Padre Pio: 50 ans de souffrances, de suspicions, d’interrogations
Le stigmatisé de San Giovanni Rotondo sera béatifié le 2 mai
Le lieu qui l’a vu vivre attire plus de monde que Lourdes
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Sanctionné à plusieurs reprises par le Vatican avant d’être reconnu, objet de méfiance ou de toutes les dévotions populaires, Padre Pio, le capucin aux stigmates de San Giovanni Rotondo, en Italie, verra ses vertus reconnues le 2 mai prochain à Rome. Avec sa béatification, c’est un peu comme si le temps – et l’Eglise – voulaient tourner la page sur des épisodes entachés de suspicions et d’intrigues. En laissant toutefois nombre d’interrogations sur la mystique de cet homme. sur l’image faite autour de ce religieux mort le 23 septembre 1968 dans son couvent de San Giovanni, à l’âge de 81 ans. Dans le courant de l’année, dévoile-t-on sur place, on procédera à l’ouverture du tombeau du religieux. Après le 2 mai.
Le sanctuaire, sur le promontoire de Gargano qui surplombe Foggia et l’Adriatique, dans la région italienne des Pouilles, accueille ses pèlerins habituels, pourtant pas encore très nombreux en cette fin février. Rien à voir avec les 20’000 à 40’000 fidèles qui défilent les jours d’affluence, en été ou en septembre en particulier. Le lieu où a vécu Padre Pio est à ce point fréquenté qu’il a relégué Lourdes au palmarès des visiteurs: près de 7,5 millions l’an dernier., contre «à peine» 6 millions pour la ville mariale. Une aubaine, pour les marchands du temple. Et pour une économie locale qui tourne à 70% autour de l’image du capucin italien. Au contraire de «la Lourdes internationale», San Giovanni demeure pour l’instant une «affaire» italo-italienne. Près de 90% des pèlerins proviennent de la péninsule. Les chiffres sont éloquents: sur 2’187 groupes de prière dans le monde, européens pour la plupart, 1807 se trouvent en d’Italie.
Padre Pio? Dans le bus qui gravit la route en lacets du mont Gargano, une colline qui culmine à 600 mètres, l’effigie du futur bienheureux est en bonne place. Comme partout ailleurs dans les lieux publics de la région. Statues grandeur nature et bustes difformes, photos réelles ou reproductions saint-sulpiciennes: les hôteliers et les restaurateurs ne reculent devant rien pour mettre le pèlerin en condition: prier. et ouvrir le porte-monnaie. Le mariage toujours quelque peu déroutant du religieux et de l’argent, de la foi et de la crédulité. Mais véritable «miracle» pour une région «désertique», sans eau courante, sans hôtellerie et sans route d’accès avant ce fameux 20 septembre 1918, transformée depuis en une plaque tournante de pèlerinages.
Cachez ces mains.
Ce jour-là de 1918, un vendredi matin après la messe, Padre Pio, Francesco Forgione de son vrai nom, prie dans le choeur des moines, une petite tribune faisant face à la nef centrale et à l’autel. Sans doute observe-t-il l’immense crucifix placé devant les stalles, à l’arrière de la petite église. Le capucin, alors âgé de 31 ans, se sent envahi par une sensation de paix particulière. Il dira plus tard que lui apparut alors «un personnage ayant les pieds et les mains ensanglantés», dont le regard le frappa de stupeur. A sa vue, il s’évanouit. Revenu à lui, il s’aperçoit que ses mains, ses pieds et son côté saignent. C’est comme si des flèches lumineuses étaient parties des cinq plaies de Jésus pour le transpercer aux mêmes endroits, expliquera-t-il à son supérieur. Sa «crucifixion» durera 50 ans. Soit 48 de plus qu’un autre «stigmatisé», saint François d’Assise, fondateur de la famille franciscaine au 12e siècle.
Entre deux «Ave» et une invocation au Padre Pio, les pèlerins défilent devant ce même crucifix, après s’être recueillis sur sa tombe, placée dans la crypte de la nouvelle église. Inconsciemment sans doute, au rappel des événements de ce jour de septembre, les mains disparaissent à la vue de la croix, enfouies rapidement dans les poches, ou prestement détournées derrière le dos. Les regards trahissent au moins la curiosité, la dévotion le plus souvent. L’incrédulité jamais. Ou si peu. Car pas question de mettre en doute les stigmates du Padre Pio. A moins de ne pas croire au surnaturel. «De ne croire ni à Dieu ni au message laissé par son fils sur la Croix», relève le supérieur du couvent, le Père Gianmaria Cocomazzi. La science même, du moins généralement, n’en déplaise aux cartésiens, a admis le côté «inexplicable», sinon «surnaturel» des stigmates.
