Quelle avenir pour l'Eglise face à la modernité? La basilique et la Place Saint-Pierre de Rome de la Via della Conciliazione | © Pierre Pistoletti
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«L’Eglise a redécouvert son essence évangélique grâce à la modernité»

Loin de l’idée d’une farouche lutte destructrice, la modernité a permis à l’Eglise catholique de devenir plus cohérente et d’appeler le monde à se reformer. Telle est la thèse à contre-courant soutenue par le théologien américain George Weigel dans son nouveau livre L’ironie du catholicisme moderne qui vient de paraître en français. 

George Weigel renverse les idées reçues à propos des rapports entre Église catholique et modernité. Selon le célèbre auteur américain, la rencontre avec la modernité, plutôt que de faire lentement disparaître l’Eglise catholique, l’a rendue plus fidèle à sa propre vocation d’évangélisation.

Dans son nouveau livre, il explique comment l’Église catholique, après avoir rejeté la modernité, l’a explorée, adoptée, critiquée et, enfin, comment elle l’a convertie. Il y montre notamment qu’une grande partie de ce qui est le plus noble dans la modernité, elle la doit au catholicisme. Une thèse audacieuse, formulée comme un drame en cinq actes. 

Vous venez de publier L’ironie du catholicisme moderne. Quelle est cette «ironie» dont vous parlez?
George Weigel: «L’ironie» est que, dans sa confrontation avec une modernité qui cherche souvent à le détruire, le catholicisme a redécouvert son essence en tant que communauté de disciples en mission, une communauté habilitée par le Christ pour l’évangélisation du monde entier. Parallèlement, l’Église a développé une doctrine sociale offrant un fondement plus substantiel aux aspirations de la postmodernité et que la pensée post-moderne ne peut pas fournir: aspirations à la liberté, la solidarité et la prospérité. L’ironie est donc double.

George Weigel est une figure marquante du catholicisme aux Etats-Unis | © Keystone/Everett Collection

La modernité, selon vous, a donc permis à l’Eglise catholique de redécouvrir sa propre «raison d’être». L’approche du pape François est-elle une manifestation concrète de cette rencontre?
Oui, ce fut certainement le cas, par exemple, dans l’approche et l’action proposée par sa première exhortation apostolique Evangelii Gaudium en 2013.

 »L’idée de l’historiographie prédominante, dans laquelle la modernité agit et le catholicisme ne fait que réagir, est erronée.»

Votre thèse remet en cause une bonne partie de l’historiographie à ce sujet. D’où vous est venue l’idée d’entreprendre une telle analyse?
L’idée de ce livre m’est venue lors d’une conférence à l’Université de Boston présidée par l’éminent sociologue des religions, Peter Berger, en 2015. Le texte que j’ai présenté à cette occasion explorait cinq phases de la rencontre entre le catholicisme et la modernité – qui sont devenues les cinq «actes» de mon livre. J’y soutenais l’idée que l’historiographie prédominante, dans laquelle la modernité agit et le catholicisme ne fait que réagir, était erronée. Des collègues universitaires présents à la conférence – pour la plupart non-catholiques – ont trouvé ma proposition intrigante. J’ai donc décidé de développer cette analyse dans un livre. J’espérais également expliquer aux catholiques concernés certaines des sources des «turbulences aériennes» que l’Église catholique a connues ces dernières décennies.

«La plupart des catholiques connaissent peu ou pas du tout l’histoire moderne de l’Église»

Par ce livre, vous relancez le débat autour du rapport, parfois controversé, entre christianisme et modernité et vous visez à réveiller les consciences des catholiques sur leur histoire récente. 
Oui, car l’historiographie dominante est erronée et la plupart des catholiques ne connaissent peu ou pas du tout l’histoire moderne de l’Église. Remettre de l’ordre dans cette historiographie, et comprendre la trajectoire de l’histoire catholique moderne comme une ligne dans laquelle l’Église retrouve l’objectif évangélique qui doit l’inspirer: voilà qui devrait aider les catholiques préoccupés par l’avenir de leur Église.

Le catholicisme interpelle la modernité

Vous soulignez que le christianisme est passé d’une opposition initiale à la modernité à un rôle engagé et transformateur. Comment expliquez-vous cette mutation d’approche radicale?
Ce n’est pas une nouveauté: il y a eu des transitions similaires dans le passé chrétien. Par exemple quand le mouvement de Jésus a commencé à se séparer de ce qui est devenu le judaïsme rabbinique et que l’«Église primitive» s’est formée. Mais aussi lorsque que cette «Église primitive», par sa rencontre avec la culture classique, a donné naissance au christianisme patristique.
Pensons aussi à la rencontre de l’Église avec le «Nouveau savoir» du début du deuxième millénaire – en particulier la récupération de la philosophie grecque d’Aristote – qui a donné naissance à la chrétienté médiévale.
Ou, encore, lorsque le catholicisme de la Contre-Réforme est né à travers le Concile de Trente et sa mise en œuvre difficile, après la fracture de la chrétienté médiévale dans les diverses réformes protestantes.

