L'église St-Sulpice de Châtenay, en Eure-et-Loir | wikimedia commons CC-BY-SA-2.0
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Le curé de Châtenay a disparu

Joseph Delarue, curé de Châtenay, en Eure-et-Loir, a mystérieusement disparu le 24 juillet. Sans aucune nouvelle de sa part, sa famille et ses proches s’inquiètent. A-t-il été victime d’un mauvais coup ou est-ce une fugue amoureuse? Le dilemme est total.

En été 1906, ce fait divers, dans une petite commune de la France rurale, suscite un déferlement médiatique et politique sans précédent qui s’étend bien-au delà du pays. On commence par retrouver le vélo et le chapeau du prêtre dans un fourré. C’est sûr: le curé a été assassiné et son corps jeté dans un des étangs de la région. Pendant deux mois, on le recherche. En vain. Battues avec des chiens et même la hyène Carlos, détectives, mages, cartomanciens…, rien ni personne ne parvient à retrouver la trace du disparu. La presse relaye abondamment la rumeur, quand elle ne la lance pas. Chaque jour livre son lot de révélations souvent farfelues, à l’instar des feuilletons prisés à l’époque.

L’historien Alain Denizet, auteur du roman vrai du curé de Châtenay

En désespoir de cause, après deux mois d’insuccès, le diocèse fait dire une messe de requiem dans l’église de Châtenay le 24 septembre. Mais, miracle ou stupeur, le curé se manifeste le même jour à Bruxelles, en compagnie de Marie Frémont, l’institutrice du village enceinte de six mois. La presse à scandale triomphe. «Ressuscité, le froc aux orties, le curé de Châtenay courtier de mode à Bruxelles avec une aimable jeune femme qu’on dit être Mlle Frémont, l’institutrice, il y file le parfait amour.» titre en une L’Aurore.

Dans Le roman vrai du curé de Châtenay, paru récemment, l’historien Alain Denizet a décortiqué par le menu toute l’affaire. A partir des archives de la presse, mais aussi celles du diocèse et des jésuites, il restitue une histoire aussi rocambolesque que passionnante. Au delà de la découverte des mentalités de l’époque, son ouvrage a une résonance très actuelle autour du célibat des prêtres, des ›fakenews’, des théories du complot et des relations Église-État.

Les caricatures grivoises du curé de Châtenay se multiplient dans la presse

Alain Denizet a livré à cath.ch quelques unes de ses analyses.

L’histoire de l’abbé Delarue a une forte résonance avec la situation actuelle.
J’ai eu moi-même une éducation catholique. Adolescent je faisais partie de la chorale paroissiale. Un jour le prêtre nous a annoncé qu’il quittait le sacerdoce pour se marier. Cela m’avait marqué.

Vous accordez une large place à la formation des futurs prêtres dès le petit séminaire.
Beaucoup de lecteurs du livre en sont très surpris. Cette formation est basée sur la hantise de la faute, et du péché mortel, en particulier sexuel. Le jeune Delarue suit les préceptes de saint Basile qui invite à mépriser la chair pour développer l’esprit. Le règlement des sœurs de Saint Paul de Chartes, où Marie Frémont a été novice, souligne que la future religieuse ne doit avoir d’amour que pour Dieu. Cette morale rigide est le fil rouge de toute l’histoire.

On constate une forte main-mise de l’Église sur les personnes.
Elle passe par cette éducation. D’ailleurs l’abbé Delarue est finalement quasi contraint de rompre avec Marie Frémont. Son directeur de conscience et son évêque manigancent pour l’exfiltrer d’abord en Suisse, à Meggen au bord du Lac des Quatre Cantons, puis à la trappe de Bonnecombe en Aveyron où règne un régime très dur. Le jeune prêtre reste écartelé entre son devoir et les sentiments qu’il éprouve toujours pour Marie Frémont et sa fille. Ses atermoiements irritent énormément son directeur de conscience qui le lui fait savoir.

