère à l’Eglise catholique, on entend par là la coresponsabilité pontificale et curiale de l’expansion coloniale européenne. Celle-ci s’est surtout manifestée dans trois bulles papales du XVe siècle: Dum Diversas (1452) et Romanus Pontifex (1455) du pape Nicolas V, ainsi que Inter Caetera (1493) du pape Alexandre VI. Nicolas V a accordé aux rois portugais la permission de conquérir les pays des infidèles, de soumettre leurs habitants et de les réduire en esclavage.
Cela concernait d’abord la lutte contre les Sarasins sur la côte ouest de l’Afrique et accordait aux Portugais un monopole commercial vers l’Asie. Après le retour de Christophe Colomb d’Amérique, Alexandre VI a également accordé ce droit aux Espagnols en vue du «Nouveau Monde», dont on ne savait pas encore à quoi il ressemblait.
Y avait-il déjà des critiques à l’encontre de ces documents pontificaux?
Peu de critiques, mais ils ont été interprétés de différentes manières. Les uns disaient: le pape a tout au plus la «potestas” (le pouvoir) sur le monde chrétien. Mais il y a le droit de migration et le devoir de mission, qui pourraient aussi justifier l’expansion européenne. Une autre lecture disait: non, le pape autorise aussi la soumission par la force, parce que les indigènes ne sont pas seulement des infidèles, mais aussi des barbares inférieurs avec des formes de vie qui contredisent le droit naturel.
Une troisième interprétation, par exemple de Bartolomé de Las Casas*, avertissait: la bulle Inter Caetera n’autorise que l’évangélisation par des moyens pacifiques et respectueux de la liberté des destinataires. Les indigènes et les Européens ont une dignité égale, la mission doit apprécier les autres cultures et religions et être informelle.
Seuls les catholiques ont-ils développé un tel enseignement?
Non. Après avoir débarqué sur la côte est de l’Amérique du Nord en 1620, les puritains ont formulé en 1635 la conception suivante: «La terre appartient à Dieu, le Seigneur. Le Seigneur peut donner la terre à son peuple élu – et la prendre à d’autres. Nous sommes le peuple élu. C’est la même pensée, mais sans le pape. Dès lors, il existe dans l’histoire coloniale européenne un «œcuménisme de l’échec».
Au Canada, certains ont demandé que François révoque explicitement les bulles de ses prédécesseurs. Peut-il, devrait-il le faire?
Dans l’histoire de l’Église, on trouve plutôt une réinterprétation de documents antérieurs qu’une révocation explicite. Ainsi, le pape Paul III a interdit l’esclavage des Indiens dès 1537 dans sa bulle Sublimis Deus. Selon le pape, les autochtones d’Amérique sont des hommes libres et des propriétaires légitimes de leurs terres, et l’évangélisation ne peut être que pacifique.
«Il existe dans l’histoire coloniale européenne un «œcuménisme de l’échec.»
La lettre a été rédigée sous la pression de missionnaires favorables aux indigènes. Il est intéressant de noter que le pape Paul III écrivait à la fin: «Tout ce qui est contraire à ces dispositions est nul et non avenu». C’était déjà une révocation indirecte de certains aspects de la bulle Inter Caetera d’Alexandre VI.
Mais elle n’a eu que peu d’effet.
Cela aussi dû au fait que l’empereur Charles Quint a protesté contre cette ingérence pontificale et que les rois et conquistadors espagnols ultérieurs ont ignoré le document. Ils continuèrent à se référer à Inter Caetera, appelée en Espagne «Bulle de concession».
La papauté n’a d’ailleurs jamais explicitement remis en question la référence espagnole à Inter Caetera, car cela signifierait désavouer une décision importante d’un pape – avec les conflits diplomatiques qui s’en suivent.
A quoi pourrait donc ressembler une déclaration catholique d’abrogation de la «doctrine de la découverte» demandée par les peuples autochtones?
Je suppose que l’on pourrait souligner la primauté de Sublimis Deus. On pourrait aussi considérer la donation pontificale aux souverains du Portugal et de l’Espagne comme une hérésie dans le contexte d’un papalisme extrême.
Cela parce que le pape se serait arrogé une domination sur des pays d’infidèles, ce que de grands théologiens catholiques du Moyen Age et de la Renaissance ont remis en question, et pas seulement les réformateurs. Et l’on pourrait se référer à une argumentation de Bartolomé de Las Casas, qui disait: ce n’est que lorsque les hommes acceptent librement le christianisme et la domination chrétienne que la domination chrétienne est légitime.
«La prétention des papes à décider de la domination de pays non chrétiens est exaspérante.»
Quelles sont les autres tâches qui incombent à l’Église catholique dans l’étude de son histoire de colonisation?
L’Église catholique romaine devra continuer à faire face à sa propre histoire. Notamment l’esclavage de la population noire d’Afrique, que le pape Nicolas V avait expressément approuvé dans sa bulle Romanus Pontifex en 1455. Ce n’est qu’aux 18e et 19e siècles que l’on a assisté à de timides condamnations pontificales de l’esclavage des Noirs.
Le papalisme exacerbé du deuxième millénaire doit être examiné d’un œil critique. Il a commencé avec la bulle Dictatus Papae (1075) de Grégoire VII, qui considérait le pape comme le maître du monde, accordant des fiefs aux souverains séculiers. Cela s’est ensuite déjà produit lorsqu’en 1130, le pape a donné la Sicile en fief aux Normands pour en chasser les musulmans et les schismatiques. La prétention des papes à décider de la domination de pays non chrétiens est exaspérante.
C’est surtout depuis 1992, année du 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, que l’accent est mis sur la valeur et l’autonomie des cultures extra-européennes, et que l’on assiste à un changement de mentalité plus large sur la mission et le colonialisme. D’une part, les chrétiens ont été impliqués dans la conquête et l’assujettissement, ils les ont justifiés; d’autre part, la critique du colonialisme s’est appuyée dès le début aussi bien sur l’Évangile que sur les traditions antiques gréco-romaines. (cath.ch/kath.ch/cic/rj/bh)
*Bartolomé de las Casas, est un prêtre dominicain, missionnaire, écrivain et historien espagnol (1474 – 1556). Il est célèbre pour avoir dénoncé les pratiques des colons espagnols et avoir défendu les droits des Amérindiens.