«Le déclin de l’universalité de l’Eglise catholique a déjà commencé»
L’Église catholique est-elle encore vraiment universelle? Plusieurs observateurs en doutent. Selon Lucio Caracciolo, directeur de la revue italienne Limes, une des raisons principales des mutations en cours est la remise en cause du caractère constantinien de l’Église catholique, approche géopolitique fondatrice du pontificat du pape François.
«Ces dernières années, la trajectoire de l’Église catholique romaine semble s’éloigner de plus en plus du souffle universel, inscrit dans sa raison d’être, et se lie plutôt aux différentes conditions locales».
Le constat est net. Pour Lucio Caracciolo la route est désormais tracée. L’universalité intrinsèque à la mission de l’Église catholique est en train de faire la place à une nouvelle tendance: celle d’Églises catholiques nationales, ou supranationales, qui dans leur pratiques et mentalités, entreprennent leur propre chemin, tout en gardant des relations régulières avec Rome.
«Le temps de Pierre est terminé»
Une tendance d’ordre culturel et psychologique inévitable selon le directeur de la revue de géopolitique Limes, vu l’étendue du monde catholique contemporain.
«Même dans sa sphère spirituelle qu’est la sienne, l’Église demeure un sujet géopolitique impérial, par naissance et vocation. Un sujet qui aujourd’hui se trouve en crise de manière évidente», note l’intellectuel italien, pour qui une telle crise se mesure et s’étend à partir du «centre du pouvoir», comme cela a été le cas dans presque tous les empires, religieux inclus.
«Pour certains, c’est un processus d’inculturation; pour d’autres, un simple ‘céder au monde actuel’, une forme d’hérésie».
De plus en plus confrontée à d’importantes fractures internes, l’Eglise catholique se trouve aujourd’hui face à des défis inouïs. Des défis qui dessinent une géographie ecclésiale découpée. Le manque de gouvernement, ainsi que des impulsions à la cohésion – élément fondateur de l’engagement et de la mission papale – sont les marques principales d’une telle crise de l’universalité catholique, selon Lucio Caracciolo.
Géopolitique papale
Le journaliste italien concentre son analyse de cette crise sur trois phénomènes géopolitiques parallèles, étroitement liés les uns aux autres. Il le fait, en laissant de côté les diatribes théologiques et les récents scandales qu’il considère comme des «phénomènes extérieurs et transitoires propres à toute organisation humaine, aussi inspirée soit-elle».
Tout d’abord, il constate un affaiblissement marqué de l’autorité papale, «dernier monarque absolu de l’histoire occidentale».
Lucio Carraciolo observe une tendance croissante des conférences épiscopales à s’ériger de fait en Églises nationales plus ou moins autonomes par rapport à Rome. Finalement, il rend attentif à une certaine «difficulté à contrer l’expansion concurrente des différentes ‘sectes évangéliques’» – comme l’Église catholique définit les Églises d’inspiration néo-pentecôtiste, d’origine américaine mais désormais présentes partout dans le monde.
Adieu empire
«Le pape François a fait de la remise en cause du caractère constantinien de l’Église son principe géopolitique de base», relève l’italien qui par constantinisme (se référant à l’empereur Constantin le Grand) entend la dimension temporelle du pouvoir papal, en tant qu’héritier des empereurs romains.
«François s’est ouvertement détaché des aspects historico-institutionnels, pour embrasser une approche pleinement évangélique. Mais en critiquant le constantinisme, qui abrite en lui-même cette idée d’universalité, on risque aussi de jeter le bébé avec l’eau du bain».
De ce point de vue, le journaliste italien souligne à quel point la crise de l’universalisme catholique coïncide également avec la «désitalianisation» de la papauté et de la Curie romaine.
«Par son histoire, sa culture et sa tradition, le clergé italien a une vocation plus universelle que celui d’autres pays. Car l’Italie elle-même n’aime pas articuler son propre intérêt national, quelque que soit le domaine, y compris au sein de l’Église romaine. On se souviendra peut-être de Paul VI comme du dernier pape catholique au sens étymologique du terme.»
Le poids du passé
Le changement d’auto-compréhension, en cours depuis plusieurs décennies déjà, a vécu une forte accélération avec François.
«Le sens du parallèle entre l’empire romain et l’empire pontifical a été bien saisi par Yves Congar, rappelle l’académicien italien. Le 11 octobre 1962, jour de l’ouverture du concile Vatican II, le théologien dominicain notait dans son journal: ‘Je ressens tout le poids, jamais dénoncé, de l’époque où l’Église avait des liens étroits avec la féodalité, détenait le pouvoir temporel, et où les papes et les évêques étaient des seigneurs qui tenaient cour, protégeaient les artistes, exigeaient un faste semblable à celui des Césars. Tout cela, l’Église de Rome ne l’a jamais répudié’».
