Le Prix Caritas 2017 décerné à deux Colombiens, «vigies de l'espérance»
Le prix Caritas 2017 a été remis par le secrétaire d’Etat Mario Gattiker à deux militants de la société civile colombienne, mercredi 28 juin 2017, lors d’une cérémonie à Lucerne. Luz Estella Romero et Ricardo Esquivia ont été récompensés pour leur engagement en faveur des droits humains, du droit des femmes, de l’égalité entre les sexes, de la justice sociale et de la culture de la paix.
L’avocate Luz Estella Romero dirige l’ONG féministe Colectivo Mujeres al Derecho (Colemad) à Baranquilla, dans le département d’Atlantico. L’avocat Ricardo Esquivia est le fondateur et directeur de Sembrando Semillas De Paz (Sembrandopaz). Cette ONG est basée à Sincelejo et à Carmen de Bolivar, dans la région caribéenne de la Colombie.
Pour une paix fondée sur l’égalité hommes-femmes
La lauréate milite pour une paix fondée sur la justice sociale et l’égalité hommes-femmes, tandis que le lauréat, porté par sa foi évangélique, défend les communautés défavorisées et meurtries par la guerre, notamment les Afro-Colombiens. «Nous sommes des ‘vigies de l’espérance’ pour appuyer notre peuple dans la construction de ponts pour la paix», a déclaré Ricardo Esquivia à cath.ch.
La fin de la lutte armée acceptée par la guérilla des FARC n’est toutefois pas la fin de la violence en Colombie, ont déclaré les deux récipiendaires, car la petite oligarchie qui contrôle le pays va résister aux promesses de réformes contenues dans l’accord de paix. (Voir plus bas notre interview).
Près de 700 invités du monde politique, de la culture et de l’Eglise ont participé à la cérémonie de remise du Prix Caritas 2017 au Centre des congrès et de la culture (KKL).
Récompense d’un fort engagement politique et social
Au nom de l’œuvre d’entraide, Mariangela Wallimann-Bornatico, présidente de Caritas Suisse, a salué le Secrétaire d’Etat Mario Gattiker. Aujourd’hui en charge du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), il fut responsable du service juridique de Caritas. «Vous évoluez dans un domaine politique explosif », a-t-elle souligné, en relevant la fierté de Caritas de l’avoir compté des années durant parmi ses collaborateurs. S’adressant aux deux personnalités colombiennes, la présidente a souligné que le Prix Caritas honore leur engagement politique et social.
Un conflit armé vieux de plus d’un demi-siècle
«Il ne s’agit pas de culte de la personnalité, mais il nous semble important de valoriser un engagement dont les effets sont durablement visibles, a-t-elle souligné. Le Prix, d’un montant de 10’000 francs suisses, n’est pas un cadeau personnel puisqu’il doit servir à soutenir ou réaliser un projet concret». Et de se réjouir qu’après un sanglant conflit armé vieux de plus d’un demi-siècle entre militaires, guérilla et escadrons de la mort paramilitaires, le groupe de guérilla des FARC ait remis la quasi-totalité de ses armes le 27 juin 2017. «Nos deux lauréats incarnent par leur personnalité et leur travail la volonté de paix de la société civile colombienne et nous sommes particulièrement heureux d’honorer ce bel engagement».
Dans sa laudatio, Mario Gattiker a relevé qu’outre les deux personnes présentes à Lucerne, la distinction récompense également l’organisation de femmes «Colemad» et l’association de défense des droits de l’homme «Sembrandopaz». Ces deux organisations sont appuyées par un programme suisse de promotion de la paix appelé «Semillas de Esperanza» (graines d’espoir). soutenu, d’une part, par dix œuvres d’entraide privées de Suisse et, d’autre part, par le Département fédéral des affaires étrangères et l’ambassade suisse à Bogota.
Des «graines d’espoir»
Le représentant de la Confédération s’est dit particulièrement heureux de remettre cette distinction aujourd’hui. Le conflit armé en Colombie voit depuis plus de cinquante ans s’affronter l’armée, les guérillas de gauche, les groupes paramilitaires d’extrême droite et les bandes criminelles de la drogue «dans un pays que l’on a jadis surnommé la Suisse de l’Amérique latine…» Le chef du SEM a rappelé les 200’000 victimes et les six millions de personnes déplacées et ayant tout perdu. «Beaucoup sont partis à l’étranger pour tenter de se construire un nouvel avenir». «Comme beaucoup de vos concitoyens, vous vous êtes élevés contre cette violence. Par votre engagement, vous nous montrez que cette guerre civile interminable ne peut trouver une issue que par le biais d’un profond changement de la société, la coopération sociale au quotidien, la culture de tous les jours et la prise en compte prioritaire des besoins et intérêts locaux ou régionaux».
Nécessité d’un profond changement de société
«La paix ne peut pas se faire par une simple signature», a insisté le Secrétaire d’Etat. Et de souligner la nécessité de la collaboration des citoyens, car il ne suffit pas que les politiciens, les militaires et les intellectuels se mettent à la table des négociations. «On ne peut trouver de solution durable que si l’on invite aussi des représentants de la société civile. Autrement dit, la paix ne peut venir que d’en bas. La construction et la consolidation d’une paix durable et d’un pluralisme politique démocratique exigent aussi et surtout que l’on intègre des groupes de population jusqu’ici marginalisés, par exemple la population afro-américaine, les femmes, les personnes déplacées ou les victimes civiles de la violence. Il faut également garantir la protection des activistes et des organisations défendant les droits humains.
