Le juvénat de Ville-la-Grand (Haute-Savoie) des missionnaires de saint François de Sales dans les années 20 | DR
Suisse

Le Mur de la frontière rend hommage aux religieux résistant aux nazis

Durant la Seconde Guerre mondiale, les missionnaires de Saint François de Sales de Ville-la-Grand, en Haute-Savoie, ont sauvé la vie de plusieurs centaines de réfugiés juifs, de résistants ou autres menacés, en les faisant passer en Suisse via le juvénat qu’ils géraient. Un parcours mémoriel transfrontière sera inauguré à la frontière franco-genevoise, le 5 mai 2023.

L’ancien juvénat de Ville-la-Grand, devenu l’École-Collège-Lycée Saint François, jouit d’une caractéristique géographique unique: il possède un jardin dont le mur fait frontière avec la Suisse. Il donne sur le hameau de Carra, dans le canton de Genève.

Acheté en 1920 par les missionnaires de Saint François de Sales, l’établissement accueille en 1940 des jeunes gens se destinant à la vie religieuse. Le 18 juin 1940, dans une France vaincue et soumise à l’Allemagne nazie, retentit depuis Londres l’appel à la résistance du Général de Gaulle. De manière chaotique, puis de plus en plus organisée, des réseaux de résistance se mettent en place.

A Ville-la-Grand, les missionnaires du juvénat décident de passer à l’action. Il s’agit du directeur de l’établissement, le Père Frontin, de deux enseignants, les Pères Louis Favre et Gilbert Pernoud, et du jardinier, le Frère Raymond Boccard. Le Père Favre, qui avait rejoint plusieurs réseaux de la résistance en été 1942, notamment le réseau Gilbert, le payera de sa vie.

Ces quatre hommes, avec le soutien de tout l’établissement, mettent en place une filière de sauvetage d’hommes, de femmes et d’enfants en danger de mort, des juifs pour la majorité d’entre eux, mais aussi des aviateurs ou des agents de renseignements alliés. Les premiers à en bénéficier seront des soldats hollandais désireux de rejoindre les alliés via Berne, à la fin 1941.

La cabane du jardinier du juvénat de Ville-la-Grand | © Association du parcours du mur de la frontière

De ce passage vers la liberté, il ne reste aujourd’hui que le mur et la cabane du jardinier et, depuis le 5 mai 2023, le parcours mémoriel en 16 panneaux créé par l’association le Parcours du Mur de la Frontière 74 (du chiffre du département français). Son objectif est de transmettre l’histoire de la collaboration et de la résistance en Haute-Savoie et en Suisse.

Faire le mur, pour rester en vie

Depuis novembre 1942, la frontière franco-genevoise est gardée par les Allemands, ainsi que par des douaniers français et suisses. Les missionnaires de saint François de Sales inventent alors un stratagème pour faire entrer des fugitifs en Suisse.

«Alors qu’un groupe de juifs attend caché près du mur donnant sur la Suisse, Frère Raymond surveille depuis le dernier étage du juvénat les allers et venues des garde-frontières, explique Louise Douze, enseignante d’histoire dans l’établissement et chargée de communication pour l’association le Parcours du Mur de la Frontière 74. «Lorsque la voie est libre, il agite son béret pour donner le signal. Les deux enseignants et les fugitifs qui les accompagnent ont alors deux minutes pour escalader le mur avec une échelle, écarter les barbelés et sauter en Suisse.»

La filière ecclésiastique

Dessin d’un des panneaux du Mur de la frontière, au juvénat de Ville-la-Grand, illustrant Frère Raymond devant la gare d’Annemasse | © Association du parcours du mur de la frontière; illustration: Arthur Bonifray

Frère Raymond guette ensuite leur éventuel retour. Les fugitifs, en effet, sont parfois arrêtés par les Suisses et reconduits à la frontière. «Les instructions de tolérance par rapport aux réfugiés ont été durcies en Suisse en décembre 1942. Seules les familles avec un enfant de moins de six ans, les malades, les femmes enceintes ou les personnes de plus de 65 ans étaient sûres de trouver asile à Genève une fois la frontière franchie», explique l’historienne genevoise Ruth Fivaz-Silbermann, spécialiste de cette époque et membre de l’équipe rédactionnelle du parcours de mémoire. «Les autres avaient tout intérêt à ne pas s’annoncer et à s’enfoncer le plus possible à l’intérieur des terres suisses. Dans les faits, il y a eu peu de refoulement dans la région à cette époque», précise-t-elle.