Fin d’une conception d’Eglise
Un silence définitivement rompu au cours du pontificat de François. Au nom d’une «Église en sortie» et missionnaire, ces dernières années le pape argentin a voulu en effet couper les ponts avec ce passé qui semblait ne jamais passer.
«À moins que maintenant le catholicisme romain ne se transforme pas en une sorte de protestantisme particulier», lance prudemment Lucio Caracciolo.
Une accusation adressée à maintes reprises au pape par une partie du clergé, pour qui l’attitude et les choix de François affaibliraient son autorité, l’efficacité de sa gouvernance et ces structures ecclésiastiques auxquelles, en définitive, il appartient.
Vatican mobile?
«Qu’est-ce qui unit aujourd’hui un catholique polonais et un sud-américain, un africain et un italien?, s’interroge Lucio Caracciolo. Très peu, en effet. Au point de remettre en cause l’universalité de l’Église et la légitimité de son centre romain».
Le pape François porte un regard différent, comme inversé, sur le monde par rapport à ses prédécesseurs. Un regard qui s’étend depuis la périphérie et non pas le centre.
«Il est profondément marqué culturellement et politiquement par l’expérience du péronisme, souligne Lucio Caracciolo. Il y a peu de traces de son rôle d’évêque de Rome. C’est comme si son diocèse principal ne l’intéressait pas vraiment. Cet élément a contribué à accélérer la tendance de certains évêques à suivre leur propre voie. Au point que certains ont même théorisé la thèse d’une ‘Vatican mobile’, une sorte d’Église catholique romaine polycentrique».
Un centre de la vie de l’Église à géométrie variable qui découle de l’approche de François. «Lorsqu’on ‘périphérise’ le centre, le centre disparaît. Chaque périphérie devient centre».
Galaxies chrétiennes en expansion
Finalement, un troisième grand défi à l’universalité de l’Eglise catholique est représenté par le «christianisme d’émotion», comme le Saint Siège qualifie souvent les confessions chrétiennes de dérivation protestante fleurissant en particulier en Amérique latine.
«Parallèlement à la pénétration musulmane, cette forme de religiosité catholique d’un nouveau genre tend à vaincre le catholicisme même dans ses bastions traditionnels au Sud du monde, y compris ceux d’Amérique latine, particulièrement chers au pape Bergoglio», constate le journaliste italien, en rappelant qu’avec plus d’un demi-milliard de croyants, la galaxie des communautés néo-pentecôtistes constituent aujourd’hui la deuxième confession chrétienne après les catholiques, environ 1,3 milliard, devant les protestants, 340 millions, et les orthodoxes, 200 millions.
Universelle, mais jusqu’à quand?
L’analyse de la crise en cours mène Lucio Caracciolo à poser une question radicale: «L’Église catholique survivra-t-elle à la fin de ce siècle? Ou en aurons-nous plusieurs, comme une sorte d’archipel ›d’églises catholiques’, qui pourrait même entraîner une série de schismes capables de diviser le monde catholique?»
Car la transformation évoquée, en contrecourant avec la globalisation prédominante du XXIème siècle, semble inarrêtable. Une mutation de fond qui risque de conduire à des schismes: «Ce risque est évident, étant donné aussi le niveau de polémique qu’on peut constater chez certains responsables ecclésiaux».
Avec un brin de préoccupation, le journaliste italien s’interroge également sur ce qui restera des racines occidentales du catholicisme romain.
«Et finalement, dans quelle mesure la tendance à la désintégration de l’universalité de l’Eglise catholique affectera-t-elle l’ordre géopolitique mondial durant les prochaines décennies? Il s’agit là de questions de fond qui ne manqueront pas de troubler le pape François et ses successeurs pendant longtemps encore. Et que le pape actuel semble pour le moment vouloir éluder». (cath.ch/azione/dp)
Lucio Caracciolo
Lucio Caracciolo est l’un des principaux experts italiens de géopolitique internationale. Journaliste, politologue et enseignent universitaire, il décrypte les événements de l’histoire contemporaine d’un point de vue interdisciplinaire. Diplômé en philosophie de l’université La Sapienza de Rome, actuellement il est rédacteur en chef de la revue géopolitique italienne Limes, qu’il a fondée en 1993, ainsi que de la revue eurasienne de géopolitique Heartland. Il est membre du comité scientifique de la Fondation Italie-USA et auteur de nombreuses publications à propos de la géopolitique en Europe aux Etats-Unis. DP