Le Villarois Charles Ridoré porte un regard nuancé sur Haïti, sa patrie d'origine
Haïti, classée par la Banque Mondiale comme le pays le plus pauvre du continent américain, dévastée par le tremblement de terre meurtrier du 12 janvier 2010, a encore été durement frappée le 4 octobre dernier par l’ouragan Matthew. Charles Ridoré, fondateur de l’association «Solidarité Fribourg Haïti» (SFH), ne baisse pourtant pas les bras.
La grande majorité du peuple haïtien, déçue de son propre gouvernement et de la coopération internationale – à la notable exception de l’aide apportée par la Direction du Développement et de la Coopération suisse (DDC) – s’organise en mode survie, relève-t-il.
L’île des Caraïbes, avec ses 11 millions d’habitants, semble encore une fois vouée au malheur, mais Charles Ridoré, de retour de son pays natal, y décèle pourtant des signes d’espoir. Et de citer, en créole, un proverbe haïtien: De men kontre se bèl bagay /Que c’est beau quand deux mains se rencontrent!
Des enseignants engagés
L’habitant de Villars-sur-Glâne s’est rendu sur l’île en famille du 2 au 19 août, et il en a profité pour visiter les projets que soutient l’association SFH, notamment le chantier de l’Ecole Nouvelle, à la Vallée de Jacmel. L’établissement se situe à une vingtaine de kilomètres du chef-lieu du département du Sud-Est et de l’arrondissement de Jacmel. Leurs écoles respectives ayant été détruites lors du séisme de 2010, de nombreux jeunes de la région risquaient de ne plus pouvoir poursuivre leurs études. De jeunes enseignants de la zone se sont alors organisés pour assurer des cours à ces élèves sinistrés, d’abord dans des locaux empruntés, puis dans des locaux de fortune.
«Ils l’ont fait en dehors et en plus de leur travail en tant qu’enseignants salariés, et cet engagement est un signe d’espoir…», souligne l’ancien directeur romand d’Action de Carême. Qui cite de nombreux autres exemples de courage et de volonté de vivre de la population haïtienne qui forcent l’admiration et motivent à la solidarité.
«Se servir plutôt que de servir»
«En Haïti, nous avons une classe politique qui a l’habitude, depuis toujours, de se servir plutôt que de servir, déplore Charles Ridoré, et les parlementaires sont souvent là uniquement pour défendre leur fief et leurs poches. Le président, face à la puissance du Parlement, a peu de marge de manœuvre. La meilleure assistance que l’on peut apporter à Haïti, où l’Etat est très faible, c’est une aide à la bonne gouvernance…»
Mais il faut nuancer, insiste-t-il: «Nous avons rencontré des responsables politiques qui se mouillent pour la population, comme la mairesse de La Vallée de Jacmel ou la mairesse de Pétionville, une commune située sur une colline au-dessus de Port-au-Prince, la capitale. Ce sont des gens engagés. Par contre, la coopération internationale, en grande partie, est souvent ‘bête et méchante’, comme celle de l’USAID, sévèrement jugée dans le rapport ‘La boîte noire de l’aide à Haïti’, par Jake Johnston et Alexander Main (Center for Economic and Policy Research, Washington DC, 2013). C’est une coopération alibi, qui ne tient pas compte des besoins de la population locale, alors qu’il serait essentiel de tenir compte de son avis. C’est un remake du néo-colonialisme!»
En matière de coopération, la Suisse fait exception
Quant à la MINUSTAH, la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti, qui va être très prochainement remplacée par une plus petite structure, la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH), «elle a posé plus de problèmes qu’elle en a résolus». Le sociologue villarois relève que cette mission «coûte horriblement cher aux Nations Unies et obère la coopération. De nombreux analystes estiment que 80% de l’argent va dans la structure: ce n’est pas vraiment une aide à la population locale! Ceux qui en profitent sont avant tout les consultants, les bureaux d’expertise, les véhicules, les salaires des expatriés et du personnel local…»
Charles Ridoré n’épargne pas la coopération internationale: la plupart du temps, les projets de développement, avec de lourds frais de structure, sont prévus sur cinq ans et se terminent après cette brève période. C’est évidemment trop court pour un développement durable. La Suisse fait exception: la DDC a des projets à plus long terme.
Le privé gouverne le pays
Le problème vient notamment du fait que le pays est fragilisé et que l’Etat haïtien est faible, et par conséquent ne peut – ni ne veut – réorienter son développement. «Il y a une absence de volonté d’intervenir, et on privatise les entreprises haïtiennes, comme le sucre, le ciment ou l’électricité. C’est de fait le privé qui gouverne le pays, et il a depuis longtemps pris le dessus sur l’administration et l’Etat. La population n’a plus aucun pouvoir, elle est prisonnière de ces mécanismes. Les groupes liés aux intérêts de l’import-export ont pris un énorme pouvoir. En Artibonite, on produit du riz, on peut irriguer, mais de grandes quantités de riz subventionné en provenance notamment des USA arrivent en Haïti, détruisant la production locale. Le politique laisse faire, car de toute façon, les responsables politiques, pour la plupart, ne défendent pas l’intérêt national».