Dès l’automne 1918, et pendant trois ans, médecins et experts de la mystique se succéderont en effet dans le petit village pour examiner le stigmatisé. Ceux qui estiment être en présence d’un «beau cas d’autosuggestion», de «lésions névrotiques», sont moins nombreux que ceux qui concluent à l’origine surnaturelle des stigmates. Trois médecins, en particulier, se pencheront sur le problème.
La stupeur du docteur Gusso
Mandaté par le Saint-Office, aujourd’hui Congrégation pour la doctrine de la foi, l’un d’eux dira que ces plaies sont «en partie le produit d’un état morbide et en partie artificielles». Les deux autres rapports concluront au caractère surnaturel et à l’impuissance de la science en la matière. «Cinq plaies, demeurées sanglantes de façon ininterrompue jusqu’à la mort du religieux. A-t-on déjà noté dans les annales de la neuropsychiatrie une autosuggestion mutilante de 50 ans?», peut-on lire dans l’un d’eux.
Dans un autre document, le docteur Andréa Cordone, médecin personnel du Padre Pio depuis 1910, parle de trous d’un diamètre de 1,5 à 2 cm, qui traversaient de part en part les pieds et les paumes des mains. «Au point qu’on pouvait voir la lumière filtrer et permettre aux extrémités de mon pouce et de mon indexe de se toucher». Quant à la blessure de côté, longue de 7 cm, en forme de losange, elle était légèrement disposée en oblique. Tout au long de ses observations, le professeur Cordone ne décela aucune lésion osseuse, pas le moindre signe d’inflammation, pas la plus petite sécrétion purulente. Une allégations confirmée à l’APIC par le professeur Gusso, de l’Hôpital «Casa sollievo della sofferenza», créé par le Padre Pio. C’est lui qui, dans la nuit du 23 septembre 1968, en compagnie de son collègue Giuseppe Salla, recueillit le dernier souffle du capucin. Tous deux avaient été dépêchés au couvent pour assister le mourant.
A l’évocation de ce moment, les yeux du vieux médecin s’illuminent. A la retraite depuis belle lurette, le professeur Gusso se souvient de sa stupeur, au moment de procéder à la toilette du défunt: «Les stigmates avaient disparu. Il n’y avait pas de cicatrice. Là où quelques jours avant des trous saignaient encore, la peau était redevenue normale, lisse. Ce qui confirmait l’impression ressentie par quelques témoins qui participaient régulièrement à sa messe du matin. D’habitude, nous apercevions ses plaies de la main au moment de l’offrande. Les manches de son aube s’ouvraient alors largement. Or, poursuit-il, depuis deux ou trois jours, il semblait qu’elles avaient n’existaient plus». Et le professeur Gusso d’évoquer la surprise des capucins présents à ce moment là. «Ils ne savaient rien. Et se sont posé durant plusieurs minutes la question de savoir s’il fallait ou non révéler que le Padre Pio n’avait plus de stigmates». Incroyable destinée, relève encore le professeur, pour cet homme dont on estime qu’il a perdu l’équivalent d’une tasse de sang quotidiennement en 50 ans. «Dix fois le poids d’un homme. alors que le religieux absorbait moins de 200 calories par jour».
Collaborateur du Padre Pio de 1956 à 1958, pour répondre en français aux innombrables lettres que le religieux de San Giovanni recevait, le Père Agostino Iammarrone, que l’APIC a retrouvé près de Puidoux (VD), où il vit sa retraite, confirme cette frugalité, pour avoir mangé à son côté durant près de trois ans. «Combien de fois m’a-t-il refilé son assiette?»
S’il souffrait de ses stigmates? «A cause de ses blessures aux pieds, il se déplaçait très difficilement. Aux mains, sauf durant la messe, il portait des mitaines pour dissimuler les plaies. Et le sang qui en sortait. Dans une lettre à une jeune fille, qui lui posait la question de sa souffrance, il m’a demandé de répondre en ces termes, à jamais gravés dans ma mémoire: ’Tu me poses la question si je souffre beaucoup. Eh bien, ma fille, mille morts des plus atroces ne pourraient compenser la souffrance de la croix que le Seigneur m’a mise sur le dos et que je dois porter jusqu’à la fin de mes jours’. Cet aveu mis à part, je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Au contraire, avec son sourire qui ne le quittait pas souvent, sauf lorsqu’il se fâchait. Et cela lui arrivait».
Image à toutes les sauces
Devant le confessionnal de l’ancienne église, là où le Padre Pio recevait les confessions des fidèles, une vieille dame s’arrête, pour méditer longuement. Le châle sur la tête, le même qu’elle porte depuis fort longtemps, elle accourt chaque jour se souvenir des tête-à-tête, lorsqu’elle venait chercher l’absolution du prêtre. «Il ne me la donnait pourtant pas toujours. Il avait en horreur qu’on lui cache des choses. Mais après, je revenais, mieux préparée, et je la recevais», avoue-t-elle aujourd’hui.
