«Le gouvernement fédéral est complice du crime organisé»
Rencontre avec Mgr Raul Vera Lopez, évêque de Saltillo, à la frontière mexicano-américaine
Fribourg/Saltillo, 6 décembre 2011 (Apic) La lutte contre le crime organisé et les règlements de comptes entre cartels de la drogue au Mexique ont déjà causé la mort de 50’000 personnes depuis 2006. Le constat de Mgr Raul Vera Lopez, évêque de Saltillo, à la frontière mexicano-américaine, est sans appel: la corruption du pouvoir enlève toute légitimité à la lutte contre le narcotrafic, qui fait de nombreuses victimes innocentes.
«Ceux que l’armée combat ont des protecteurs au plus haut niveau du pouvoir, et le gouvernement du président Felipe Calderon ne poursuit pas les corrompus en son sein. Le gouvernement fédéral est de fait complice du crime organisé!», lance le religieux dominicain. Pour l’évêque de Saltillo, le Mexique est devenu plus dangereux que la Colombie: «On peut comparer notre pays à l’Afghanistan ou au Pakistan!», a-t-il déclaré à l’Apic.
Présent à Fribourg dans le cadre du 3e Forum «Eglise dans le monde», qui s’est tenu à l’Université de Fribourg du 1er au 3 décembre dernier, Mgr Raul Vera Lopez fut évêque coadjuteur à San Cristobal de las Casas, un diocèse situé à l’autre bout du pays, près de la frontière guatémaltèque.
Un combat aux côtés de Mgr Samuel Ruiz, l’évêque des Indiens du Chiapas
Il a travaillé aux côtés de Mgr Samuel Ruiz Garcia, l’évêque des Indiens du Chiapas appelé par eux «Tatic» (père en langue totzil). Ce dernier fut désigné comme médiateur dans les années 1990 lors du conflit entre l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le gouvernement fédéral du Mexique. Suite à des pressions politiques des milieux du pouvoir et aux critiques concernant l’ordination massive de diacres permanents indigènes, le Vatican a muté Mgr Raul Vera Lopez à Saltillo, alors qu’il était coadjuteur avec droit de succession. Il aurait dû naturellement remplacer Mgr Ruiz sur le siège de San Cristobal. Mais ces mesures ne l’ont pas dissuadé de poursuivre son combat pour la dignité humaine.
Le taux d’homicides au Mexique a progressé de plus de 260% de 2007 à 2010, selon le rapport de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) publié en novembre dernier. Dans son document de 214 pages intitulé «Ni droits ni sécurité: assassinats, torture et disparitions forcées dans le cadre de la ›guerre contre le narcotrafic’ au Mexique», l’ONG basée à New York qualifie de «systématique» le recours à la torture. HRW écrit que les violations graves des droits de l’homme ont augmenté «de manière dramatique» dans le contexte de la lutte contre le trafic de drogue. «Les enquêtes et les poursuites contre ces abus n’ont pas suivi», déplore l’évêque mexicain.
Des crimes en croissance exponentielle
Le nombre de crimes liés au trafic de drogue est passé de 2’826 en 2007 à 15’273 en 2010, et ce sont déjà plus de 11’000 morts qui ont été rapportés par la presse mexicaine jusqu’en novembre dernier. Pour le gouvernement, 90 % des victimes liées aux cartels de la drogue concernent des criminels, ce que contestent tant HRW que Mgr Vera Lopez.
«C’est une violence immorale, déclare à l’Apic Mgr Raul Vera Lopez. Elle n’a rien à voir avec l’insurrection zapatiste amorcée le 1er janvier 1994 au Chiapas, qui était une guerre pour la dignité humaine des peuples indigènes. Les zapatistes étaient des personnes sérieuses et honnêtes qui ont accepté de négocier. Mais la guerre actuelle est folle, on ne sait pas où elle mène, et ceux que l’armée poursuit ont des protecteurs dans le système!»
«Les corrompus, les entrepreneurs et financiers qui lavent l’argent du narcotrafic, bénéficient de protections politiques. Le pouvoir du crime organisé n’a pas diminué, il s’est au contraire renforcé depuis l’arrivée au pouvoir du président Calderon en décembre 2006. Ce dernier ne mène pas une guerre réelle, car il n’a pas limogé les fonctionnaires corrompus, et ne s’est pas attaqué à ceux qui lavent l’argent sale…», poursuit l’évêque de Saltillo. Le religieux dominicain ne croit pas à l’efficacité de cette soi-disant guerre contre la drogue. «Désormais les cartels, qui se sont multipliés, ont diversifié leurs activités, se lancent dans le trafic d’êtres humains, l’extorsion de fonds et les enlèvements de ceux qui ont des parents immigrés aux Etats-Unis, pour obtenir de grosses rançons».
Des crimes qui ont pris une dimension barbare
6’000 migrants latino-américains qui tentaient de passer clandestinement la frontière pour se rendre aux Etats-Unis ont été séquestrés de la sorte en six mois, relève l’évêque mexicain. Il mentionne encore de nombreux cas de travail forcé, de viols, voire de prélèvements d’organes sur ces personnes vulnérables et dénonce l’implication de soldats et de policiers dans des assassinats extrajudiciaires, les disparitions forcées et l’utilisation de la torture de manière endémique.
Mgr Raul Vera Lopez avance des chiffres effroyables: ces dernières années, la croissance des assassinats est exponentielle, dépassant les 50’000 morts depuis 2006. 200’000 personnes ont été déplacées de force des villages, du fait des narcotrafiquants. Certaines régions sont désormais des «zones mortes».
«On compte près de 18’000 disparus, dont on ne sait pas s’ils sont vivants ou morts… Une plainte, signée par 23’000 personnes, a été déposée fin novembre à la Cour pénale internationale de La Haye. La CPI doit enquêter sur le président Calderon parce qu’il ne protège pas la population. Même s’ils sont directement menacés, les gens ne sont pas protégés par le gouvernement, la sécurité publique est absente quand il y a des affrontements armés dans la rue. Si ce sont des pauvres qui meurent, dans 99% des cas, il n’y a même pas d’enquête».
Une Eglise divisée
Les initiateurs de cette plainte espèrent qu’elle obligera l’Etat mexicain à juger les responsables des crimes, qu’ils soient issus du gouvernement, des forces de sécurité ou des cartels. Ces crimes ont pris une «dimension barbare», insiste l’évêque. Ils visent à terroriser la population: des personnes sont décapitées, pendues sous des ponts, à la vue de tous, entassées dans des camionnettes abandonnées dans la rue…
Que dit l’Eglise mexicaine face à toutes ces atrocités ? Mgr Raul Vera Lopez est circonspect: «Elle n’est pas vraiment organisée pour affronter le gouvernement. Au contraire, la Conférence épiscopale a commis des déclarations de soutien au président Calderon». L’évêque de Saltillo estime que c’est très offensant pour les populations victimes de cette «guerre» qu’il qualifie d’»inutile». Elle n’a pas stoppé le développement des organisations criminelles, mais au contraire exacerbé un climat de violence, de violations des droits humains, d’absence de loi, et de peur, dans de nombreuses régions du pays. (apic/be)