«Le Notre Père appartient au patrimoine culturel, comme Notre-Dame de Paris»
Aujourd’hui encore, le Notre Père est récité par deux milliards de personnes dans toutes les langues du monde. Mais peut-on prier avec ces mots vieux de plus de deux mille ans à une époque où la théologie s’aventure à penser Dieu au féminin? Réponse avec la théologienne et bibliste française Anne-Catherine Baudoin.
Récité, pastiché, le Notre Père fait partie de notre patrimoine culturel et s’est imposé comme la prière chrétienne par excellence. Dans l’ouvrage interdisciplinaire qu’elle a dirigé, Anne-Catherine Baudoin et sept autres spécialistes passent au crible sa fonction identitaire, ses origines et son évolution.
Pourquoi cette prière millénaire fonctionne-t-elle encore?
Anne-Catherine Baudoin: Parce qu’elle s’ancre dans le temps long, comme tous les grands textes religieux. Mais cela n’empêche pas qu’on ait régulièrement besoin, à chaque époque, de faire le point sur la résonance de ces paroles. C’est ce que fait la théologie, en étudiant à la fois le sens des mots dans leur contexte d’origine, le Iᵉʳ siècle, et celui qu’ils ont aujourd’hui.

Le Notre Père fait débat aujourd’hui. Est-ce possible, selon vous, de dire «Notre Père et notre Mère qui êtes aux cieux»?
Bien sûr! Et je ne pense pas que ce soit un écart de sens, car les mots pour parler de Dieu sont des analogies, des images. Dieu est avec nous à la manière d’un père et d’une mère. Il y a beaucoup d’images de Dieu dans l’Ancien Testament qui le présentent comme une mère: le Dieu qui t’a mis au monde, le Dieu qui gémit comme une femme en travail, etc. Donc si dire «Notre Père et notre Mère» aide la personne, celle-ci ne doit pas hésiter.
Cela dit, le Notre Père est une prière communautaire et pour pouvoir la réciter ensemble, il est important d’avoir tous les mêmes mots. On imagine sinon la cacophonie! Alors pourquoi ne pas dire «notre Père et notre Mère qui êtes aux cieux». Il faut remettre les mots dans leur contexte, pour pouvoir leur donner le sens qu’ils ont aujourd’hui.
Durant la Première Guerre mondiale, cette prière a aussi été détournée au profit des combattants. C’est ce qu’explique dans cet ouvrage l’historien François Dupuigrenet Desroussilles…
Oui, car les combattants ont cherché à exprimer à travers les mots et les références dont ils disposaient la situation incroyable qu’ils étaient en train de vivre, et ils ont utilisé le Notre Père pour demander la victoire. C’est pour ça qu’on a des Notre Père pastichés qui sont très drôles, comme ce «Notre Joffre qui aide au feu» et qui témoignent à la fois de la culture chrétienne, des poilus dans les tranchées et de l’espoir des combattants. C’est un espoir partagé autant par les Français que par les Prussiens, puisque les deux nations sont chrétiennes. Elles peuvent donc toutes deux revendiquer le Notre Père, pour avoir de leur côté le Dieu Tout-Puissant.
Le Notre Père a inspiré des poètes comme Jacques Prévert ou des compositeurs pour Céline Dion, tel Jean-Jacques Goldmann. Il a même été utilisé pour un jeu vidéo, Civilization 4, avec l’adaptation de cette prière en swahili, la première musique de jeu vidéo à remporter un Grammy Award. Qu’en pensez-vous?
Je trouve magnifique qu’un jeu vidéo, qui porte sur le développement des civilisations et des religions, ait une bande-son avec une prière caractéristique du monde chrétien, mais dite en swahili. Ça nous rappelle que toutes les missions et les colonisations religieuses, que l’on voit aujourd’hui comme des entreprises surplombantes – et c’est sûr qu’elles le furent-, ont aussi eu à cœur d’utiliser les langues locales et de traduire dans ces langues les textes et les prières. Ainsi la Bible et le Notre Père existent dans toutes les langues du monde.
Il y a quand même de la colère chez Prévert quand il dit «Notre Père qui êtes aux cieux, restez y!» ou quand Céline Dion chante «Les Notre Père n’ont rien donné». Est-ce que cela vous étonne?