Ces moments de transition dans l’histoire de l’Eglise ont marqué un avant et un après. Et aujourd’hui? 
Aujourd’hui, à la lumière des défis posés par la vie intellectuelle, culturelle, sociale, politique et économique moderne, le catholicisme de la Contre-Réforme cède la place à ce que Jean Paul II a appelé l’Église de la Nouvelle Évangélisation. Dans chacune de ces transitions, l’Église répond, dans un nouvel environnement culturel, au commandement du Seigneur: «Allez et de toutes les nations faites des disciples» (Matthieu 28.19).

Cette évolution est-elle linéaire ou se fait-elle plutôt par paliers?
En général, le mouvement est linéaire. Mais en cours de route, il y a des arrêts et des départs. Rares sont en effet les grandes transitions historiques qui se font en douceur.

Au cours des derniers décennies, l’Eglise catholique a donc joué un rôle plus proactif en interpellant le monde et la pensée contemporaine.
Le défi fondamental que l’Église catholique lance au monde post-moderne pour le XXIe siècle est d’approfondir la compréhension de la personne humaine. La post-modernité en Occident a tendance à considérer la personne humaine comme un ensemble de désirs dont la satisfaction épuise la signification des «droits de l’Homme». De ce point de vue, le catholicisme offre une compréhension plus noble et beaucoup plus riche de notre humanité: notre intelligence et notre libre arbitre sont «ordonnés» à la vérité, à la bonté et à la beauté, et pas seulement à la satisfaction de désirs passagers.

Les apôtres veillent sur l’Eglise, Statues de la place Saint-Pierre, Vatican | © flickr/atrogu/CC BY-NC-ND 2.0

Pour vous, cela vaut notamment pour la sexualité?
La postmodernité considère la sexualité humaine comme une autre forme de «sport de contact». Le catholicisme enseigne que l’amour sexuel dans le lien d’un mariage fidèle et fructueux est une icône de la vie intérieure de Dieu. Quelle est alors la conception la plus noble et la plus convaincante de la personne humaine?

«Les parties déclinantes de l’Église mondiale ont mal interprété le Concile, comme un appel à une sorte de ‘catholicisme liquide’»

Si vous deviez retenir quelques épisodes qui ont marqué la transformation de cette relation durant les 200 dernières années, quels seraient-ils?
La Révolution française a marqué le début de la période de confrontation aiguë entre le catholicisme et la modernité; une confrontation qui a atteint son apogée sous le pontificat de Pie IX. L’élection de Léon XIII en 1878 marqua, en revanche, le début d’une nouvelle phase: la période où le catholicisme explorait la modernité. Ensuite, Pie XII a accéléré ce processus d’exploration et a rendu possible le Concile Vatican II, que Jean XXIII a convoqué pour convertir le monde moderne. Jean-Paul II et Benoît XVI ont donné au Concile une interprétation évangélique appropriée, notamment à travers le Synode extraordinaire de 1985 et sa définition de l’Église comme communion de disciples en mission.

Vous construisez votre récit en cinq «actes». A quoi faut-il s’attendre à la fin du drame?
Les parties vivantes de l’Église mondiale sont celles qui ont compris – et qui agissent – en fonction de l’interprétation de Jean Paul II et de Benoît XVI de Vatican II, comme un appel à être une Église en mission permanente, une Église offrant au monde la plénitude de la symphonie de la foi catholique. Les parties déclinantes de l’Église mondiale ont mal interprété le Concile, comme un appel à une sorte de «catholicisme liquide»: une Église qui s’assimile à l’esprit du temps, plutôt que de chercher à le confronter, à le guérir et à le convertir. Par conséquent, je m’attends à ce que ce schéma se poursuive à l’avenir. Ce que le Saint-Esprit a en tête, je ne prétends pas le savoir! (cath.ch/dp)

George Weigel: L’ironie du catholicisme moderne, Paris, 2022, 440 p. Desclée de Brouwer

George Weigel
George Weigel est un théologien américain, spécialiste d’éthique, des Droits de l’Homme et des pays de l’Est. Figure de proue du catholicisme états-unien, Il préside actuellement la chaire d’études catholiques et de politique publique de Washington.
Il est également chroniqueur dans plusieurs journaux américains et l’auteur, entre autres, de Jean Paul II, témoin de l’espérance, la biographie ›officielle’ du pape polonais.
Dans L’ironie du catholicisme moderne il raconte deux siècles de profonds changements dans l’Église et le monde et comment le catholicisme peut apporter des réponses aux grandes questions que pose le XXIe siècle. DP

Quelle avenir pour l'Eglise face à la modernité? La basilique et la Place Saint-Pierre de Rome de la Via della Conciliazione | © Pierre Pistoletti
19 janvier 2022 | 17:00
par Davide Pesenti
Temps de lecture : env. 6  min.
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