Pas de paix sans justice
Car, malgré la signature d’un accord de paix l’an passé, on continue de déplorer l’assassinat de personnes défendant les droits des femmes, de syndicalistes, de défenseurs de l’environnement et de paysans. «Vous, Luz Estella Romero et vous, Ricardo Esquivia, vous savez bien que cet engagement non violent pour la paix est un processus risqué et fragile. C’est pourquoi vous avez placé votre engagement sous le signe des «Semillas de Paz», des graines de la paix. Le processus de paix est certainement une plante fragile qui doit être cultivée et soignée. Il n’y a pas de paix sans justice. JB
Interview: «La remise des armes des FARC, un pas historique»
«La remise des armes par la guérilla des FARC est un pas historique pour la société colombienne, mais ce n’est pas la fin des violences», confie Luz Estella Romero à cath.ch. Car des groupes armés continuent leurs attaques. Si les FARC – dont on estime les membres à 12’000, entre guérilleros et miliciens – ont déposé leurs armes et vont se lancer dans l’action politique ces prochains mois, l’ELN, un autre groupe de guérilla, qui compte quelque 5’000 membres, poursuit ses actions armées tout en négociant, en Equateur, avec le gouvernement colombien.
Il y a encore des actions militaires dans divers départements colombiens, dans le Choco, le Sur de Bolivar, l’Arauca, la région de Catatumbo, et des attentats à Bogota», précise Ricardo Esquivia, sans parler des violences à mettre sur le compte des paramilitaires, des narcotrafiquants, et tout simplement de la population, qui doit être désarmée. «Au moins 2,5 millions d’armes sont en circulation au sein de la population. Trop de conflits en Colombie se règlent avec les armes. Nous devons travailler à un changement des mentalités!»
«La société colombienne est machiste, et la violence est avant tout le fait des hommes. Nous, les femmes, sommes les premières victimes de cette violence. Nous sommes souvent traitées comme si nous n’existions pas, alors que nous sommes pleinement citoyennes. Nous réclamons nos droits. 60% des 6 millions de personnes déplacées par la violence sont des femmes et des enfants», témoigne Luz Estella Romero.
Vider les campagnes, stratégie des groupes armés
Dans les campagnes, les hommes ont souvent été chassés ou tués, l’intention étant de faire disparaître les leaders communautaires. Les groupes armés ont éliminé les hommes lors de massacres, dans le but de s’approprier les terres. Les paramilitaires ont ensuite occupé les terres et en sont devenus les propriétaires ‘légaux’ avec le concours de l’Etat, «car ils n’avaient en face d’eux plus que des femmes et des enfants». 1% de la population contrôle la majorité des terres, et cette «élite» ne veut pas entendre parler de réforme agraire, une exigence pourtant inscrite dans les accords de paix avec la guérilla. «L’accaparement des terres n’est pas arrivé par hasard, c’est une stratégie. Le pouvoir est aux mains d’une oligarchie qui contrôle tout: le pouvoir politique, économique, militaire, judiciaire…».
Le souvenir du «génocide» de l’Union patriotique
La crainte existe que les membres de la guérilla retournés à la vie civile et engagés en politique ne se fassent assassiner, comme l’ont été plusieurs milliers de membres de l’Union patriotique (UP) – dont de nombreux guérilleros démobilisés – après les Accords de La Uribe du 28 mars 1984. Parmi les victimes, huit parlementaires, des centaines de maires et de dirigeants du mouvement, et deux candidats à la présidence de la République: Jaime Pardo Leal (1987) et Bernardo Jaramillo Ossa (1990). A l’heure actuelle, on assiste toujours à de nombreux assassinat de leaders communautaires et de militants de la société civile. «De ce côté-là, rien n’a changé», déplorent les deux militants colombiens.
Pour les lauréats du Prix Caritas 2017, la fin des guérillas et la remise des armes n’est en aucun cas la fin du conflit en Colombie, car pour que la paix soit réelle, il faut aller aux racines de la violence, à savoir les inégalités sociales, économiques et politiques, et la confiscation des ressources du pays par une minorité qui n’entend pas partager.
Reconnaître aux femmes leur pleine citoyenneté
Luz Estella Romero insiste également sur la reconnaissance de la participation de la femme dans la société, la reconnaissance de sa pleine citoyenneté. Plus que dans les promesses du président colombien Juan Manuel Santos, qui est tout de même parvenu à un accord de paix avec les FARC, Luz Estella Romero et Ricardo Esquivia mettent leur espoir avant tout dans la mobilisation de la société civile colombienne et internationale, «car c’est elle qui a forcé les négociations de paix». JB
Le Prix Caritas encourage l’engagement humanitaire et social
Depuis 2003, le Prix Caritas récompense chaque année des personnalités pour leur engagement humanitaire et social. Les lauréats se distinguent par un engagement novateur sur le long terme et ont besoin du soutien de la société et de la classe politique. L’an dernier, le Prix Caritas a été décerné à Lucerne à la pédagogue et directrice d’école ougandaise Alice Achan, engagée en faveur de l’éducation et la formation de jeunes filles mariées beaucoup trop tôt et qui deviennent mères alors qu’elles entrent à peine dans l’adolescence. (cath.ch/be)