Martin Klöckener est directeur de l’Institut de sciences liturgiques à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg | © Regula Pfeifer
Suisse

Le dilemme de la messe chrismale au temps du coronavirus

En Suisse, la question de la messe chrismale célébrée à huis clos a mis en lumière des sensibilités diverses autour de cette célébration, unique dans l’année liturgique. Si la plupart des diocèses l’ont maintenue, parfois avec une retransmission sur le web, Sion et Lugano l’ont reportée. Le théologien Martin Klöckener évalue ces deux options, d’un point de vue liturgique et ecclésial.

«La fonction principale de la messe chrismale est tout d’abord de bénir les huiles dont on aura besoin au cours des différentes célébrations liturgiques de l’année suivante», précise Martin Klöckener, directeur de l’Institut bilingue de sciences liturgiques à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg.

«Leur bénédiction a aussi une raison pratique, peu avant l’utilisation principale du saint chrême au cours de la veillée pascale, à l’occasion de l’initiation d’adultes et de jeunes. Dans la même célébration chrismale, on profite ainsi de bénir les deux autres huiles qu’on utilise en liturgie: l’huile des catéchumènes et l’huile des malades», précise le théologien.

Participation réelle ou virtuelle?

Du point de vue de la participation requise à la messe chrismale, les livres liturgiques issus de la réforme du Concile Vatican II sont clairs, relève le professeur Klöckener. Le Missel romain et le Cérémonial des évêques soulignent que les messes chrismales doivent être célébrées sous la présidence de l’évêque diocésain et en concélébration avec le presbyterium de son diocèse, avec d’autres ministères ainsi qu’en la présence d’un nombre important des fidèles.

«C’est un des moments forts de la vie diocésaine, souligne le liturgiste fribourgeois. C’est pourquoi je ne suis pas très favorable à une messe chrismale ‘à huis clos’. L’internet permet de voir ce que l’évêque fait, mais ne peut jamais constituer une célébration authentique, qui nécessite une communion réelle des fidèles et pas seulement virtuelle. La présence à l’écran a une autre qualité», considère Martin Klöckener.

Si cette année la messe chrismale était célébrée après les semaines les plus difficiles de la pandémie, elle pourrait être un signe important de communion.

Au-delà des questions ecclésiologiques, les questions pratiques doivent aussi être prises en compte. «En règle générale, les huiles disponibles dans les paroisses suffisent encore pour un certain temps. Si cela n’est pas le cas, les prêtres peuvent s’aider entre eux», indique le théologien.

Pour ce dernier, la décision de célébrer tout de même la messe chrismale dans les circonstances actuelles, ne semble donc pas très heureuse. Il serait selon lui plus judicieux de la repousser.

«Les livres liturgiques prévoient cette messe dans la proximité de Pâques, elle n’est pas nécessairement liée au Jeudi saint. Cela diffère, par exemple, de la liturgie du Vendredi saint et de la Veillée pascale, qu’on ne peut pas déplacer à un autre jour», précise le professeur de sciences liturgiques.

Reporter, une solution?

«En choisissant de reporter la messe chrismale, cette célébration peut devenir vraiment la rencontre de l’évêque avec les différents ministères et les fidèles de son diocèse. Si elle était, cette année, célébrée après les semaines les plus difficiles de la pandémie, elle pourrait en même temps être un signe important pour la communion diocésaine», explique le liturgiste d’origine allemande.

Quand j’ai vu les annonces qu’on aurait renouvelé les engagements à distance, j’ai tout d’abord regardé si elles étaient datées du 1er avril…

«Après tant de détresse, elle serait un signe d’encouragement pour les ministres et les fidèles. Elle donnerait, en outre, une nouvelle orientation à la vie diocésaine», précise Martin Klöckener.

D’où l’intérêt de repousser de quelques semaines cette célébration, comme décidé dans les diocèse de Sion et Lugano.

«La communauté est nécessaire»

L’exigence d’une présence physique à chaque célébration liturgique aurait donc dû faire pencher la balance vers un renvoi, selon le professeur. Surtout par rapport au rite du renouvellement d’un engagement ecclésial des prêtres et des agents pastoraux laïcs, spécifique à la messe chrismale.

«La communauté qui se rassemble ne doit pas être considérée comme un ‘décor’ et n’est nullement négligeable. Au contraire, elle est constitutive pour toute liturgie, donc aussi pour la messe chrismale», précise Martin Klöckener.

«Quand j’ai lu les annonces selon lesquelles les engagements seraient renouvelés pour la première fois à distance, j’ai d’abord regardé si elles étaient datées du 1er avril et s’il s’agissait d’une blague…»

Pour des actes constitutifs, la liturgie demande une vraie présence dans les lieux de célébration.

Il reste toutefois à savoir si le fait de participer à la célébration et de renouveler ses promesses, comme prévu par cette liturgie, à travers les médias numériques, pose vraiment problème d’un point de vue ecclésial. Ou si une telle option peut être considérée comme une «solution d’urgence», lors d’une situation de crise, telle que celle que nous vivons cette année.

À ce propos, Martin Klöckener répond de façon résolue. «Si la messe était reportée, cette question ne se poserait pas. Mais renouveler les promesses sacerdotales et d’autres engagements à distance, ou même par un commentaire sur Facebook, me semble inadéquat. Cela parce que cette procédure ne prend pas au sérieux le fait que toute liturgie a une dimension corporelle. Pour des actes constitutifs, elle demande une vraie présence, une présence physique dans le lieu de célébration. Par cette présence, on exprime un engagement dans la communion des personnes concrètement rassemblées. Ce n’est pas pour rien qu’on fait une promesse importante en présence de témoins, par exemple lors de la liturgie de mariage et d’ordination», rappelle le professeur.

Un équilibre difficile

La situation d’urgence causée par le coronavirus a amené l’Eglise catholique à faire face à des situations sans précédent et à se poser de questions totalement nouvelles. La nécessité et la volonté de garder les liens ecclésiaux, malgré l’exigence d’une distance sociale qui interdit les célébrations publiques, l’a notamment amenée à mettre en place des mesures d’accompagnement et à faire des choix liturgiques pas toujours partagés.

«Nous vivons des semaines extraordinaires et douloureuses dans toute la société, dans l’Église comme dans la liturgie, note Martin Klöckener. Il est bien que l’Église fasse des efforts intenses pour rester présente de différentes façons auprès de ses membres, entre autres par des célébrations liturgiques. Mais il faut dire aussi que certaines de ces pratiques nées dans une situation d’urgence sont théologiquement assez discutables». (cath.ch/dp)

Martin Klöckener est directeur de l’Institut de sciences liturgiques à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg | © Regula Pfeifer
7 avril 2020 | 17:03
par Davide Pesenti
Temps de lecture : env. 5  min.
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