L’intransigeance du Padre Pio pour ce sacrement était connue loin à la ronde. Du pain bénit, en quelque sorte, pour les mouvements présentant un Dieu juge, un Dieu plus à craindre que miséricordieux, dans cette Italie mussolinienne d’alors, et, plus près de nous, des prémices d’ouverture de Vatican II. Mouvements charismatiques, conservateurs ou autres Fraternité St-Pie X, chacun de leur côté, tenteront de le rapprocher de leur charisme. Et de récupérer son image. Quitte à la manipuler. Gênant?
Chez beaucoup de capucins de Suisse, on n’est pas loin de le penser. Non que la méfiance touche à la personnalité du religieux de San Giovanni, ou même à ses stigmates. «Très humblement, je dirais que je suis gêné par la façon dont on a utilisé, usé et abusé du visage du Padre Pio», admet le Père valaisan Jean-Pierre Babey, capucin lui-même. On l’a mis à toutes les sauces, déplore-t-il, et cette utilisation, y compris de la part de ses confrères, sur place, à San Giovanni, me dérange. «Dans le temps, on le mettait du côté des traditionalistes. On l’a même placé à côté de Mama Rosa de San Damiano. L’idée que j’ai du Padre Pio a toujours été véhiculée par des milieux fondamentalistes, sinon d’extrême-droite».
Un avis que ne tient pas à commenter le supérieur. «C’est une grave erreur que de vouloir prendre l’image du Père Pio, et de la placer aux côtés de traditionalistes ou autres mouvements. Il n’aurait jamais accepté cela. En serviteur obéissant, il a accepté les changements survenus dans l’Eglise», se contente d’assurer le Père Cocomazzi.
Des interdits du Saint-Office aux espions de l’âme
A sa douleur physique, le capucin italien ajoutera la souffrance morale, par les mesures prises à son encontre par Rome. Qui ne l’épargneront pas. Diverses sanctions disciplinaires seront appliquées. La première, sous la forme d’un décret public, 13 ans après l’apparition des stigmates, alors que San Giovanni Rotondo connaît déjà une grande affluence de curieux. Le texte était court et solennel, sévère comme sait en produire l’Eglise lorsqu’elle condamne. On peut notamment y lire: «La suprême Congrégation du Saint-Office, chargée de la défense de l’intégrité de la foi et des moeurs, après avoir mené une enquête sur les faits attribués au Padre Pio de Pietrelcina (ndlr: son village natal), déclare après ladite enquête que la surnaturalité de ces faits n’a pas été constatée et exhorte les fidèles à conformer leurs actes à la présente déclaration».
De 1931 à 1934, Padre Pio fut interdit de célébrer la messe, de confesser, et même de paraître au choeur de l’église. Les ennuis du Padre Pio ne s’arrêteront pas pour autant. D’autres sanctions et d’autres restrictions tomberont. Le 3 octobre 1960 encore, un communiqué du Vatican indique qu’un visiteur apostolique, Mgr Maccari, a quitté San Giovanni Rotondo après avoir mené une nouvelle enquête. Cela, «pour sauver l’Eglise d’une sorte de forme de fanatisme qui, malheureusement, s’insinue dans les bagages des passions humaines». Dans une lettre envoyée au Ministre général des capucins, le 31 janvier 1961, le cardinal Ottaviani faisait part des décisions du St-Office concernant le Padre Pio. La lettre mentionne «les trop nombreuses violations de la règle religieuse». Des mesures sont alors prises à nouveau, contenues en six points. Nous avons retenu les principaux: «Que de la manière la plus catégorique soient évitées les attitudes excessives des dévots et spécialement des dévotes au confessionnal du Padre Pio»; «Que soit absolument interdit au Padre Pio de recevoir des dames quand il est seul au parloir, au couvent ou ailleurs»; Que soit absolument respectée la distance entre le confessionnal du Padre Pio et les fidèles qui attendent leur tour pour se confesser.»
Enfin, plus grave, selon des écrits et des documents retrouvés à la bibliothèque de la ville, durant 4 mois, en 1960, des micros furent placés dans le confessionnal du Père Pio, dans le parloir et jusque dans sa cellule. Les enregistrements effectués dans sa cellule durèrent moins longtemps, parce que le Padre Pio avait coupé le système au moyen de son canif. Au total, quelque 37 bandes magnétiques ont été enregistrées à l’insu de l’intéressé, de ses visiteurs et de ses pénitents. Une pratique sacrilège, normalement sanctionnée de l’excommunication. Les enregistrements étaient soit récupérés directement par un religieux du nom de Terensi, qui les acheminait de nuit et en toute discrétion à Rome, soit expédiés sous pli recommandé à partir de Foggia pour ne pas éveiller les soupçons. Avec Don Terensi, deux autres religieux sont désignés. A San Giovanni Rotondo, on préfère ne pas commenter le contenu de la lettre de 1961, et taire l’épisode des écoutes, peu glorieux. On n’en saura pas plus sur les suites à cette affaire, et pas davantage sur les mesures prises ou non contre les espions de l’âme.