Quand c’est néanmoins le cas, Frère Raymond est là pour accueillir et loger les refoulés dans l’établissement, en attendant de leur trouver une nouvelle planque. «Il y avait en France un important réseau d’ecclésiastiques et de pasteurs impliqués dans la protection des juifs, et Frère Raymond avait de bons contacts», précise l’autrice de La Fuite en Suisse, les Juifs à la frontière franco-suisse durant les années de «La solution finale» (Calmann Lévy 2020). Cet important ouvrage historique est basé sur 20 ans de travail sur des archives suisses, françaises, allemandes et internationales et sur de nombreux témoignages.

Le religieux accompagne parfois les fugitifs à la gare d’Annemasse, relate le parcours de mémoire. Un rôle dangereux: «En cas de contrôle, j’avais une réponse toute faite: ce sont des parents d’élèves venus chercher les bagages», expliquait-il de son vivant.

Appel à la résistance humanitaire

Le Père Louis Favre, résistant français, fusillé par la Gestapo en 1944, a œuvré au sauvetage de 2000 réfugiés durant la Seconde Guerre mondiale | DR

La filière de sauvetage sera démantelée en 1944. Dénoncé auprès de la Gestapo, le Père Favre est arrêté le 3 février 1944 dans le juvénat, qui sera dorénavant occupé par les Allemands, et fusillé cinq mois plus tard. Il a reçu à titre posthume, le 30 avril 1987 à Jérusalem, la reconnaissance de Juste parmi les Nations. Le Père Gilbert Pernoud et le Frère Raymond Boccard ont à leur tour été honorés de ce titre en 1987, puis finalement le Père Frontin en 2011.

«En plus de perpétuer le devoir de mémoire, le parcours donne du sens à l’engagement, aux vertus de la démocratie et de la paix», déclare Louise Douze. Un avis que partage Ruth Fivaz-Silbermann: «En se remémorant les régimes barbares auxquels leurs grands-parents ont peut-être été soumis, en redécouvrant ce qu’est la résistance humanitaire, les jeunes d’aujourd’hui seront peut-être plus attentifs aux nouveaux barbares et à la nécessité, toujours de mise, de résister.» (cath.ch/com./lb)

Un premier mémorial transfrontière
Le projet a vu le jour grâce à l’engagement de l’association le Parcours du Mur de la Frontière (PMF 74), fondée en septembre 2022. Le mémorial trouve place dans l’actuelle École-Collège-Lycée Saint François, l’ancien juvénat devenu en 1960 une école privée agréée par l’État français. Le mémoriel permet de suivre les pas de réfugiés juifs dans leur périple entre la France et la Suisse, grâce à des récits, des illustrations et des témoignages. C’est le premier parcours de mémoire transfrontière entre la France et la Suisse. Une porte en fer percée dans le mur de l’école permet en effet de pénétrer sur le territoire Suisse, où quatre panneaux attendent les visiteurs. Parmi les financeurs du projet, se tiennent d’ailleurs deux communes genevoises limitrophes, Presinge et Puplinge.

Dessin d’un panneau côté suisse, «De l’autre côté du mur» | © Association du parcours du mur de la frontière; illustration: Arthur Bonifray

Outre Ruth Fivaz-Silbermann, l’équipe rédactionnelle est composée des historien·nes Guénaël Morio, co-directeur de l’établissement, Nadia Mugnier et Louise Douze, enseignantes, et Nicole Giroud, rédactrice de Mission et calvaire de Louis Favre, la filière franco-suisse (Cabédita, 2012).
La conception et réalisation architecturale et paysagère du parcours a été confiée à Sara Martín Cámara et Laurent Gravier, père d’un des élèves de l’école Saint François, du bureau FRES Architectes, ceux-là même qui ont conçu le bâtiment de la Nouvelle Comédie de Genève.
Le parcours sera inauguré le 5 mai 2023 en présence des élèves de l’école, de membres du corps enseignant, actuel et ancien, de plusieurs personnalités politiques ou religieuses, françaises et suisses, et de Geneviève Baud, nièce du Père Favre. Une célébration interreligieuse aura lieu en présence du Père Jean-Yves Le Tué, provincial des missionnaires de St François de Sales, François Garaï, rabbin de la Communauté libérale de Genève, Charlotte Gérard, pasteure de l’Église de France unie d’Annemasse), et Smaël Saad (représentant du Centre culturel musulman d’Annemasse). LB

Le juvénat de Ville-la-Grand (Haute-Savoie) des missionnaires de saint François de Sales dans les années 20 | DR
3 mai 2023 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 5  min.
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