Chez Prévert, je dirais que c’est de l’humour antireligieux lié à son époque et à ses convictions communistes. Chez Céline Dion, c’est un refus des religions instituées, mais qui contient tout de même des questions sur la transcendance. On voit qu’elle s’adresse plusieurs fois au ciel, même si elle dit que le ciel ne l’entend pas. Elle revendique de formuler sa prière elle-même, quand elle parle du Notre Père, ce que je trouve très intéressant. C’est justement pour laisser entendre que ça ne répondrait plus aux attentes spirituelles d’aujourd’hui.
«Il serait quasi impossible de rendre compte de tous les enjeux, de toute la polysémie qu’ont les mots du Notre Père.»
Reste que le Notre Père participe, selon vous, à la construction d’une identité commune. Est-ce que ce «nous» est l’élément fondamental de cette prière?
Oui, c’est la relation à notre Père, qui est aux cieux. On s’adresse à un Dieu qui est nommé Père. On s’inscrit donc d’emblée dans une relation filiale. Mais on dit aussi «notre», donc c’est une prière qui est dite au nom de tous. Même si je dis seule «Notre Père», je le dis en notre nom à tous, et je m’unis en la récitant à mes frères et sœurs en humanité. Tout le reste de la prière découle de ces deux mots, de ces deux relations qui sont expliquées d’emblée.
Dans un chapitre de votre ouvrage, la théologienne Élisabeth Parmentier dit que cette prière nous recadre, nous engage, que ce n’est pas une prière que nous choisissons…
Effectivement, le Notre Père est une prière reçue. L’Évangile de Matthieu et de Luc, qui nous la transmettent, nous racontent que Jésus l’enseigne pour apprendre à prier à ses disciples. Les termes ne sont donc pas créés par une communauté mais par Jésus lui-même, d’où l’importance de sa formulation.
Vous avez dit que cette prière émane de Jésus. Pourtant, sous la plume du théologien Andreas Dettwiler, on apprend que le Notre Père est au départ une prière juive, mais que c’est désormais à ceux qui l’ont reçue d’y trouver un sens qui les fait avancer…
Jésus est juif, il est donc normal que les termes qu’il utilise créent une prière juive du Iᵉʳ siècle. On n’y parle ni de résurrection ni d’incarnation ni de Trinité, des éléments caractéristiques des premières communautés chrétiennes. C’est donc l’absence de ces éléments, dans le Notre Père, qui incitent les historiens et les biblistes à penser que cette prière a vraiment été composée par Jésus. Et si elle est devenue la prière par excellence du christianisme, ce n’est pas tant par son contenu que par sa fonction identitaire, puisqu’elle marque l’appartenance à la communauté chrétienne.
Écoutez l’entretien complet mené par Gabrielle Desarzens, dans l’émission radio «Babel»,
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Le problème, c’est qu’on y trouve que des formules très courtes et difficiles à comprendre. Il serait quasi impossible de rendre compte de tous les enjeux, de toute la polysémie qu’ont les mots du Notre Père. Cette prière a donc un potentiel de sens que l’on peut valoriser. Chacun est libre d’en explorer le sens.
Dans votre chapitre conclusif, vous parlez de transmission, de traduction et de transposition de cette prière. Est-ce que ce sont toujours des enjeux aujourd’hui?
Oui, et ils restent fondamentaux. La transmission, parce c’est la prière emblématique qui caractérise et qui unit les communautés chrétiennes. La traduction, car elle a d’abord été le moyen de diffusion et de transmission du christianisme. C’est aussi le moyen de réfléchir au sens du texte et de l’adapter à l’évolution de la langue. Enfin la transposition permet de reconnaître la place du christianisme dans le patrimoine culturel.
Le Notre Père est presque ce qu’on pourrait appeler un lieu de mémoire, qui participe à la construction de l’identité collective. Il n’appartient pas seulement aux chrétiens. C’est un peu comme Notre-Dame de Paris, c’est un élément du patrimoine culturel. Il appartient à tous, et donc à tous, de se l’approprier. (cath.ch/cp)
Que faire du Notre Père ? Ouvrage collectif dirigé par Anne-Catherine Baudoin, Ed. Labor & Fides, 2024, 197 p.