Religiosité populaire? Oui, mais.
Sur la place située juste en-dessous de la fenêtre de la cellule du Padre Pio, d’où il apparaissait parfois aux fidèles, trône une statue de bronze grandeur nature du religieux, sortie de l’un ou l’autre moule, ni plus laide ni plus belle que les autres. Les pèlerins les plus dévots, des femmes le plus souvent âgées, s’en approchent. Pour épousseter avec un mouchoir la poussière ou plutôt un imaginaire fluide. Des gestes qui dérangent les capucins du couvent. Mais malheur à qui osera enlever la statue. Les plus téméraires collent une oreille contre le bronze, certains d’y déceler les battements du coeur du Padre Pio. «C’est vrai, c’est une façon d’encourager une religiosité populaire à la limite de la foi et de la santé mentale», commente, désabusé, l’un des capucins. Mais à partir de quand la religiosité populaire cesse de l’être pour devenir hystérie collective, plus proche du fétichisme?
Un élément de réponse est apporté par l’abbé Marc Donzé, ancien professeur de théologie pastorale à l’Université de Fribourg: «Religiosité populaire, oui, pour autant qu’elle ne soit pas en contradiction avec l’Evangile. Religiosité populaire, oui, pour autant qu’il n’y ait pas volonté de manipulation et de rendre les gens dépendants. Religiosité populaire, oui, si elle se situe dans l’orbite chrétienne. Qu’elle aille vers le Christ».
Les ambitions de la commune
Des préoccupations que n’ont pas pour l’heure les responsables religieux et politiques de San Giovanni. A quelque pas du monastère, un immense chantier trace déjà les contours du nouveau sanctuaire en construction. On ne lésine ni sur la taille ni sur l’argent. La nouvelle église offrira 7’000 places et le parvis pourra accueillir plus de 30’000 pèlerins. Le célèbre architecte italien Renzo Piano, maître d’oeuvre, a devisé l’ensemble à 40 millions de francs suisses. Le chantier devrait être achevé pour le Jubilé de l’an 2000.
Une date à laquelle on pense à la municipalité, où les responsables politiques ne sont pas loin de croire que le plus grand «miracle» du Padre Pio» est d’avoir transformé un pauvre village de 2’000 habitants en une ville de 26’000 habitants, économiquement enviable. Une économie encore complétée par la récolte des olives, la culture intensive du blé et l’élevage. Le maire Pio Fini l’admet volontiers, même s’il lui est difficile d’évaluer, pour sa municipalité, les retombées financières laissées par les pèlerins. «Contrairement à Lourdes, 70% des pèlerins arrivent ici le matin pour repartir dans l’après-midi. Quant aux étrangers, ils ne passent généralement pas plus d’une ou deux nuits». Il n’en demeure pas moins que les hôtels de la ville ont enregistré plus de 200’000 nuitées en 1998. «Grâce au sanctuaire, reconnaît le maire, qui a pris le soin de placer les armoiries de sa commune entre les portraits du président italien Scalfaro et du Padre Pio, j’estime qu’entre 60 et 70% des habitants de la région vivent du tourisme. Dépendent des pèlerins».
Le seul hôpital emploie 2’500 personnes, entre médecins, infirmiers et auxiliaires. La mairie compte bien être à l’heure de l’an 2000, économiquement s’entend. «Nous disposons aujourd’hui de 2’500 à 3’000 lits. Notre ambition est de construire 80 nouveaux hôtels, pour faire passer cette capacité d’accueil à 7’500 lits». La poule aux oeufs d’or a encore beaucoup à offrir. La municipalité l’a compris, en favorisant la construction, l’agrandissement et la rénovation d’hôtels, la location de chambres par les privés. Après avoir accepté nombre de dérogations aux règlements urbains. De ces dérogations, Gianfranco, vendeur de souvenir, ne s’en plaint pas. «Nous étions pauvres, sans industrie, sans rien. La terre aride servait à faire pousser des olives et du blé dur. Nous étions obligés d’immigrer en Suisse, en Allemagne ou ailleurs pour travailler. Aujourd’hui, ce sont les Suisses et les Allemands qui viennent ici». Juste retour des choses. (apic/pr)