Vous considérez que l’affaire du curé de Châtenay est une construction médiatique.
A l’époque, la presse quotidienne imprimée nationale tire à 2,6 millions d’exemplaires. Ce qui est énorme. Le Matin, un de ses principaux titres, défend un journalisme «à l’américaine» prêt à tous les artifices pour attirer le lecteur, sans trop se soucier de la véracité des faits. A un moment, il va même jusqu’à proposer une prime de 1’000 francs à qui retrouvera le curé de Châtenay mort ou vif. Il faut cependant reconnaître que les journaux ont aussi fait des enquêtes tout à fait sérieuses que le juge chargé de l’affaire n’avait pas menées à bien.

Avis de recherche paru dans Le Matin

En soi pourtant, la fuite amoureuse d’un prêtre est un fait-divers assez courant.
Oui, c’est même à la mode. Zola, Maupassant et pas mal d’autres écrivains en ont fait des romans. La disparition du curé de Châtenay devient une affaire nationale et internationale à cause du contexte particulier des lois de séparation Église-État de 1905 qui visent à saper toute influence de l’Église dans la vie sociale. Cela a commencé par l’interdiction de l’enseignement, puis l’exil des religieux et religieuses (plusieurs congrégations arrivent à ce moment-là à Fribourg, ndlr). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Marie Frémont n’est pas devenue religieuse, afin de pouvoir être institutrice.

Cela illustre aussi le fait que la figure du prêtre conserve une grande place dans la société.
On imagine mal aujourd’hui la violence de ce conflit qui se cristallise beaucoup sur la figure du prêtre qui reste dans l’opinion publique un être choisi, mis à part, même dans le pays de Beauce où se déroule l’affaire, et où la pratique religieuse est déjà faible. On n’a pas idée des attaques verbales, des insultes et parfois des violences physiques qui ont opposé les deux camps.

La presse catholique s’en mêle aussi. Elle crie immédiatement au meurtre.
Ce n’est pas forcément inimaginable au moment où les autorités civiles mènent l’inventaire des biens des églises qui a conduit à des scènes de violences, avec quelquefois des morts. Avec un curé Delarue tué, l’honneur de l’abbé et celui de l’Église étaient saufs.
Lorsqu’il réapparaît, sa famille elle-même le recevra très mal. Il a sali son nom et trahi son honneur. Pour cette famille paysanne, plus ou moins aisée, compter un prêtre dans ses rangs était un honneur. Le choc est d’autant plus fort que l’abbé Delarue a été un prêtre modèle, généreux et apprécié de ses fidèles, à qui on ne pouvait guère faire d’autres reproches que celui de faire trop de vélo.

L’abbé Delarue et Marie Frémont publient leurs Mémoires dans la presse

Séparé de Marie Frémont et de leur fille, exilé un temps dans une abbaye en Espagne, Joseph Delarue se retrouve en France en 1914 pour s’engager comme soldat.
A plus de quarante ans, il est volontaire. Il le fait par patriotisme, mais longtemps habité par des tentations suicidaires, c’est aussi pour lui une façon de remettre son sort dans les mains de Dieu. Blessé plusieurs fois de manière assez grave, il en réchappe d’une manière qu’il estime miraculeuse.
Il se marie finalement en 1917, avec une femme rencontrée un peu plus tôt, et aura d’autres enfants. Mais toute sa vie il maintiendra sa fidélité à l’Église, au pape, et à la foi dans laquelle il avait été formé. Toujours hanté par sa faute, même si son amour a été broyé par l’Église. En ce sens, il se démarque des autres prêtres défroqués.

L’histoire de l’abbé Delarue est typique. Connaît-on beaucoup de cas analogues à l’époque?
Le sujet du départ des prêtres au tournant du XXe siècle est encore assez peu connu et étudié. Il n’existe pas d’ouvrage de synthèse. La fourchette du nombre des départs est assez large. La plus basse est d’environ cent prêtres défroqués par an. La plus élevée va jusqu’à sept cents. Ce qui fait presque la moitié des quelques 1’500 ordinations annuelles à l’époque ! Fait peu connu aussi un certain nombre de ces prêtres vont rejoindre les rangs du protestantisme. Le champ reste ouvert aux historiens. (cath.ch/mp)

Alain Denizet: Le roman vrai du curé de Châtenay, Éditions Ella, 2021, 375 p.

L'église St-Sulpice de Châtenay, en Eure-et-Loir | wikimedia commons CC-BY-SA-2.0
30 mai 2021 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 5  min.
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