De plus, la police, insuffisamment équipée et formée, peine à pouvoir maintenir la sécurité. «A Port-au-Prince, la police n’ose pas pénétrer dans certains quartiers aux mains des gangs. Des milices, comme les ‘chimères’ fidèles à l’ancien président Aristide, font la loi dans plusieurs endroits, pas l’Etat… Si les Haïtiens ne vont pas regretter le départ de la MINUSTAH, cela risque toutefois de laisser un vide, et un couloir pour les gangs. Beaucoup d’armes circulent dans les quartiers, et l’insécurité subsiste, même si elle a diminué».
La plupart des jeunes veulent émigrer
De nombreux jeunes sortent des écoles avec un diplôme qu’ils ne peuvent valoriser, faute d’emplois disponibles. Ceux qui trouvent un emploi dans l’administration ont souvent été «pistonnés» par un politicien, dont ils seront forcément les obligés. Les autres ne peuvent faire valoir leurs compétences et doivent se contenter de petits jobs. «A part la toute petite élite qui s’en tire très bien, la plupart des jeunes veulent émigrer. Ils partaient traditionnellement vers les Etats-Unis et le Canada, pour les plus diplômés, et pour les autres vers la Dominicanie (République Dominicaine) ou les Antilles. Mais maintenant les filières vont également vers le Brésil ou le Chili».
Malgré cette description de la réalité assez sombre, Charles Ridoré voit tout de même des lueurs d’espoir pour son pays d’origine: ainsi la conscience écologique progresse, dans un pays qui a subi un fort déboisement. La population s’intéresse de plus en plus à des énergies telles que le gaz de cuisson et les panneaux solaires, ce qui contribue à limiter l’utilisation de charbon de bois.
Peu de perspectives d’avenir
Les seuls secteurs qui marchent sont le commerce et les services, mais le secteur tertiaire ne peut absorber l’immense majorité de ceux qui arrivent sur le marché du travail.
Beaucoup de jeunes sans emploi et sans perspectives développent des emplois de survie. Ils s’installent dans la rue pour recharger les téléphones portables. Parmi ces jobs informels, qui offrent une alternative à des emplois qui n’existent pas, de nouveaux petits débouchés se font jour dans les technologies de la télécommunication. On rencontre aussi de plus en plus de mototaxis manœuvrés par des chauffeurs sans permis, qui transportent plusieurs personnes sur leur engin, avec la pollution qui va avec, et les risques d’accident sur des chaussées défoncées et encombrées.
Si Haïti, aux yeux de Charles Ridoré, a tout de même de grandes potentialités, «il faudrait que le pouvoir s’engage dans une démarche de développement qui soit véritablement profitable à la population et ne soit plus inféodé aux intérêts des puissances étrangères et de factions. Le pouvoir doit donner la parole à la population. De plus, la diaspora haïtienne, qui fournit déjà le 40% du PIB du pays, devrait être associée à ce projet. Alors qu’elle pourrait mettre ses compétences à disposition du pays, on la traite souvent au mieux comme une ‘vache à lait’. Les Haïtiens de la diaspora sont une chance pour le pays et les autorités haïtiennes doivent les traiter en partenaires». JB
Charles Ridoré, un enfant de La Vallée de Jacmel
Originaire de La Vallée de Jacmel, dans le Sud-Est d’Haïti, Charles Ridoré a quitté son île en 1965 pour la Suisse, où il a passé la plus grande partie de sa vie. Il a enseigné la sociologie à l’Institut de journalisme et de communications sociales de l’Université de Fribourg. Il a également été secrétaire romand d’Action de Carême de 1988 à 2007.
Militant, conteur, poète, il s’est dès le début engagé pour l’amélioration des conditions de vie du quartier populaire de Villars-Vert, à Villars-sur-Glâne, où il a passé de nombreuses années. Devenu citoyen suisse, il a poursuivi son combat pour la justice sociale au niveau communal en tant que conseiller général élu sur la liste socialiste. Il aussi assumé durant quatre ans la présidence du Festival international de films de Fribourg (FIFF). Il est actuellement membre du comité de la Fédération fribourgeoise de coopération internationale Fribourg-Solidaire.
Charles Ridoré a publié aux Editions La Sarine, en 2004, un recueil de poèmes, Une aube neuve pour Haïti, à l’occasion des 200 ans de l’indépendance de la première République noire.
Solidarité Fribourg Haïti, qui bénéficie pour certains de ses projets de l’appui financier de la Fédération Fribourg-Solidaire, contribue à la réhabilitation de plusieurs écoles endommagées par le séisme à Chénot (Plateau Central), à la Vallée de Jacmel (Sud-Est). SFH soutient également la construction des cliniques externes de l’Hôpital Saint-Joseph et l’Ecole Technique Frère Guimond (ETFAG) au même endroit. JB
Pour soutenir ses projets, l’association SFH organise un souper de soutien le samedi 11 novembre 2017, dès 17h30 à La Tuffière, dans la commune fribourgeoise de Gibloux, à Corpataux. (cath.ch/be)